Texte intégral
Q - L'Europe a-t-elle évité le naufrage jeudi soir ?
R - L'accord de Bruxelles est l'incarnation d'une Europe solidaire, responsable et digne, le contraire de ce que les Cassandre annonçaient. Mais il faut maintenir nos efforts, car la menace n'a pas disparu.
Q - Une menace pour l'existence même de l'UE ?
R - Ne nous trompons pas d'objet. Il n'y a pas aujourd'hui de crise migratoire comparable à ce que nous avons connu en 2015. L'Europe a dû faire face, alors, à l'arrivée massive d'un million de migrants en une année. En 2017, les chiffres n'ont pas dépassé 80.000. La crise est politique, c'est la crise de la politique européenne en matière de migration, et c'est en même temps une crise des fondamentaux de l'Union européenne.
Q - C'est-à-dire ?
R - Nous sommes confrontés à une interrogation sur les valeurs de l'UE, sur son avenir. Le fond du problème, c'est l'existence même et la nature de l'Union européenne. La capacité des Etats membres à agir ensemble pour relever tous les défis qui sont devant nous. Migrations, climat, numérique, mondialisation, sécurité. Voilà les défis. La question est de savoir si on veut relever ces défis collectivement, ou si on fait du chacun pour soi.
Q - Les souverainistes ont le vent en poupe...
R - Les marchands d'isolement sont des marchands d'illusion. Le cavalier seul ne sera jamais une solution face à de tels défis. Pour cette raison, l'accord que les dirigeants de l'UE ont trouvé sur la question migratoire est une bonne nouvelle. Le choix fait est celui de la coopération, de travailler à une solution européenne. C'est un signal important.
Q - Les "centres contrôlés" ne risquent-ils pas de ressembler à de nouveaux Calais ?
R - C'est l'anti-Calais ! Ni le chaos ni le désordre. Mais des lieux d'accueil européens, de respect du droit et d'efficacité des procédures, dans les pays de première arrivée et les pays volontaires pour ce faire. Les demandes d'asile seront traitées rapidement. Ceux qui ont droit à la protection bénéficieront de l'accueil en Europe. Ceux qui ne sont pas dans ce cas seront reconduits. Et l'ensemble bénéficiera de la mobilisation européenne. Rien à voir avec Calais, méfions-nous des caricatures.
Q - Sommes-nous face à un projet nationaliste de grande ampleur ?
R - Non. La légitimité du projet européen est interpellée. Mais je ne crois pas à un projet collectif des nationalistes. Il y a une addition de replis nationalistes, isolationnistes. Mais l'addition des replis ne fait pas un projet. Ils n'apportent aucune réponse crédible au défi des migrations.
Q - Mais les 28 restent très divisés sur la mutualisation...
R - On avancera avec ceux qui veulent avancer. Droits et devoirs vont ensemble. Mais l'Europe doit anticiper sur ce que doit devenir sa relation à l'Afrique. C'est le grand enjeu, l'Afrique. Quand je dis que c'est une crise politique plus que migratoire, c'est parce que ce n'est pas tant le nombre que la peur, les inquiétudes, les risques que les populations perçoivent, alors que la réponse est dans un partenariat audacieux entre l'Europe et l'Afrique.
Q - L'Amérique est encore notre alliée ?
R - Depuis l'arrivée de Donald Trump, on assiste de la part des Etats-Unis à une sorte de détestation et une volonté de déconstruction de tout ce qui peut être multilatéral. De tout ce qui a fait les fondamentaux du vivre ensemble international
Q - depuis 1945. On a construit un ordre mondial qui permettait au moins de rechercher une régulation.
Or, le président Trump a systématiquement déconstruit les engagements qui en sont la clé de voûte. Dans le domaine du climat, en quittant l'Accord de Paris, en sortant de l'accord nucléaire avec l'Iran, dans le domaine commercial, en jouant le chacun pour soi. Cette déconstruction peut-elle remettre en cause le lien transatlantique ?
R - C'est possible. D'où la nécessité pour l'Europe de réagir, de s'affirmer comme puissance. La riposte européenne en matière commerciale est révélatrice de cette volonté. Et cette décision a été prise à l'unanimité, plutôt un bon signe, d'une Europe qui en veut.
Q - Ce relâchement du lien transatlantique dépend de Trump, ou est-il plus profond ?
R - Je pense qu'il y a des éléments plus profonds. Progressivement, ces dernières années, les Etats-Unis ont engagé un repli sur eux-mêmes. C'était moins visible, moins provocateur mais c'était déjà le cas sous Obama.
Q - Trump reproche à l'Europe de s'être enrichie sur le dos de la sécurité américaine...
R - Tout n'est pas faux dans ce que dit le président américain. Mais on doit répondre aussi que les Etats-Unis se sont développés en dominant le commerce international et en lui imposant ses lois. Les réalités sont plus complexes que les formules. Mais cette crise transatlantique peut être salutaire pour l'Europe parce qu'elle l'oblige à se redéfinir et à assumer ses capacités. À s'affirmer.
Q - Faut-il lever les sanctions contre la Russie ? Plusieurs pays européens, dont l'Italie, le demandent...
R - Il est relativement facile de les lever. Il suffit que, sur la question ukrainienne, le processus de Minsk, qui signifie le désarmement, l'échange de prisonniers et un processus politique permettant l'autodétermination de la région du Donbass, se mette en oeuvre. À ce moment-là, les sanctions tomberont progressivement. C'est une question de volonté politique de la Russie.
Q - Les conditions n'ont pas changé ?
R - Il y a un réchauffement. La réunion il y a trois semaines en format Normandie (France, Allemagne, Russie, Ukraine) a ouvert une voie positive pour des mesures très concrètes. Il y a peut-être un espoir. Mais il faut une volonté politique, à la fois de la Russie et de l'Ukraine.
Q - La montée en puissance de la Chine vous préoccupe ?
Elle est devenue la deuxième puissance mondiale, elle peut devenir un partenaire privilégié de l'UE. Je viens de me rendre en Chine avec le Premier ministre, j'ai senti une volonté renouvelée de partenariat. En partie, parce que les Chinois se rendent compte qu'ils sont eux-mêmes victimes de la stratégie unilatérale américaine. Ils se retrouvent frappés au premier chef par les mesures commerciales prises par les Etats-Unis. Ils cherchent des partenaires ailleurs. Les nouvelles "routes de la soie", si ce sont des routes à double sens, peuvent susciter un bon partenariat.
Q - L'instabilité en Libye est-elle un obstacle majeur ?
R - Très clairement, le règlement politique en Libye est une étape incontournable. Environ 800.000 migrants s'y trouvent aujourd'hui, d'après les organisations internationales, dans des conditions épouvantables. La feuille de route agréée par les acteurs libyens à Paris le 29 mai, sous l'égide du président de la République, doit être mise en oeuvre. Pour qu'un pouvoir inclusif puisse émerger et permettre à l'Etat libyen de retrouver un fonctionnement de base. C'est aussi une clé de cette crise.
Q - Et pour le reste de l'Afrique ?
R - Il faut une stratégie européenne massive, en particulier dans les pays d'origine des migrations. Si on n'est pas à ce rendez-vous-là, on ne règle pas la crise migratoire. Pour le Sahel, on va mobiliser sept milliards d'euros pour le développement, et pas uniquement d'assistance, mais avec la volonté de soutenir un destin collectif pour ces pays.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 juillet 2018