Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, sur son expérience personnelle à la SNCF, ainsi que sur l'évolution de cette entreprise, les relations du travail, la sécurité et les projets de TGV, Saint-Denis le 11 décembre 1992.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Commémoration du 10ème anniversaire de l'établissement public SNCF à Saint Denis le 11 décembre 1992

Texte intégral

Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires et les Elus de la Région Ile de France,
Monsieur le Président,
Monsieur le Maire de St-Denis,
Mesdames et Messieurs,
Il m'est, en effet, très agréable d'être parmi vous aujourd'hui. Ce n'est pas sans émotion que j'ai observé
l'évolution de la SNCF. Jacques FOURNIER a dit que j'ai été cheminot. C'est vrai. Plus longtemps d'ailleurs qu'il
ne le croit, du 1er mai 1942 jusqu'au 1er mai 1950, avec un intermède celui de la Résistance et de la Guerre.
La SNCF a changé. Mais l'état d'esprit est resté le même. L'esprit d'avant-garde, volonté de service public ; quand
je dis esprit d'avant-garde, je veux dire le souci de rechercher toujours les meilleures performances techniques
et, en même temps le souci de servir les usagers, les voyageurs et ceux qui confient le transport de leurs
marchandises à cette grande entreprise.
Je l'ai connue, je l'ai aimée je l'ai quittée avec un peu de regret. Tout simplement parce qu'ayant été jeune
chargé de mission à l'époque où il y avait un Gouvernement auquel participaient les ministres socialistes, lorsque
je suis revenu en 1949, on m'a confié des tâches que je n'aimais pas beaucoup. J'étais déjà à l'époque "commis
principal", c'était déjà presque le haut de la maîtrise. Lorsque je suis revenu, on m'a - je ne sais pas encore
pour quelle raison - confié le soin de remplir des billets que l'on distribuait à l'époque aux familles de
cheminots. J'avais un nom à mettre et un tampon à porter. Cela ne m'a pas beaucoup plu, et j'ai dit "puisqu'il en
est ainsi je vais aller voir ailleurs où l'on pourra utiliser mes compétences" - compétences que je devais pour une
part à l’école primaire supérieure d'Elbeuf et pour une autre part, et très large, aux écoles de formation de la
SNCF.
Mesdames et Messieurs, je le dis sincèrement, sans humilité aucune, si j'occupe aujourd'hui la place qui est la
mienne, je crois que je le dois beaucoup aux cheminots que j'ai rencontrés, à ces inspecteurs de sécurité, à ces
inspecteurs commerciaux qui nous apprenaient à la fois à perfectionner notre orthographe ou notre rédaction, qui
nous apprenaient les rapports internationaux de commerce à une époque où pourtant ils étaient singulièrement
désorganisés, qui nous apprenaient à dessiner les lignes de chemin de fer dans l'ensemble de la France avec les
principaux centres de triage. Quand nous passions des examens de sortie, nous devions connaître - c'était
évidemment très difficile - le tonnage véhiculé par la gare de Carvin, ou bien ce qu'exportait le port de La
Rochelle par l'intermédiaire de wagons frigorifiques et c'était à partir de ces connaissances à la fois générales
mais très précises que l'on était jugé - excusez l'expression - "bon pour le service". Si j'ai conservé une
certaine passion pour les chiffres, en général je ne me trompe pas lorsque je parle de l'inflation ou des impôts
qui rentrent dans les caisses et bien entendu ceux qui en sortent aussi, je le dois pour beaucoup à ce que j'ai
appris dans les cours qu'on appelait d'abord M1 T1, M2 T2, M3 T3, les plus anciens doivent se souvenir de tout
cela.
Aussi, lorsque Jacques Fournier. le Président de la SNCF, m'a demandé d'être présent parmi vous, lorsque Jean-Louis
Bianco, qui a la lourde responsabilité d'un ministère très important, a appuyé sa demande en me demandant de
célébrer à ma manière le 10ème anniversaire de l'établissement public industriel et commercial qu'est devenue la
SNCF, j'ai répondu oui tout de suite.
Le Président de la République, le Ministre de Transports, alors Charles Fiterman, avaient il y a 10 ans évoqué à la
gare Saint-Lazare la seconde naissance de la SNCF. Dix ans après, l'adolescente se porte bien.
Le souci des performances techniques et de la sécurité se retrouve dans ce qui est présenté ici aujourd'hui. Dans
la recherche des matériels et des équipements, dans ce ce qui est fait pour la région Ile de France, mais aussi, et
cela m'a beaucoup frappé, les efforts qui sont faits, les actions qui sont conduites pour établir avec le personnel
de l'entreprise des rapports permettant de connaître les problèmes qu'il rencontre et les réponses qu'on doit lui
apporter. Jacques Fournier me disait à l'instant que 20 000 cheminots sont aujourd'hui associés à une réflexion de
"long cours" sur le développement de la SNCF, cela me parait une démarche à la fois opportune, très significative
de l'état d'esprit de la maison, et aussi exemplaire, qui pourrait être suivie dans d'autres établissements publics
et sans doute aussi beaucoup plus largement dans des entreprises privées.
Depuis 10 ans, les évènements ferroviaires ont été nombreux. Il ne s'est guère passé d'année sans que des décisions
importantes pour l'avenir des chemins de fer soient prises au niveau national : les lignes nouvelles, les schémas
directeurs, les contrats de plan ; voire - on le voit dans cette exposition, inutile que je la commente - aussi au
niveau international : le tunnel sous la Manche, le TGV Nord de l'Europe, le TGV de l'Est qui ira jusqu'à Berlin -
c'est le voeu du Chancelier Kohl -, jusqu'à Varsovie et sans doute jusqu'à Moscou, c'est, je crois, à l'horizon
d'une génération. quelque chose de possible. Une autre branche de ce TGV-Est, envisagée et étudiée par Jean-Louis
Bianco et son collègue allemand, pourrait aller de Strasbourg jusqu'à Munich et rejoindre l'Ukraine, après avoir
traversé d'autres pays. C'est incontestablement l'avenir. Non pas qu'il doive y avoir une priorité absolue pour la
SNCF et que seule, elle soit capable de transporter, mais lorsque l'on voit l'espace aérien déjà bien plein, il y a
même peut-être à l'horizon des dix prochaines années des risques de saturation, donc des risques d'accidents,
lorsqu'on voit aussi les incertitudes climatiques, le brouillard qui fait que l'on croit arriver à Paris et que
l'on se retrouve à Lille où réciproquement, il est clair que la SNCF participe à la combinaison harmonieuse d'un
système de transport. On ne doit pas voir cela dans un esprit de compétition. mais dans un esprit de
complémentarité et, si je puis dire, de saine émulation. Je préfère cela à la concurrence sauvage. On pourrait
tenir le même raisonnement avec le transport routier.
Depuis que je suis tout jeune et je l'avais appris à la SNCF, j'ai toujours entendu parler de la coordination entre
le rail et la route. Et je continue à penser que c'est la bonne voie. Parfois les routiers disent "la SNCF est
favorisée parce que c'est une entreprise publique", je n'ai pas le sentiment que cela soit tout à fait exact. Car
les transporteurs routiers ont des bons moyens de se faire entendre. Il leur est même arrivé de se faire entendre
récemment avec un peu de passion, et il nous a fallu du temps pour y remédier. Organiser la sécurité sur les lignes
ferroviaires, organiser la sécurité dans le ciel et l'organiser aussi sur la route - le même objectif pour les
pouvoirs publics et pour le Gouvernement -, cela a été la signification du permis à points. Donc, complémentarité,
émulation et non pas concurrence sauvage, et il appartient à l'Etat, à la puissance publique de rappeler les règles
du jeu qui doivent être observées par tous.
A l'instant, j'ai vu, j'ai même caressé les motrices du TGV, dont celle qui a battu le record de vitesse avec 511
km/heure sur la ligne nouvelle de l'Atlantique, dans le secteur de Vendôme. D'autres performances sont à attendre.
Je suis pour, à une condition : que la sécurité n'en souffre pas. Je sais que je peux compter à la fois sur le
Président de la SNCF et sur son état-major, mais aussi sur l'imagination des ingénieurs et du personnel de la SNCF
qui ont toujours, malgré les aléas et les circonstances, donné à la sécurité donner une priorité absolue.
Le TGV est certainement le plus bel élément de la nouvelle vitrine de la SNCF, mais aussi vitrine de la France.
Jean-Louis Bianco qui, à travers le monde, rencontre les responsables du secteur des transports, sait que l'on nous
envie le TGV, non seulement en ce qui concerne les rames, le confort des voitures mais également la ligne, la voie
et ses équipements. Et c'est pour notre commerce extérieur, pour le travail de nos entreprises et de leurs salariés
un excellent instrument de développement national et européen. Les réussites de la SNCF sont, je viens de le dire,
celles de toute l'entreprise et de son personnel. Je connais l'attachement des cheminots à leur outil de travail.
Le renforcement de la formation, le développement de la promotion interne et l'émergence de nouveaux métiers
modernes permettront la poursuite d'une démarche de modernisation déjà engagée.
Le nouveau statut s'est accompagné d'une démocratisation de la vie de l'entreprise. A cela s'est ajoutée une
évolution marquée des relations internes qui doit, comme Jacques FOURNIER l'a dit, être poursuivie et approfondie.
La SNCF a su également durant ces dix années confirmer un effort de décentralisation, déjà entamée avant 1982 et
1983 et qui n'est pas encore achevée. Je vous invite à le poursuivre résolument. Cela implique des changements
d'habitudes de la part des personnels et des responsables, mais aussi de la part des élus qui ont besoin d'être
informés. Et à cet égard, je voudrais remercier la SNCF et en particulier son Président pour la façon dont nous ont
été présentés dans la région Bourgogne et dans la région d'Auvergne, les mutations, parfois les suppressions mais
aussi les évolutions de progrès, que nous avons pu examiner, parfois contester, pour aboutir à la fin des fins à
des solutions d'équilibre. Autre aspect significatif du nouveau fonctionnement de la SNCF : la contractualisation
des rapports entre l'établissement public et l'Etat qui vaut à notre pays une avance certaine dans la politique
ferroviaire communautaire. A bien des égards, le système contractuel français a servi d'exemples, certaines
dispositions de la directive européenne de juillet 1991 s'en inspirent très directement. Cette contractualisation
ne diminue en rien l'effort de la Nation pour ses chemins de fer, plus de 37 Milliards de francs au budget de 1993.
L'Europe, on le voit par les lignes de TGV, est une chance pour le chemin de fer, mais il faut veiller à ce que les
excès du libéralisme ne viennent pas, par des décisions inadéquates, mettre en cause indirectement les objectifs
mêmes de cette politique de développement. Je voudrais à cette occasion dire que, pour le Gouvernement français, la
directive de 1991 ne prévoit aucune privatisation, qu'elle n'implique aucune participation de l'établissement
public qu'est la SNCF, aucune partition : il n'est pas question pour notre pays de s'engager dans une telle
direction. Nous avons au contraire la ferme détermination de défendre, et le service public et l'unicité de la
SNCF. Certes, il faudra veiller à ce que la France joue le rôle, qui peut être le sien, dans l'Europe des Chemins
de Fer, grâce à sa position géographique, grâce au savoir faire des cheminots, grâce à notre avance technologique.
Aujourd'hui, plus personne ne met en cause le rôle important du chemin de fer pour le développement de notre pays
et de l'Europe. Aux doutes d'il y a dix ans, que rappelait Jacques Fournier, s'est substitué l'esprit de conquête ;
au scepticisme de beaucoup, la reconnaissance de tous. Il faut rendre hommage à ceux qui ont pris des décisions -
je rappelais la présence de Charles Fiterman dans le Gouvernement de Pierre Mauroy -, il faut rendre hommage à ceux
qui les ont appliqués, quels qu'ils aient été car ils ont eu le sens de l'avenir.
Monsieur le Président de la SNCF et Cher Jacques Fournier, la SNCF a devant elle des opportunités nombreuses. Je
souhaite qu'elle sache les saisir avec discernement et qu'elle sache également que l'Etat fera pour sa part son
devoir. Alors les dix années qui viennent et les dix années qui suivront permettront à la SNCF de compléter le
bilan que nous avons pu apprécier aujourd'hui.
Cette perspective me réjouit comme Premier ministre, elle me réjouit aussi comme ancien cheminot, mais elle me
réjouit tout simplement, Mesdames et Messieurs, comme Français et comme Européen. Comme je suis fier de notre pays,
chaque fois que ces succès technologiques sont appréciés ou parfois enviés, j'ai une petite fibre, on l'appelle la
fibre patriotique, qui s'éveille et qui parfois s'émerveille.
Vous avez bien voulu, tout à l'heure, entendre les quelques confidences que je vous ai faites sur mes premières
années de cheminot. C'était en effet en 1942-43-44. Comme élève, à l'époque, je devais faire des déplacements dans
ce qu'on appelait "l'arrondissement de Rouen-Exploitation". Cela a changé de nom, maintenant ce sont les "régions".
Je voyageais parfois sur des locomotives qu'on disait "haut-le-pied", parce qu'elles allaient chercher tel train
qui se trouvait dans telle autre gare. Et j'ai connu l'esprit cheminot.
J'ai connu l'esprit cheminot, mais j'ai connu aussi l'esprit de la Résistance. Si je suis entré dans la Résistance,
c'est parce que j'étais cheminot, parce que j'ai connu des cheminots qui étaient résistants. Nous nous efforcions
tous de nous livrer à quelques actions un peu discrètes. Je vais vous en confier quelques unes. Un wagon tombereau
"T 10 tonnes", "2 T 20 tonnes", venait le Carvin et devait livrer du charbon à telle gare. Pour enrayer un peu la
marche de la SNCF - je ne conseille pas au personnel d'en faire autant aujourd'hui -, on changeait la petite
étiquette collée et on l'envoyait à Cherbourg ou à Périgueux. C'était notre manière de faire, après cela a été bien
autre chose. Je vous parlais de ces locomotives qui étaient mitraillées par ceux qui nous aidaient à lutter contre
le nazisme et cela créait un état d'esprit. A cette époque là, je ne m'occupais pas de savoir, d'abord je n'étais
pas engagé politiquement, si celui-ci était membre de tel parti ou de tel autre, ou s'il fréquentait l'église, le
temple ou la synagogue : nous étions animés par la même volonté d'entente et de réussite. Puissions-nous retrouver
cet état d'esprit ! Certes, la démocratie suppose en effet que périodiquement on mette un bulletin dans l'urne pour
celui qu'on estime le meilleur à un moment donné. Mais je me garderai bien de dire qui est le meilleur, ce sont les
Français qui le diront. Mais, si nous pouvions au-delà de cela savoir que dans le monde difficile où nous vivons,
dans un monde secoué de grands bouleversements idéologiques, philosophiques, dans un monde où tant de tragédies
sont sous nos yeux tous les soirs à la télévision, si nous pouvions nous dire "essayons de nous comprendre,
essayons de nous entendre et retrouvons cet état d'esprit". Il n'était pas seulement celui de la Résistance mais
celui de l'avenir, d'un avenir que nous voulions plus libre et plus heureux. Parce que je sais que l'esprit
cheminot c'est cela, je n'ai pas hésité à vous le dire. La grande famille des cheminots était exemplaire pour la
grande famille du peuple de France.