Tribune de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, parue dans "Les Cahiers du radicalisme" le 1er juin 1999, sur les étapes et les ruptures dans l'histoire cinquantenaire de la construction européenne, intitulée "Pour une europe politique".

Prononcé le 1er juin 1999

Intervenant(s) : 

Média : Les Cahiers du radicalisme

Texte intégral

Alors que le siècle s'achève, la construction européenne vient de connaître des succès et des convulsions considérables. L'entrée en vigueur de l'euro, la crise de la Commission européenne et le conflit au Kosovo, au delà de leurs origines et de leurs dimensions bien dissemblables, soulignent, ensemble, la nécessité d'ouvrir une nouvelle page pour l'Europe. Après cinquante années de processus dominé par l'économique et le financier, il est aujourd'hui vital de bâtir l'Europe politique, une Europe qui trouve tout son sens auprès de ses citoyens.
Je veux souligner en premier lieu l'importance des trois ruptures qui viennent d'intervenir.
L'entrée en vigueur de l'euro, tout d'abord, réussite technique qui mérite d'être soulignée, marque selon moi l'aboutissement de la démarche entamée par les pères fondateurs de l'Europe, voilà cinquante ans. Celle-ci consistait à rendre la guerre, non seulement impensable, mais matériellement impossible - pour citer la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 - en rapprochant les économies par un processus pragmatique et progressif. Ce fut la mise en commun des productions de charbon et d'acier, le marché commun, puis le marché unique et, enfin, logiquement, la monnaie unique.
Cette démarche était certainement, à l'époque, la seule concevable. Elle a permis de remarquables réalisations. Mais s'il est vrai que certains se contenteraient de demeurer au stade auquel nous sommes aujourd'hui parvenus, je pense fondamentalement que nous ne pouvons nous satisfaire d'une Europe qui ne serait qu'un espace à vocation commerciale et financière.
La deuxième rupture est celle des institutions. La démission collective de la Commission, à la suite du rapport d'un Comité des Sages lui-même issu des initiatives du Parlement européen, a marqué la fin d'une conception trop "élitiste" de la construction européenne. C'est un fait que les institutions européennes ne sont encore "lisibles" que par une technostructure pas toujours soucieuse de rendre des comptes à l'opinion publique.
Malgré l'instauration de l'élection au suffrage universel direct du Parlement européen, il y a vingt ans, la structure institutionnelle n'a pas permis l'émergence d'un esprit citoyen européen, d'un espace politique européen. La crise de la Commission a, dans le même temps, renforcé la nécessité de la réforme - que la perspective de l'élargissement rendait, de toute façon, incontournable - et permis un début de vie politique européenne, avec ses acteurs, ses crises, ses dénouements.
Enfin, la troisième rupture, dramatique celle-la, est, bien sûr la crise au Kosovo. La construction européenne a été d'abord conçue pour assurer la paix entre ses membres. Tel est son premier acquis. Le drame actuel nous prouve, si besoin était, que cet acquis est inestimable. Après s'être développée dans le contexte de la guerre froide pendant plus de trente ans, l'Europe fait face aujourd'hui au défi de la paix sur l'ensemble du continent. Elle y répond, fondamentalement, par la perspective de l'élargissement à l'Est.
Mais le conflit au Kosovo vient nous rappeler la nécessité, à court terme, que l'Union européenne dispose des moyens d'oeuvrer en faveur de la paix dans son étranger proche et, à plus long terme, de définir ses frontières ultimes, qui ne sauraient laisser de côté les Balkans.
Certes, la nécessité de la construction d'une Europe politique n'est pas apparue soudainement au cours des derniers mois. Les Traités de Maastricht puis d'Amsterdam avaient commencé de poser les fondations d'une Europe plus ambitieuse, espace de liberté et de sécurité à l'intérieur de ses frontières, dotée d'une politique commune à l'extérieur. Il n'en reste pas moins que cette évolution avait encore du mal à se dessiner, qu'elle était mal perçue par les opinions publiques européennes, que le sentiment d'urgence n'existait pas réellement.
Les ruptures récentes ont changé cette situation. La politique a réinvesti la construction européenne. Il s'agit maintenant de donner corps à cette Europe politique, ce qui, selon moi, implique qu'elle devienne un espace et une puissance.
L'espace politique européen recouvre trois enjeux : des frontières, des institutions démocratiques, une citoyenneté européenne.
Les perspectives d'élargissement de l'Union européenne vers les pays d'Europe centrale et orientale posent d'abord la question de l'espace de l'Europe, de ses frontières ultimes. Je ne pense pas que nous puissions vivre durablement avec l'idée d'un ensemble en constante progression. Ainsi, au-delà des actuels candidats à l'adhésion, il sera nécessaire de fixer une frontière orientale à l'Union, ce qui pose la question de l'Ukraine, que l'adhésion de la Pologne voisine rendra sans doute plus pertinente et qui entraînera elle-même la question de la Biélorussie et de la Russie.
La question de la frontière méridionale n'est pas entièrement résolue par la géographie méditerranéenne, et je pense bien sûr à la Turquie.
Ensuite, il sera nécessaire - et le drame du Kosovo ne fait qu'en souligner l'urgence - de définir les moyens d'une intégration progressive des Balkans occidentaux - ex-Yougoslavie et Albanie - à l'Union européenne.
Le deuxième enjeu est celui des institutions de l'Europe, c'est-à-dire de la légitimité, aux yeux des citoyens, d'un pouvoir européen qui émerge progressivement, à côté des Etats-nations, qui sont appelés, je pense que la cause est entendue, à demeurer puissants dans l'Europe future.
Il est essentiel que l'Europe se dote rapidement d'institutions à la fois plus efficaces et plus démocratiques. Plus efficaces, pour faire face à la perspective d'une Union à 25 ou 30, en évitant l'immobilisme ou le démembrement que représenterait une "Europe à la carte". Plus démocratiques, pour affermir le sentiment d'appartenance des citoyens européens à un espace commun, afin qu'ils s'approprient l'Europe.
Les directions sont connues, je ne ferai que les évoquer. Je voudrais surtout insister sur l'importance de la réforme de la Commission, dans le sens d'une collégialité retrouvée, d'une autorité politique rétablie, d'une transparence assumée; sur la nécessité d'un Parlement européen aux pouvoirs mieux affirmés et donc moins tenté de se réfugier, parfois, dans des démarches plus protestataires que constructives ; enfin, sur un Conseil des ministres assurant toute sa fonction de coordination et de décision, grâce à la généralisation des votes à la majorité qualifiée.
Le troisième enjeu de l'espace politique européen est sa nécessaire dimension citoyenne. L'Europe doit être directement perçue par ses citoyens comme étant leur affaire, et non pas seulement une superstructure gérée par une élite.
L'Europe doit être synonyme de nouvelles libertés, en même temps que d'un surcroît de sécurité. Telle est l'ambition, inscrite dans le Traité d'Amsterdam, de l'espace européen de liberté, de justice et de sécurité. J'espère que les prochains mois nous permettront de franchir des pas décisifs dans ce domaine, notamment à l'occasion du Conseil européen spécial qui y sera consacré, sous présidence finlandaise, au deuxième semestre de cette année.
Un autre aspect important sera l'élaboration d'une Charte européenne des droits civiques et sociaux, qui sera l'oeuvre, je le souhaite, du prochain Parlement européen et qui, en confirmant les droits acquis et en consacrant de nouveaux droits - à l'emploi, à l'éducation, au logement, à la santé - pourrait être l'acte fondateur de l'Europe citoyenne.
L'Europe devra également acquérir toute sa dimension sociale. Le rééquilibrage de la politique européenne en ce sens a été un souci constant du gouvernement de Lionel Jospin depuis juin 1997 et il a bénéficié de l'orientation majoritairement social-démocrate des gouvernements européens actuels. Des pas importants ont été franchis, notamment pour la prise en compte de l'emploi dans les décisions économiques. On ne peut que se réjouir, à cet égard, de la décision de la BCE de baisser les taux d'intérêt à 2,5%, en constatant le chemin conceptuel parcouru en quelques mois !
Il reste cependant à bâtir une véritable Europe sociale, avec des minima sociaux européens, des conventions collectives européennes, un dialogue social à l'échelle européenne. Il est crucial que nous confortions, face à la mondialisation, face aux craintes de nivellement par le bas, ce modèle social européen qui est l'un de nos identifiants essentiels.
Au total, ces éléments devraient contribuer à faire naître une véritable vie politique européenne, qui a commencé à apparaître à l'occasion de la crise de la Commission.
L'ambition politique de l'Europe, au-delà de l'espace que je viens de dessiner à grands traits, doit être également de devenir une puissance, économique et financière autant que diplomatique et militaire.
La puissance économique et financière existe déjà par l'addition des économies nationales. Avec l'euro, qui a vocation à être une monnaie de référence à l'égal du dollar, l'ensemble européen peut devenir une puissance en tant que telle. Il s'agira ensuite d'utiliser au mieux cette position dans le contexte de l'économie mondialisée, non pas comme un instrument de domination, mais pour mieux défendre nos intérêts comme pour offrir une alternative à la seule suprématie des Etats-Unis et du libéralisme.
Défendre nos intérêts, cela implique notamment de peser plus dans les négociations commerciales internationales. Le prochain cycle de négociations dans le cadre de l'OMC sera à cet égard un indicateur précieux du degré de maturité atteint collectivement par l'Europe.
Offrir une alternative au monde unipolaire actuel, c'est promouvoir notre conception des équilibres économiques internationaux. Le besoin d'Europe existe dans le monde. Nous devons y répondre. Je pense particulièrement à la dimension Nord-Sud, qui, pour être moins à la mode qu'il y a quelques années, n'en reste pas moins une des clés de l'équilibre de notre planète au siècle prochain. Alors que le niveau d'aide des pays du Nord à ceux du Sud baisse de façon dramatique, l'Europe peut contribuer à redresser cette évolution. Elle y trouverait son intérêt autant qu'une raison d'être.
L'Europe puissance s'exprimera aussi par sa diplomatie et sa défense. Le drame du Kosovo montre à la fois l'émergence d'une attitude commune des Européens face à une grave crise internationale - que l'on songe simplement aux divergences qui existaient encore il y a quelques années, au début de la crise yougoslave - et la nécessité absolue de corriger l'insuffisance des moyens politiques et militaires actuels de l'Europe.
La Politique étrangère et de sécurité commune, instaurée par le Traité de Maastricht, renforcée par le Traité d'Amsterdam, est encore embryonnaire. La première urgence est, selon moi, de lui donner un visage et une voix, c'est-à-dire de procéder à la nomination de "Madame" ou "Monsieur PESC" afin d'incarner cette nouvelle dimension.
Surtout, il est essentiel de saisir l'occasion de cette crise pour avancer de façon résolue vers la constitution d'une capacité européenne autonome de défense. Les difficultés sont nombreuses et connues, et tiennent notamment à l'attachement exclusif de certains au rôle de l'OTAN, aux traditions neutralistes des autres. Pour autant les esprits évoluent, comme l'a montré la déclaration franco-britannique de Saint-Malo l'année dernière, puis les réactions positives de l'Allemagne pour contribuer à ces réflexions.
Je veux croire, en cette période charnière qui s'ouvre pour les prochaines années, que nous saurons faire preuve d'une volonté radicale - oserai-je dans ces colonnes ? - pour faire franchir à l'Europe politique des étapes décisives.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 juin 1999)