Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France inter le 16 décembre 2001, sur les conclusions du Conseil européen de Laeken concernant l'avenir de l'Europe avec notamment la mise en place de la Convention européenne sur la réforme des institutions, le Proche-Orient et l'Afghanistan.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conseil européen de Laeken (Belgique) les 14 et 15 décembre 2001

Média : France Inter

Texte intégral

Q - Avenir de l'Europe, Proche-Orient, Afghanistan, tels ont été en Belgique les principaux sujets au menu du Sommet européen de Laeken. Un sommet qui s'est achevé hier soir et qui réunissait les quinze chefs d'Etats et de gouvernements de l'Union européenne.
Pour nous en parler ce matin, mon invité Hubert Védrine, de retour de ce sommet.
Une question tout d'abord sur l'actualité du jour : l'un des objectifs de ce Conseil européen était de mettre en place une convention destinée à préparer une réforme des institutions européennes afin de les adapter à l'élargissement de l'Europe en 2004. Hier, c'est Valéry Giscard d'Estaing, le candidat de la France qui a été désigné pour en être le président. Etes-vous satisfait de ce choix ?
R - Oui, nous sommes satisfaits, le président de la République l'a dit hier soir tard à la conférence de presse, le Premier ministre aussi. Nous sommes satisfaits que la Convention ait un président français, que ce Français soit une personnalité aussi éminente et qualifiée que M. Giscard d'Estaing. Nous sommes tout à fait satisfaits d'autant que cette Convention sera importante, elle va préparer la future Conférence intergouvernementale qui mènera les vraies négociations. Mais, elle a un rôle très important pour éclairer la discussion et la décanter.
Q - A deux semaines de l'Euro, ce choix des Quinze s'est-il imposé facilement ? On dit par exemple que c'est l'Italien Berlusconi qui a fait "pencher la balance" du côté du candidat français, en se ralliant à son nom dès le premier tour de table, est-ce vrai ?
R - Il est certain que M. Berlusconi, en déclarant qu'il n'y avait plus de candidature Amato a créé une situation où l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne soutenaient le même candidat. Cela a aussitôt eu un effet d'entraînement fort.
Q - Autre sujet abordé au sommet de Laeken, le Proche-Orient, au moment même où les quinze étaient réunis à ce sommet, au Conseil de sécurité de l'ONU, les Américains ont eux, pour la seconde fois cette année, mis leur veto à un projet de résolution demandant le déploiement d'observateurs internationaux au Proche-Orient, ceci afin de faire, enfin, respecter un cessez-le-feu. Or, vu l'escalade de la violence au Proche-Orient, ce déploiement de soldats, sous l'égide de l'ONU n'est-il pas pourtant plus urgent que jamais ?
R - C'est tout à fait ce que je pense ; ce veto américain est très regrettable et il est d'autant plus incompréhensible que lors du G8 de Gênes, au mois de juillet dernier, le président Bush, avec un peu d'hésitation il est vrai au début, mais quand même, avait accepté cette idée d'un mécanisme impartial d'observation et de surveillance qui serait très utile, aussi bien pour la sécurité des Israéliens que pour celle des Palestiniens.
Il est regrettable que, chaque fois que le Conseil de sécurité essaie de se saisir du Proche-Orient, les Etats-Unis mettent leur veto car ils ne veulent pas, à la demande des Israéliens, que le Conseil s'en occupe. Et pendant ce temps, cet engrenage épouvantable se poursuit.
Q - Expliquez-nous pourquoi, ce qui est possible en Afghanistan où plusieurs Etats européens s'apprêtent à envoyer une force de protection internationale, sous l'égide des Nations unies se révèle impossible au Proche-Orient. Franchement, là aussi, c'est incompréhensible !
R - En Afghanistan, ce sont les Afghans qui, à la fin de la conférence des Nations unies à Bonn, ont accepté, dans une annexe sur la sécurité qu'il y ait une force multinationale des Nations unies à laquelle plusieurs pays européens dont la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne vont en effet participer. Ils l'ont demandé ou ils l'ont accepté, et il y a un accord entre les membres permanents du Conseil de sécurité. Nous avons fait voter plusieurs résolutions sur l'Afghanistan nous avons pris, en France plusieurs initiatives. Une nouvelle résolution est en préparation pour définir le mandat de la force.
Si vous n'avez pas l'accord des membres permanents du Conseil ou des parties intéressées, vous ne pouvez pas imposer une force de ce type, voilà la différence, c'est triste, mais c'est ainsi.
Q - Dans ces conditions, la déclaration des Quinze sur le Proche-Orient vendredi à Laeken, une déclaration exhortant Israël à revenir sur sa décision de rompre tout contact avec M. Arafat et affirmant que celui-ci restait, pour Israël, le seul interlocuteur légitime.
Cet appel n'est-il pas purement symbolique, quand les Européens aujourd'hui paraissent impuissants à briser l'engrenage de la violence ?
R - Tout le monde l'est car ce n'est certainement pas la politique de M. Sharon qui va briser l'engrenage et apporter la paix et la sécurité aux Israéliens. Les Américains, même si on peut s'interroger sur leur politique, n'atteignant pas cet objectif, les Européens ne me paraissent pas spécialement impuissants. C'est le moment où il faut être digne, courageux, dire des choses justes. Nous avons eu raison de dire que la capacité de l'Autorité palestinienne à combattre le terrorisme ne doit pas être affaiblie et en effet, nous avons pris une autre ligne.
Nous avons redit à Laeken que, pour négocier, pour éradiquer le terrorisme, comme pour construire la paix, je cite le texte, Israël a besoin du partenaire qu'est l'Autorité palestinienne et de son président élu Yasser Arafat ; de même que nous avons demandé aux Israéliens, en plus de ce qui est déjà demandé, l'arrêt des opérations dirigées contre les infrastructures palestiniennes.
Nous proposons donc une autre approche de la question du Proche-Orient. Un jour ou l'autre, il apparaîtra que la politique qui est menée aujourd'hui n'apporte évidemment pas la dignité aux Palestiniens ni l'Etat viable dont ils ont besoin, mais elle n'apporte même pas la sécurité aux Israéliens.
Un jour ou l'autre, il faudra reprendre les choses autrement.
Q - Ne pensez-vous pas qu'Ariel Sharon ne tient compte manifestement que d'une chose, c'est la pression américaine et pas celle des Européens ?
R - Je ne sais pas de quelle pression américaine vous parlez. Ce que je sais, c'est qu'il est fidèle à lui-même, il est cohérent et franc car il a toujours contesté le principe d'une Autorité palestinienne représentative. Il a voté contre tous les accords importants du processus de paix à commencer par Oslo. Il y a une sorte de cohérence, il conteste cette démarche, il conteste la nécessité d'un Etat palestinien, même s'il a, une fois ou deux, prononcé ce terme. Mais ceci s'appliquait à des formules extrêmement réduites dont la non viabilité était évidente. Il y a donc une cohérence mais elle ne conduit qu'à une aggravation de malheur pour tous.
Q - Vous êtes pessimiste sur la suite ?
R - Il n'y a pas de limite au pessimisme que l'on peut ressentir aujourd'hui, parce que malheureusement, le Hamas qui a une approche terroriste des choses, qui veut créer un Etat palestinien, non pas à côté d'Israël comme veut le faire Yasser Arafat mais à la place d'Israël, est revenu à une contestation totale. Le Hamas ne peut que voir ses troupes grandir, dans cette situation.
Q - Cela dit, que ce soit au Proche-Orient ou en Afghanistan, on a l'impression très nette, après le 11 septembre que les Américains sont devenus incontournables tandis que les Européens eux brillent, d'une certaine manière par leur absence. Franchement, à deux semaines de l'euro, donc de l'Europe économique, cette inexistence de l'Europe politique n'est-elle pas vraiment préoccupante à vos yeux ?
R - Je trouve qu'il y a une contradiction dans les termes car vous dites à deux semaines de l'euro, cette monnaie est une décision politique précisément. Rappelez-vous Helmut Kohl et François Mitterrand prenant des décisions définitives sur l'euro après qu'un long processus ait été lancé avant sur l'Union économique et monétaire. D'autre part, à Laeken, les Quinze ont pu constater l'opérationnalité du début de défense européenne que nous bâtissons. Naturellement, personne ne disait que c'était pour être capable d'envoyer du jour au lendemain un corps expéditionnaire en Afghanistan. C'est pour participer à des opérations de maintien de la paix dans le pourtour européen.
Nous le faisons assez bien, comme durant ces dernières années dans les Balkans.
Nous avançons pas à pas, rien n'a arrêté cette démarche européenne. Quant au Proche-Orient, le monde entier me paraît impuissant, alors pourquoi le reprocher particulièrement aux Européens qui ont, au moins, la dignité et le courage de dire des choses justes. C'est un processus de construction. A Laeken, nous avons clairement avancé sur beaucoup de plans.
Q - Une toute dernière curiosité, si vous l'avez vu, qu'avez-vous pensé de l'incroyable cassette vidéo découverte par les Américains près de Kandahar où Ben Laden se vente, cyniquement d'avoir planifié les attentats du 11 septembre ?
R - Je n'ai vu que des extraits donnés par des chaînes de télévisions européenne ou américaine, je n'ai pas vu autre chose. Je crois que personne au monde ne doutait de la responsabilité du réseau Al Qaïda et donc de Ben Laden. Sinon, nous n'aurions pas soutenu, comme nous l'avons fait depuis le début, la déclaration du Conseil de sécurité jugeant les Etats-Unis en situation de légitime défense, de légitime riposte, l'opération qui s'en est suivie et cette nécessité de passer par cette phase militaire pour extirper cette organisation qui avait atteint cette capacité de nuisance folle.
C'est une confirmation plutôt qu'une révélation.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 décembre 2001)