Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à "L'Invité politique du matin" à BFM le 21 novembre 2001, sur la Conférence inter-afghane de Berlin, la recherche d'un accord politique multiethnique, l'aide humanitaire et l'aide internationale à la reconstruction, la poursuite de la lutte contre le terrorisme et le nouveau contexte diplomatique.

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Média : BFM - Emission L'Invité politique du matin

Texte intégral

Q - Hubert Védrine, Bonjour.
R - Bonjour,
Q - Que peut-on attendre de la conférence interafghane qui doit s'ouvrir lundi à Berlin, si ce n'est des palabres interminables ?
R - Ce que l'on peut en attendre, c'est qu'elle réussisse.
Q - C'est à dire ? C'est quoi "réussir" ?
R - Il était temps qu'une conférence ait lieu. Depuis le 1er octobre, la France avait été le premier pays à proposer un plan pour l'Afghanistan, très centré sur la solution politique. Et la solution politique, c'est de trouver enfin l'accord entre les différentes factions, c'est à dire les différentes composantes de l'Alliance du Nord, les Tadjiks, les Ouzbeks, les Hazaras et les Patchounes, une fois débarrassés du système taleban.
M. Lakhdar Brahimi, l'ancien ministre algérien des Affaires étrangères, est un grand diplomate et un homme remarquable, il travaille sur cette question à la demande de Kofi Annan. Il a vu tout le monde, il connaît tout le monde, il a d'ailleurs déjà fait cela dans le passé déjà. Il a travaillé avec les Pakistanais, les Iraniens, les Ouzbeks, les Tadjiks, les Russes naturellement et les membres permanents du Conseil de sécurité. Il a tous les fils en mains.
Q - Pourquoi à Berlin et pas à Paris puisque justement la France avait proposé son plan ?
R - C'est différent. Berlin c'est une proposition pour accueillir techniquement la Conférence. Le choix était entre Genève, Berlin et Vienne.
Mais l'essentiel est que la réunion ait lieu.
Q - La France souhaite que toutes les parties en présence en Afghanistan soient associées à cette conférence, mais on ne parle plus des Taleban modérés. Ils n'existent donc plus ?
R - "Taleban modérés" est une expression qui avait été employée par les Pakistanais à l'origine, reprise par les Américains pendant un petit moment. Il faut comprendre que c'est une expression tout à fait maladroite. Les Pakistanais étaient très inquiets à l'idée qu'il y ait à Kaboul un gouvernement hostile au Pakistan, c'est à dire un gouvernement dans lequel il n'y aurait pas du tout de Patchounes qui forment 40 à 45 % de la population et qui sont proches d'une partie des Pakistanais.
Ce que demandent en fait les Pakistanais, c'est que les Patchounes soient correctement représentés dans le nouveau pouvoir. Et cela, tout le monde le souhaite.
Q - On voit bien la complexité
R - Ce que vous appelez les Taleban modérés, en fait c'étaient des chefs patchounes qui s'étaient par opportunisme, à un moment donné, ralliés aux Taleban sans être Taleban.
Q - Quand on voit cette complexité ethnique, on a l'impression que l'Afghanistan va forcément replonger dans ses vieux démons de la division et de la guerre civile.
R - C'est justement ce qu'il faut empêcher ; parce qu'il est vrai que la guerre civile a été terrible, y compris quand l'Alliance du Nord dominait une partie du pays. C'est d'ailleurs parce que cette guerre civile était tout à fait féroce que dans une partie de l'Afghanistan les Taleban, au début en tout cas, s'étaient installés assez facilement avant que les gens s'aperçoivent à quel point ils mettaient en place un régime insupportable.
Il faut surmonter cela et nous le disons depuis des semaines. Il faut tout faire pour qu'ils ne reviennent pas aux affrontements des années 92 et après. Je l'ai encore redit deux ou trois fois ces derniers jours : autant nous sommes prêts à aider sans conditions l'Afghanistan sur le plan humanitaire - à condition que les Afghans le veuillent bien et coopèrent naturellement et les pays voisins -, autant sur l'avenir nous ne sommes pas prêts à aider n'importe comment l'Afghanistan si c'est pour revenir aux querelles du passé.
Q - On a un peu idéalisé l'Alliance du Nord. Ce que vous voulez dire, c'est que ce ne sont pas des saints ?
R - Ce sont des chefs militaires afghans. Il y avait une personnalité vraiment hors du commun, Massoud, qui en plus avait une grande image en France parce qu'il était un peu francophone, il avait été au lycée français de Kaboul autrefois, comme l'ancien Roi qui a été formé en France à l'époque de Doumergue. Il y a donc des liens très anciens. Massoud était plus jeune et pour d'autres pays ce n'était pas Massoud, c'était Abdul Haq, le chef pachtoune qui a été assassiné par les Taleban il y a quelques semaines.
Indépendamment de Massoud, l'Alliance du Nord ce sont quand même des chefs de guerre, ce sont des ethnies différentes en compétition entre elles et qui ont eu des comportements de factions de guerre dans le passé.
Alors, on nous dit qu'elles ont changé. Tant mieux, j'espère que cela est vrai. Je prends pour un bon signe le fait qu'elles aient accepté de venir à cette Conférence de Berlin. C'est bien, parce qu'il faut qu'il y ait tout le monde.
Et maintenant, il faut qu'ils surmontent leurs réflexes, qu'ils arrivent tous ensemble à penser à l'Afghanistan et pas simplement à telle ethnie, telle région, telle vallée.
Alors il y a une pression internationale énorme. A la différence de 1992, où ils avaient été abandonnés par le monde entier, et où ils sont retombés dans leurs démons, là, le monde entier leur dit : "Nous sommes prêts à vous aider massivement, comme cela n'est jamais arrivé, donc vous avez énormément à gagner à faire l'accord politique et beaucoup à perdre de ne pas le faire".
Il faut que cette conférence réussisse, c'est très important.
Q- Justement, à propos de l'aide qu'on leur propose, cela commence mal. Pourquoi les soldats français sont-ils indésirables à Mazar-i-Charif ?
R - Ce ne sont pas les soldats français, ce sont les Occidentaux parce que les Britanniques ont plein de problèmes sur l'aéroport de Bagram, à côté de Kaboul. Il y a un réflexe, les Afghans sont viscéralement attachés à leur indépendance. C'est d'ailleurs très bien. C'est un réflexe que l'on peut comprendre de la part d'un peuple qui a été souvent envahi et qui a combattu par rapport à cela.
Alors, ils réagissent un peu aveuglement, aussi bien contre l'aide humanitaire que contre les présences militaires qui sont là pour sécuriser le pays.
Q - Ils veulent faire payer aussi le "ticket d'entrée" ?
R - Alors en plus, certains d'entre eux veulent un peu en profiter et des pays voisins veulent saisir la circonstance pour améliorer leur situation, leurs relations économiques avec l'occident. Tout cela se transforme en négociations.
Q - Qu'est-ce que l'on fait : on reste ou on rentre ?
R - Nous exprimons ce sur quoi nous sommes disponibles. Nous sommes prêts à aider massivement le peuple afghan, parce que nous pensons au peuple afghan ; au peuple afghan qui souffre de la faim, de la famine, du froid.
Nous sommes prêts à aider largement. Nous sommes disponibles, mais nous ne pouvons pas le faire s'ils ne veulent pas coopérer. Alors, je pense que sur l'humanitaire les obstacles vont être surmontés et que l'on va pouvoir faire plus. Mais sur l'aide à la reconstruction, je le redis : nous ne sommes pas prêts à aider n'importe quoi, nous n'avons pas envie d 'aider le retour à l'Afghanistan des guerres civiles et des factions.
Nous sommes prêts à aider massivement la construction d'un Afghanistan nouveau sur tous les plans. Recréer une agriculture parce qu'elle a été dévastée, faire une place différente aux femmes dans la société de demain. Nous sommes prêts à cela.
Plus tard nous verrons si les pourparlers de Berlin aboutissent à quelque chose sous la présidence de M. Brahimi, nous saurons si nous pouvons passer une sorte de contrat nouveau avec l'Afghanistan nouveau.
Q - M. Védrine vous souhaitez un procès pour Ben Laden après son arrestation ou en tant que partisan de la réal politique, souhaitez-vous qu'il ne sorte pas vivant de cette guerre ? Cela serait plus simple, cela éviterait un procès vitrine ?
R - Nous n'en sommes pas sur le mérite comparé de la "réal" politique et "irreal" politique, je ne pense pas que l'on ait le temps tout de suite. Là, je ne sais pas, ce sont des questions vraiment spéculatives. Pour le moment, nous sommes dans une action de guerre, les Etats-Unis veulent casser Al Qaïda, c'est une question qui n'est pas encore d 'actualité.
Q - Est-ce que vos services secrets savent à peu près où est Ben Laden ?
R - Non, personne ne sait. Personne ne sait exactement.
Q - L'Alliance du Nord a prétendu l'avoir localisé ?
R - Non. Mais après quand on regarde ce genre d'informations, ce sont des localisations approximatives. Il est peut être dans cette région, à moins qu'il ne soit dans telle autre, à moins qu'il ne soit parti. En fait, les gens ne savent pas. Les Américains cherchent à le repérer exactement. La preuve est faite pour le moment qu'ils ne l'ont pas exactement trouvé.
Q - Offrir une rançon, comme ils le font, un peu à la "cow-boy", ce n'est pas un peu maladroit ?
R - Il faut garder en tête le cap général. Le cap général que tout le monde a approuvé dans le monde entier, le Conseil de sécurité en premier, c'est qu'il faut casser le système Al Qaida. C'est cela qui l'emporte sur les autres considérations et cela a été jugé comme légitime par tout le monde depuis le début.
Q - Tous les Etats se sont désolidarisés des éventuels terroristes. Est-ce que l'on a, à travers cette crise, assisté à la fin des Etats voyous, qui soutenaient au moins moralement le terrorisme ?
R - C'est une expression que nous n'avons jamais employée, nous. C'est une expression américaine. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a une redistribution des cartes diplomatiques dans cette affaire et que l'on voit des alliances qui se nouent. Par exemple, la Russie de Poutine a changé de positionnement par rapport à cela et l'Amérique a été obligée de changer de vision sur la Russie de Poutine.
Q - Vous avez reçu hier un conseiller de Vladimir Poutine. Est-ce que la Russie n'a pas gagné une sorte de carte blanche en Tchétchénie contre son soutien à l'Afghanistan ?
R - Carte blanche, non. La réaction sur la Tchétchénie a toujours été différente dans les autres pays occidentaux par rapport à la France et même nous, nous avons toujours reconnu depuis le début qu'il y avait à la fois des légions islamistes qui combattaient en Tchétchénie, mais qui étaient souvent en relation avec les Afghans et d'autres et les gens de Ben Laden. Nous avons toujours reconnu cela. Mais en même temps, il y a une résistance tchétchène par rapport aux Russes qui dure depuis d'ailleurs très longtemps, deux siècles et demi. Il y a les deux.
Dans la plupart des autres pays occidentaux, ils voyaient surtout l'aspect islamiste et les thèses russes ont toujours été considérées avec compréhension, notamment aux Etats-Unis. Il faut le savoir.
Mais dans la situation actuelle, ce n'est pas pour cela que Poutine a pris le parti de la coopération avec l'occident. Je suis convaincu que de sa part c'est un choix stratégique. Il veut refaire de la Russie un pays moderne. Il veut relever sa patrie russe, c'est son obsession. Il sait qu'il en a pour au moins vingt ans, qu'il ne peut pas le faire sans coopération avec les pays occidentaux. C'est un choix stratégique. Il ne l'a pas fait uniquement pour qu'on le laisse tranquille sur la Tchétchénie. D'autant que l'on voit se développer timidement pour le moment quelques petits débuts de conversation entre des responsables tchétchènes et les Russes. Il y a d'ailleurs beaucoup de Tchétchènes qui sont dans des postes de responsabilité en Tchétchénie, ils sont eux-mêmes victimes du terrorisme sur place.
Nous continuons à souhaiter qu'il y ait une solution politique en Tchétchénie.
Q - Vous êtes parfois sévère avec la diplomatie américaine. Elle a évolué depuis le 11 septembre, elle se modernise ?
R - Depuis le 11 septembre, nous avons encore une fois reconnu tout de suite la légitimité de la riposte américaine. Nous soutenons à fond cette lutte contre le terrorisme, qui est aussi la nôtre, pas uniquement pas solidarité, mais c'est notre intérêt. Simplement, il ne faut pas que l'on croit les uns et les autres que les Etats-Unis vont devenir brusquement multilatéralistes, comme on dit. C'est un très grand pays, ils décident par eux-mêmes, ils sont très contents de trouver des alliés, des partenaires au cas par cas, sujet par sujet. Je ne pense pas que cela change, en tout cas pas jusqu'ici, leur conception des relations internationales.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 novembre 2001)