Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au "Parisien" et à RTL le 13 novembre 2001, sur la situation militaire, la recherche d'une solution politique de rechange au pouvoir des Taleban et l'action de l'Onu en Afghanistan.

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Circonstance : Voyage de M. Védrine du 9 au 15 novembre 2001 aux Etats-Unis pour la 56ème Assemblée Générale des Nations unies à New York

Média : Emission L'Invité de RTL - Le Parisien - RTL

Texte intégral

Intreview au Parisien le 13 novembre 2001 :
Q - Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris qu'un avion était tombé sur la ville ?
R - M'informer en regardant les télévisions, penser à la population de New York et à son émotion, exprimer mes condoléances aux familles des victimes, m'efforcer avec ma délégation d'accéder au bâtiment des Nations unies où avaient lieu une réunion du Conseil de sécurité sur le terrorisme et un déjeuner des cinq membres permanents. Car le travail contre le terrorisme doit continuer.
Q - Deux mois après les attentats du 11 septembre, quel bilan global faites-vous du combat contre le terrorisme engagé depuis, auquel la France participe ?
R - La coopération internationale des gouvernements, des polices, des justices contre le terrorisme, ses financements, ses inspirateurs, ses soutiens a reçu une impulsion sans précédent. On en verra les effets dans la durée.
Q - L'Alliance du nord marque des points en Afghanistan. Faut-il laisser ses soldats entrer seuls à Kaboul ?
R - Avec la prise de Mazar-i-Shariff, premier résultat tangible des opérations militaires, commence la construction d'un nouvel Afghanistan. C'est pourquoi nous attendons du général Dostum, des autres chefs de l'Alliance du nord et de leurs troupes un comportement responsable. Il faut à tout prix empêcher la reprise des affrontements fratricides des années 92/93 et après. Sur Kaboul, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont d'accord : l'Alliance du Nord ne doit pas rentrer seule dans la ville. Il faut un accord de tous les groupes afghans.
Q - Où en est la solution politique de rechange au pouvoir des Taleban ?
R - A New York nous travaillons activement, au sein du Conseil de sécurité et du G8, avec le représentant de Kofi Annan pour l'Afghanistan, M. Brahimi, afin d'amener les Afghans - à l'exclusion des responsables taleban - à se rassembler. Il faut un processus politique unifié, une autorité de transition et un gouvernement largement représentatif des Pachtounes, des Tadjiks, des Ouzbeks, des Hazaras et des autres. C'est urgent. M. Brahimi va se concentrer là dessus dans les jours à venir. Cela suppose que les chefs afghans fassent prévaloir l'intérêt général du pays sur celui de leur groupe et que les pays voisins jouent le jeu. Il n'y a jamais eu depuis trente ans, dans l'histoire de ce pays martyrisé, une telle occasion de faire la paix et de repartir sur de nouvelles bases. Sitôt tournée la page des Taleban, le monde entier est prêt à les aider.
Q - Pensez-vous opportun que les frappes américaines continuent pendant la période du Ramadan ?
R - Personne ne souhaite que les frappes aériennes durent pour durer ! Et il est légitime d'espérer qu'elles auront bientôt atteint leurs objectifs. D'ores et déjà, j'observe qu'après avoir été anti-infrastructures, puis anti "grottes", elles sont maintenant anti-forces, contre les troupes et les positions des Taleban.
Q - Jusqu'où la solidarité de la France ira-t-elle en matière militaire ?
R - Le président de la République et le Premier ministre ont exprimé notre disponibilité à participer à des actions de riposte ciblées. Les discussions continuent à ce sujet avec nos partenaires américains.
Q - Beaucoup ont le sentiment que le monde devient de plus en plus dangereux...
R - Le monde n'a jamais cessé d'être dur et dangereux, mais les Occidentaux et surtout les Américains se croyaient invulnérables. Ce n'est pas le cas. Coopérons sans faiblesse contre la violence pour l'empêcher et en faire disparaître les causes. Ayons la lucidité et le courage de reconnaître que la communauté internationale et le consensus universel sur les valeurs restent à édifier, ou à parfaire. Il y faudra de la persévérance et plus d'équité.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 novembre 2001)
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Interview à RTL, le 13 novembre 2001 :
Q - Monsieur Védrine, merci d'avoir accepté d'être l'invité de ce journal. Vous participez depuis quelques jours, à l'Assemblée générale annuelle de l'ONU, reportée de septembre à novembre en raison des attentats aux Etats-Unis. L'avenir de l'Afghanistan est au centre de toutes les discussions et vous allez participer dans quelques minutes à une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU. Est-ce que les militaires sont allés trop vite par rapport aux diplomates ?
R - Non, il ne faut pas regretter la chute en cours du régime des Taleban. C'était notre objectif. Il ne faut donc pas passer d'une période où les uns et les autres commençaient à dire que tout cela ne servait à rien, que cela n'était pas efficace à un moment où on regretterait d'être en train de réussir. La chute des Taleban entraînant la déstabilisation très vraisemblablement du système Al Qaïda, c'est l'objectif de toute cette action. Ce qui est vrai maintenant, c'est que l'effondrement du pouvoir taleb, l'entrée de l'Alliance du nord dans différentes villes à la suite les unes des autres, nous place devant une situation nouvelle.
Q - Avant de venir à la situation diplomatique, Hubert Védrine, est-ce que vous pensez que la fin du régime des Taleban qui s'accélère doit amener les Etats-Unis à limiter désormais leurs raids aériens et envisager, par exemple, des opérations d'unités spéciales au sol pour tenter de trouver Oussama Ben Laden parce que c'est quand même un des coeurs du problème ?
R - C'est à eux de le déterminer. Ils conduisent leurs opérations eux-mêmes, on l'a vu depuis le début. On a vu d'ailleurs de frappes anti-structures et des frappes anti-grottes quand ils recherchaient les caches de Ben Laden et, ces derniers jours, des frappes anti-forces talebanes qui ont entraîné la débâcle que nous commençons à voir maintenant. La situation est donc nouvelle. C'est pourquoi, dès hier, les cinq membres permanents, les membres du G8 et tous les pays qui s'intéressent à l'Afghanistan, ont appelé les dirigeants de l'Alliance du nord, les différents chefs des factions ou des groupes qui composent cette alliance, les chefs tadjiks, ouzbeks, hazaras et autres, à un comportement responsable, c'est-à-dire, en clair, à ne pas refaire ce qui s'est passé après 1992.
Q - Les excès avec...
R - Cela veut dire pas de représailles, pas de massacres, pas de gouvernement isolé d'un groupe contre les autres. Il faut que, dans ces zones libérées progressivement en Afghanistan, on voit apparaître l'Afghanistan nouveau qui est celui pour lequel nous sommes engagés. Alors, je sais bien que c'est difficile, c'est la confusion, c'est la guerre sur place. On ne peut donc pas traiter cela de façon abstraite mais il faut que, le plus vite possible, ces chefs montrent un comportement différent, sur le terrain, militairement, et très vite dans le processus politique que nous allons accélérer de toutes les façons.
Q - Alors, la France, là dessus, était presque en avance. Il y avait un plan politique, dès le début du conflit, que vous aviez présenté. Là, il y a un projet, je crois, de résolution commun avec les Britanniques ?
R - Nous avions, dès le 1er octobre, énoncé en effet, dans un plan français pour l'Afghanistan, les principes de base qui sont très simples à rappeler d'ailleurs. Il faut que ce pays soit gouverné par une alliance entre les Pachtounes, qui forment environ la moitié de la population afghane, et les autres et que, dans l'autorité de transition, dans le futur gouvernement, on retrouve de façon équitable les différentes minorités parce que c'est cela la réalité de l'Afghanistan et c'est cela qui a été complètement raté dans les guerres civiles où chaque groupe ou minorité voulait prendre le pouvoir pour elle seule. Nous l'avons dit dès le 1er octobre. Nous avons parlé du rôle de l'ONU, nous avons constamment soutenu les efforts de M. Brahimi, qui est le représentant spécial de Kofi Annan. Une résolution sera votée avant la fin de la semaine qui donne un cadre légitime et une autorité supplémentaire à cette approche politique mais, maintenant, il faut concrétiser. Cela veut dire, il faut vraiment se mettre d'accord, que les différents groupes se mettent d'accord...
Q - L'ONU va inviter toutes les factions afghanes à une conférence ?
R - Le travail que Kofi Annan avait confié à M. Brahimi, avec notre plein soutien, doit s'accélérer immédiatement. Je ne sais pas si c'est déjà faisable dans une ville afghane ou il faut être dans un pays voisin. En tout cas, il faut que toutes les factions et tous les groupes travaillent ensemble. Nous pouvons créer les conditions mais c'est à eux de se comporter de façon responsable et nouvelle. Cela veut dire qu'il faut que les Pachtounes et leurs protecteurs pakistanais acceptent une représentation équitable de l'Alliance du nord, que l'Alliance du nord et ses amis russes, iraniens, tadjiks et ouzbeks acceptent une représentation équitable des Pachtounes et il faut que les uns et les autres se mettent d'accord sur la forme d'autorité de transition, peut-être le rôle de l'ancien roi, etc. Nous l'avons dit depuis des semaines mais, maintenant, il faut concrétiser cela et mettre des noms en face de ces principes.
Q - L'ancien roi dont l'entourage disait tout à l'heure que l'Alliance du nord avait violé un accord en entrant dans Kaboul.
R - Oui, le président Bush, ici à New York, et Colin Powell et d'ailleurs les cinq membres permanents auraient préféré, en effet, que l'Alliance ne rentre pas dans Kaboul avant qu'ait été établi un accord militaire et politique, avec les autres forces mais c'est la réalité qui commande. Les choses se précipitent sur le terrain. C'est souvent comme cela dans les guerres. Il faut maintenant réagir tout de suite à cette situation sans épiloguer. Il faut, sur le plan humanitaire, déclencher vraiment les grands moyens. Tout est prêt aussi bien du côté ouzbek que du côté pakistanais avec des moyens renforcés. Nous avons des moyens d'accéder maintenant à la plupart des populations qui étaient jusqu'ici enclavées par les montagnes et auxquelles il était impossible d'arriver à cause des Taleban. On va enfin pouvoir s'occuper de ce peuple. C'est le premier point. Et, d'autre part, sur le plan de la sécurité, cela fait aussi partie de la mission de l'ONU, il faut vite définir de quel type de présence internationale éventuelle on a besoin à Mazar-i-Charif, à Kaboul et dans les autres villes pour précisément encadrer les forces qui sont là.
Q - Justement, selon une dépêche cet après midi citant les sources officielles de l'ONU, une centaine de jeunes Taleban aurait été exécutée à Mazar-i-Charif.
R - C'est impossible à confirmer mais la guerre, c'est la guerre. On peut malheureusement craindre beaucoup de choses. En fait, nous devons essayer au plus tôt d'encadrer ce qui va se passer, je le répète, sur le plan humanitaire, sur le plan de la sécurité sur le terrain, sur le plan du processus politique. Il va falloir qu'émerge, dans les tout prochains jours, à Kaboul, une autorité de transition acceptée, légitime, qui va commencer le travail avec notre aide.
Q - Abdullah Abdullah, le responsable des Affaires étrangères de l'Alliance du nord, invite l'ONU à envoyer une délégation à Kaboul pour contribuer à la formation du gouvernement.
R - C'est très bien. C'est, en effet, urgent.
Q - Dans votre esprit et dans celui d'autres dirigeants occidentaux, il n'est pas question que l'ONU refasse en Afghanistan ce qu'elle a fait, par exemple, au Kosovo ?
R - Non, parce que c'est tellement plus grand, c'est tellement plus difficile, c'est tellement plus compliqué et puis, d'autre part, il n'y a pas d'attente de ce type de la part des Afghans quels qu'ils soient. Notre rôle, c'est de créer les conditions qui permettent aux Afghans de reprendre en main leur propre destin à condition que chaque groupe soit capable de faire passer l'intérêt général du pays avant son intérêt propre. Il faut qu'ils changent leur mentalité des dernières années. On nous dit "Ils ont tiré les leçons de la guerre civile". J'espère que c'est vrai. On va le voir tout de suite. Mais il faut qu'ils acceptent la répartition des forces, il faut qu'ils acceptent un certain équilibre dans le gouvernement, il faut que les chefs tiennent leurs troupes en ce moment. C'est l'urgence.
Q - Cela va être compliqué vu le passé de l'Afghanistan.
R - Oui mais ce qui est en balance avec cela, c'est l'aide à l'Afghanistan de demain. Jamais ce pays n'a eu une telle occasion de se voir aidé à une telle échelle. S'il y a, depuis, une occasion de commencer à bâtir l'Afghanistan nouveau pour les hommes et pour les femmes afghanes, c'est maintenant parce que le monde entier est prêt à les aider mais cela suppose, je le répète, un comportement responsable des différents chefs des différents groupes afghans. Alors, ils ne sont pas isolés. Ils écoutent la radio, la télévision, ils connaissent les nouvelles. Ils savent que c'est la position claire de tous les pays qui peuvent compter demain dans la reconstruction de l'Afghanistan.
Q - Le président Musharraf souhaite que Kaboul soit démilitarisé.
R - C'est une option à considérer. Il veut dire par là, je suppose, qu'il ne faut pas qu'une faction particulière puisse contrôler Kaboul et c'est une juste remarque parce que, dans la guerre civile après 1992, il y a eu environ 50.000 morts lors de la bataille de Kaboul, quand cette ville était partagée en un certain nombre de milices ou de groupes au sein de l'Alliance du nord. C'est cela qui a donné de si mauvais souvenirs et c'est cela qui justifie un certain nombre de déclarations inquiètes en ce moment. C'est exactement cela qu'il ne faut pas recommencer. Alors, si ce n'est pas ça, cela veut dire qu'il faut une démilitarisation ou des forces internationales ou alors un accord clair entre les différentes factions. Alors, là, le militaire et le politique se rejoignent, là. On sera obligé de progresser sur les deux fronts en même temps.
Q - Et alors, le diplomatique, c'est une question pour le chef du Quai d'Orsay, est-ce qu'un chargé d'affaires... Ou un diplomate français va repartir très vite pour Kaboul ?
R - Nous avons un chargé d'affaires qui opérait à partir de Islamabad. Je l'ai vu, il y a quelques jours, là, quand j'ai été à Islamabad. Il se rendra en Afghanistan dès que cela sera possible, dès que cela sera utile et possible.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 novembre 2001)