Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur l'interdépendance, la modernisation et la libéralisation des économies mondiales, Paris le 29 novembre 2001.

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Circonstance : Clôture du Symposium "Fenêtres ouvertes sur le nouveau Japon", à Bercy le 29 novembre 2001

Texte intégral


Monsieur le Ministre, Messieurs les Présidents, Messieurs les Ambassadeurs, Mesdames et Messieurs,
Il y a quelques semaines, le monde a été ébranlé par les attentats odieux commis sur le sol américain. L'espace de quelques jours, les conditions de circulation des hommes, les rencontres entre responsables d'entreprises, les échanges de marchandises, sont devenues moins fluides, plus incertaines. L'instabilité s'est installée, et avec elle l'inquiétude. En Europe comme en Asie, en France comme au Japon, nous nous sommes souvenus que la marche vers un monde ouvert n'a rien d'automatique, que le progrès n'est pas mécanique, que des actes de terreur peuvent remettre en cause ce qui facilite la communication et le rapprochement entre les hommes et les cultures, que la paix et la démocratie sont des biens à préserver.
Passée cette déstabilisation immédiate, le monde ne s'est heureusement pas refermé. Ces événements ont suscité un élan vif de coopération internationale pour lutter contre le terrorisme, notamment ses sources de financement, tout en renforçant le dialogue entre les peuples. Mieux se connaître, mieux se comprendre, est la condition d'une plus grande réussite collective. Dans le même temps, nous avons acquis une conscience encore accrue de l'unité du monde, de ces connexions et de ces processus qui se nouent par-delà les frontières et qui concernent tous les États-nations, tant dans les domaines économiques et financiers que sociaux ou environnementaux.
De cette épreuve, et réfléchissant au Japon et à la France, je retiens aujourd'hui au moins quatre leçons :
- le refus de la tentation du repli économique ;
- la nécessité de renforcer les règles du jeu international ;
- le besoin d'échanger nos expériences pour conduire la modernisation de nos économies ;
- l'impératif de la coopération régionale.
1. Le premier message que je souhaiterais adresser est que les entreprises, leurs dirigeants, leurs salariés ont un rôle essentiel à jouer pour redonner confiance dans un monde ouvert et en expansion. Depuis longtemps, Français ou Japonais, nous avons écarté la tentation du repli sur nos marchés de proximité. J'en vois une preuve aujourd'hui avec la présence ici de nombreuses personnalités japonaises et françaises venues du Japon, que je souhaite remercier chaleureusement. Restons engagés sur l'ensemble des marchés, à l'échelle de la planète. Une part essentielle de notre croissance et de nos emplois en dépendent.
La technologie réduit les distances. Le progrès multiplie les opportunités. Nos économies sont liées. Les défis technologiques, industriels, écologiques auxquels sont confrontées les sociétés et les entreprises sont communs. Nous devons apprendre à partir des solutions qui sont mises en uvre chez nos partenaires et en développer de nouvelles à leurs côtés. Plus que jamais, les entreprises françaises doivent prendre part au dynamisme de l'Asie, à son élan entrepreneurial, son inventivité technologique, sa puissance démographique et son appétit de consommation. Naturellement, elles tireront parti du rôle du Japon, de son rôle dans cette Asie de l'Est si décisive pour la prospérité et l'équilibre du monde. Et inversement.
2. Les événements récents ont aussi souligné la fragilité de l'ouverture et certains des excès de la globalisation. Ceux-ci ne peuvent être corrigés que par un cadre renforcé de règles et de coopération internationales. C'est un deuxième message. De cette fragilité, l'Asie de l'Est a fait une première expérience douloureuse au plus fort de la crise financière de 1997. La libéralisation non maîtrisée des mouvements des capitaux à court terme a créé les conditions de la crise et facilité sa propagation à l'échelle du continent. Pour y répondre, pour prévenir de nouvelles crises, pour favoriser une globalisation plus équilibrée, la France a proposé avec ses partenaires européens la mise en place d'une nouvelle architecture internationale et la définition de règles du jeu plus fortes.
Des résultats ont été obtenus, mais il faut aller plus loin. Comme je l'ai écrit au lendemain du fiasco de Gênes, il faut gouverner la globalisation, mettre du droit et des limites dans un processus qui s'apparente pour les peuples à un état de fait. Cela suppose une action ambitieuse sur des fronts aussi différents que la régulation économique et financière, la préservation de l'environnement, la protection du vivant, la défense de la diversité culturelle ou encore l'émergence d'une gouvernance mondiale réellement efficace parce que vraiment représentative. J'observe d'ailleurs qu'un certain nombre de responsables gouvernementaux de pays partenaires se sont rapprochés de nos conceptions. Pendant le seul mois de novembre, trois événements importants l'ont montré.
Au début du mois à Marrakech, plus de 170 signataires du protocole de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre se sont accordés sur ses modalités de mise en uvre. Même s'il faut déplorer l'absence d'engagements des États-Unis, premier pays émetteur de ces gaz à effet de serre, ce mouvement collectif marque un pas dans la bonne direction. Pour la France, pour l'Union européenne, l'enjeu environnemental est une priorité essentielle. Je suis heureux que le Japon partage nos préoccupations. A terme, il faudra aller vers la mise en place d'une organisation mondiale de l'environnement, dotée d'une véritable force normative.
Second événement, à Ottawa, les 17 et 18 novembre, les ministres des finances du G20 ont renforcé le dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Le FMI dispose désormais de responsabilités élargies dans la surveillance des centres financiers off-shore. La France, qui est à l'origine de la création du Groupe d'Action Financière Internationale, mène ce combat de longue date. Fin septembre, j'avais ainsi proposé à mes collègues européens d'étendre le mandat du GAFI à la lutte contre le financement du terrorisme. Nos États devront rester mobilisés sur ce front pour parvenir aux résultats souhaités.
Il y a tout juste deux semaines, les membres de l'OMC réunis à Doha se sont engagés à lancer un " programme de développement " articulé autour de nouvelles négociations commerciales. La France souhaitait que le mouvement d'ouverture des échanges fût équilibré par de nouvelles règles, susceptibles de maîtriser la globalisation, notamment dans les domaine de l'environnement, de la concurrence et de l'investissement, et prenant fortement en compte les attentes du monde en développement, en particulier de l'Afrique. Les résultats de Doha vont dans ce sens, ce qui constitue un élément positif après l'échec de Seattle.
3. Mon troisième message est directement pour nos amis du Japon. Je le formulerai avec modestie et humilité, vertus japonaises par excellence, avec le ton qui sied à un ami et à un partenaire qui dit sa conception des choses et participe à un dialogue, mais se refuse évidemment à administrer des conseils à la deuxième puissance économique mondiale.
Nous vivons dans un monde interdépendant. Pour cette raison, notre prospérité est liée à la vôtre, à votre détermination à conduire des réformes et à retrouver les voies d'une croissance équilibrée et durable. Aujourd'hui, le Japon subit de puissantes pressions déflationnistes. Je suis persuadé que, grâce notamment à votre constant effort de recherche, à la cohésion de votre pays, à la grande qualité des hommes et des femmes, vous disposez des ressources pour combattre ces pressions, en faisant preuve d'audace dans la conduite de votre politique. Cette orientation sera bénéfique pour le Japon et elle profitera au reste du monde. L'interdépendance, la mondialisation et ses règles, exigent un effort de modernisation de nos économies. C'est vrai en Europe et en France, c'est aussi vrai en Asie et au Japon. Une grande économie exportatrice comme celle du Japon ne peut s'isoler des règles du jeu communes ou des contraintes - et des bénéfices - de l'ouverture.
En faisant le choix de l'ouverture de notre économie, nous, européens, nous sommes adaptés. Mais nous n'avons pas renié nos objectifs de croissance solidaire. Nous les poursuivons à l'échelle européenne, en les partageant avec 14 autres pays, en construisant une monnaie pour 300 millions d'Européens, en forgeant un espace de régulation commune et en essayant de proposer au niveau mondial des règles pour une globalisation maîtrisée et humanisée. Le Japon est, je crois, confronté à un défi de même nature. Le repli vers un modèle ancien - la crainte de la concurrence, la méfiance vis-à-vis des nouveaux venus - peut constituer une tentation. Pourtant, il n'est pas envisageable pour un pays si profondément intégré dans son environnement régional et dans l'économie mondiale et je suis convaincu que tel ne sera pas le cas.
4. Mon dernier message consiste précisément à souligner que pour la France, pour l'Europe, la modernisation de l'économie, la marche vers l'ouverture est intrinsèquement liée au projet historique de la construction régionale et que dans une certaine mesure, cette dimension est également inscrite dans l'avenir de l'Asie. Les deux grandes économies, celle de la Chine, qui vient de rentrer à l'OMC, et du Japon, qui avait adhéré au GATT, seront des moteurs d'une nouvelle coopération économique régionale destinée à surmonter l'héritage du passé et à uvrer avec d'autres au rapprochement des peuples d'Asie.
La France et l'Europe, qui partagent avec le Japon et la Chine la vision d'un monde multipolaire, voient dans la construction régionale un facteur important de stabilité internationale. Le Japon y est déjà engagé et je salue les avancées qu'il a rendues possibles sur le terrain de la coopération financière, en particulier à travers l'initiative de Chiang Mai, qui contribuera à la stabilité des changes dans la zone dite ASEAN + 3. Elle favorisera le développement des flux commerciaux internes à l'Asie de l'Est et la région pourra aussi bénéficier d'un accord commercial. Dans ce contexte, le Japon joue un rôle déterminant pour impulser les nouvelles dynamiques d'intégration régionale qui sont nécessaires. De l'expérience de la France dans la construction européenne, je retiens que le succès d'une telle action passe par deux atouts maîtres.
- Un bon moteur économique : c'est pourquoi le Japon doit remplir pleinement son rôle si actif en Asie, en intensifiant son effort de modernisation et d'ouverture commerciale.
- de bons architectes : je sais que l'Asie, et notamment le Japon, n'en manque pas.
Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs, nos modèles doivent s'enrichir de notre diversité renouvelée. Cela implique d'accepter l'ouverture et l'aiguillon de la concurrence. Les règles internationales existantes, avec ce qu'elles comportent de gain réciproque, y conduisent. Cela impose aussi de s'engager dans la définition de nouvelles règles protectrices de notre diversité. La relation franco-japonaise montre qu'il s'agit d'une ambition réaliste. Celle-ci s'incarne dans les nombreux partenariats franco-japonais respectueux de la différence des cultures et des identités. Grâce à des journées comme celle-ci, je suis sûr qu'ils se développeront et enrichiront notre relation.
(Source http://www.minefi.gouv.fr, le 3 décembre 2001)