Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RFI et France inter et à Europe 1 le 14 novembre 2001 à New York, sur l'évolution de la situation militaire et politique en Afghanistan, la recherche d'un accord politique entre les différentes factions afghanes, l'installation d'une force de sécurité pour le maintien de la paix, l'accord obtenu à Doha pour l'ouverture d'un nouveau cycle de négociations commerciales.

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Média : Europe 1 - France Inter - Radio France Internationale

Texte intégral

Interview à RFI et France inter à New York, le 14 novembre 2001 :
Q - Monsieur le Ministre, l'Afghanistan nouveau a commencé, alors quelles sont les priorités ?
R - La priorité, c'est d'abord de se réjouir que le régime taleb soit en train de s'effondrer. C'était notre objectif puisque le système de Ben Laden, Al Qaïda, n'existait pas sans le système taliban, qui était par ailleurs un système haïssable pour bien d'autres raisons. Ensuite, la priorité, c'est que dans ces zones de plus en plus étendues où l'Afghanistan est libéré, Mazar-i-Charif, Kaboul, bientôt la moitié du pays, les chefs militaires de l'Alliance du nord arrivent à imposer à leurs troupes un comportement de retenue dans le but qu'il n'y ait pas de pillages, de massacres, contrairement à ce qui s'était passé après 1992, au début de la guerre civile, et qu'ils arrivent à se comporter de façon responsable. Ils sont rentrés dans un certain nombre de villes que les Taleban ont abandonnées, mais ils ne peuvent pas à eux seuls exercer le pouvoir dans l'Afghanistan nouveau. Cela rejoint la nécessité d'un accord politique entre les Pachtounes d'une part et d'autre part, les différentes minorités, ce que nous avons proposé dès le début octobre, ce à quoi travaille d'arrache-pied M. Brahimi, le représentant spécial de Kofi Annan. Il faut que ce travail soit accéléré, il faut que ce soit sa seule préoccupation des prochains jours. Il faut trouver l'équilibre pour soutenir l'autorité afghane représentative dont la communauté internationale a besoin pour aider maintenant l'Afghanistan.
Q - Alors justement, un émissaire des Nations unies est d'ores et déjà en route pour Kaboul. Donc là aussi, en terme de priorités, que peut faire cet émissaire ?
R - Il y a plusieurs choses. D'abord, l'humanitaire. Tous ceux qui sont installés en Ouzbekistan, en Iran et au Pakistan, les organisations des Nations unies comme le HCR, comme le PAM, de très nombreuses ONG, dont d'ailleurs beaucoup de françaises qui font un travail admirable, tous ces gens sont prêts à rentrer en Afghanistan, ils connaissent le terrain, ils savent quoi faire, ils savent exactement ce dont les populations ont besoin. Et puisqu'il y a maintenant un problème d'accès aux populations mais qui va être, heureusement, réglé assez vite. On va pouvoir sauver de la faim, du froid de l'hiver et donc de la mort, beaucoup d'enfants, beaucoup de gens dans les trois prochains jours. C'est l'urgence.
Après, il faut tout de suite passer à la reconstruction. Monsieur Brahimi vient de proposer ce matin, à New York, et je le soutiens complètement l'organisation, dès vendredi, d'un groupe de 21 pays sous la présidence du Secrétaire général, Kofi Annan pour travailler, tout de suite, sur ce programme de reconstruction.
Autre priorité, la question de sécurité. M. Brahimi a dit qu'il faut définir rapidement le type de présence internationale de sécurité, dont les Afghans ont besoin. Il y a toute une série de choses à régler : qui gère les villes, qui assure la police au sens classique du terme, la sécurisation des aérodromes, des grands axes, des camps de réfugiés, des actions humanitaires. Il faut donc que M. Brahimi et Kofi Annan précisent les besoins en matière de sécurité. A ce moment là, nous verrons les uns et les autres à quoi, nous pourrons participer.
Et enfin, et en même temps, il y a le processus politique. Il faut que M. Brahimi obtienne des Pachtounes, des Tadjiks, des Ouzbeks, des Hazaras et des autres et des pays voisins, protecteurs de tels ou tels groupes, notamment le Pakistan et l'Iran, que l'esprit de compromis l'emporte désormais sur le reste et qu'ils arrivent à se mettre d'accord sur la répartition des uns et des autres dans l'autorité de transition et le nouveau gouvernement représentatif de l'Afghanistan. C'est une urgence en terme de jours.
Q - Est-ce que l'Alliance du nord ne risque pas de chercher, quand même, à exploiter politiquement son avancée sur le terrain ?
R - C'est à craindre. C'est pour cela que le président Bush, M. Powell et les autres membres permanents du Conseil de sécurité, dont la France, auraient préféré que la prise de Kaboul et des autres villes importantes se fasse sur la base d'un accord plus large qui aurait été passé au préalable. Cela n'a pas été possible. Il faut d'adapter à cette situation et poursuivre nos objectifs. En tout cas, l'Afghanistan ne peut pas être gouverné par un seul groupe, alors il faut que l'Alliance du nord et ses chefs se montrent raisonnables. Ils ont atteint un grand objectif, qui est la chute du régime des Taleban, qu'ils avaient combattu, avec vaillance, depuis des années, avec peu de moyens et c'est très important.
Il faut saluer ce succès, mais je pense qu'ils auront à cur, eux aussi, de ne pas réenclencher les affrontements des années 1992, de bâtir un Afghanistan nouveau. Il n'y a jamais eu une telle occasion pour l'Afghanistan depuis 20 ou 30 ans, jamais. Ce régime s'effondre, le monde entier est prêt à aider. Les chefs des différents groupes le savent, ils voient bien qu'ils bénéficient des bonnes dispositions du monde entier. Et personne n'a envie d'aider le retour de la guerre des factions en Afghanistan. Il faut aider à bâtir un Afghanistan nouveau pour ce peuple, pour les hommes d'Afghanistan, pour les femmes afghanes. Nous sommes prêts. Il y aura les moyens mais il faut qu'ils sachent se comporter, les uns et les autres, à la hauteur des circonstances. Même si tel ou tel chef de l'Alliance du nord, tel ou tel chef militaire sur place veut exploiter son avantage, je préfère faire confiance au peuple afghan.
Q - Sur la force de sécurité qui parait nécessaire, M. Brahimi a dit sa préférence pour une force afghane et sa réticence pour les "Casques bleus". Quelle est la position de la France ?
R - Il a quand même envisagé les "Casques bleus", il a envisagé trois formules, ce n'est pas celle qu'il préfère parce que M. Brahimi a l'expérience négative des 10 dernières années dans lesquelles on a souvent envoyé précipitamment des forces des Nations unies, des "Casques bleus", pour faire du maintien de la paix, là où il n'y a pas de paix. Alors, cela marchait mal, les conflits continuaient et après tout le monde se retournait contre l'ONU, en disant que l'ONU était incapable et que c'était un fiasco. Gardien de la crédibilité de l'ONU avec Kofi Annan, il dit "attention".
Mais on peut se trouver assez vite en Afghanistan, en tout cas dans une partie de l'Afghanistan, dans une situation où il y a la paix, il y a encore des risques d'insécurité mais il y a la paix, fondamentalement et peut-être un accord politique, je l'espère très vite. A ce moment là l'envoi des forces de maintien de la paix ne serait pas absurde, c'est une option. L'option de la force afghane, je pense qu'elle est à prendre en compte pour après un accord politique parce qu'aujourd'hui, on ne saurait pas la composer - combien de Pachtounes ? Combien de Tadjiks ? - on retomberait sur le même problème que pour l'accord politique. Par contre, dès qu'il y aura un accord politique sur l'autorité de transition et un gouvernement, pourquoi ne pas envisager la composition d'une force afghane, par exemple pour Kaboul. Après il peut y avoir une forme entre les deux dans lequel ce n'est pas formellement du maintien de la paix mais ce sont des contingents envoyés par un certain nombre de pays qui sont volontaires. Tout cela étant légitimé ou autorisé par le Conseil de sécurité. C'est l'urgence qui prime.
Q - Et une participation de la France à cette force ?
R - Dès que M. Brahimi aura précisé les besoins en terme de sécurité qui sont donc assez divers, les autorités françaises examineront la question. Et cela peut se faire très vite.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)
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Inteview à Europe 1, à New York, le 14 novembre 2001:
Q - Concernant cette réunion du Conseil de sécurité sur l'Afghanistan, à quoi a-t-elle abouti ?
R - La réunion du Conseil de sécurité vise à adopter une résolution fondée sur les idées que nous avions exprimées dès le début octobre, lorsque nous avons présenté le plan français pour l'Afghanistan et notamment pour la solution politique. Cela a été repris ensuite par M. Brahimi, le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, et il s'agit de donner à ces principes généraux sur l'accord politique, la force et la solennité d'une résolution. Cela permettra à M. Brahimi de travailler plus efficacement dans les tout prochains jours où il faut accélérer, intensifier la négociation politique pour trouver un accord entre les différents groupes afghans, pour avoir très rapidement une autorité afghane représentative, avec laquelle la communauté internationale puisse travailler. Voilà le but principal de la résolution que nous allons adopter.
Q - L'hypothèse d'une conférence se réunissant au Qatar, sur l'avenir de l'Afghanistan a été évoquée comme étant l'hypothèse dominante ?
R - Ce n'est pas une conférence sur l'avenir de l'Afghanistan, c'est le travail de M. Brahimi qui est chargé d'obtenir, d'arracher un accord en quelque sorte entre les différents groupes afghans, c'est-à-dire d'obtenir que les Pachtounes soient correctement représentés, mais aussi les groupes de l'alliance du Nord et que les uns et les autres cessent de se bloquer mutuellement ou de poser des conditions préalables irréalisables. Il faut également obtenir que le Pakistan, l'Iran, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, la Russie, etc. soient constructifs dans cette affaire. C'est ce que M. Brahimi fera peut-être depuis Qatar car il cherche un endroit qui ne soit pas loin afin d'y faire venir les différents groupes afghans. Il est dans la situation d'un formateur de gouvernement, mais au bout du compte, ce sont les Afghans eux-mêmes qui doivent trouver l'accord.
Ce n'est donc pas une conférence internationale.
Q - Autre question très importante, certains disent que les Taleban ont quasiment disparu du pays, que les combats continuent quand même à Kandahar. Que dit-on à New York sur ce thème et qu'en est-il de Ben Laden ?
R - A New York, personne n'a d'information sur Ben Laden puisque personne n'en a ailleurs. Il n'y a donc pas de raison que nous en ayons ici. Quant à l'effondrement du système taleb, il paraît, vu d'ici, en train de s'accomplir. On ne peut pas savoir combien de temps cela prendra encore, mais on voit bien que les choses se précipitent sur le terrain. Ce qui d'ailleurs devrait permettre d'aller beaucoup plus vite sur le plan humanitaire car nous allons pouvoir accéder à des populations enclavées ou captives. On peut donc espérer ainsi sauver beaucoup de vies ainsi avant l'hiver, notamment chez les enfants. Ceci impose d'accélérer les choses sur le plan politique et de responsabiliser les différents chefs de l'Alliance du nord ou les chefs pachtounes qui maintenant seront très nombreux à se rallier. Il faut qu'ils contrôlent leurs troupes, il faut à tout prix empêcher que ne recommencent les exactions d'après 1992.
Q - Pour l'analyse, il y a dix ou quinze jours, beaucoup de gens étaient sceptiques sur les résultats obtenus militairement par la coalition à laquelle la France appartient, il semble bien au contraire que, sur le plan militaire, les résultats soient bons finalement ?
R - C'est le problème des opinions modernes qui sont toujours impatientes, surtout dans le monde occidental. C'est une sorte de mauvaise influence du zapping. Il faut avoir un peu de persévérance et de ténacité. Ce qui s'est passé ces derniers jours montre que la stratégie était bonne, nous avons eu raison de la soutenir, d'y participer et, pour faire tomber ce système Al Qaïda et le régime taleb qui ne faisaient plus qu'un finalement, il fallait bien commencer par des actions militaires préalables qui devaient nous conduire à la situation d'aujourd'hui.
Les bombardements qui ont ému certaines opinions au début ont été anti-infrastructures, puis anti-grottes ou bunkers, et ensuite, anti-forces. C'est ce qui a permis ensuite à des forces afghanes de reprendre l'initiative. Ce sont les Afghans qui ont reconquis Mazar-i-charif, qui sont entrés dans Kaboul, abandonnée par les taleban, puis ensuite, dans toute une série d'autres villes que les Taleban sont obligés d'abandonner, puisqu'ils ont l'air d'être en débâcle.
Q - Avez-vous le sentiment que l'ancien roi d'Afghanistan peut jouer un rôle ? En parle-t-on dans les couloirs de l'ONU ?
R - Nous continuons de penser que l'ancien roi pourrait jouer un rôle utile comme symbole de l'Afghanistan, dans une période de transition. C'est un homme de 87 ans, il n'a pas d'ambition personnelle, il a dit clairement qu'il n'avait pas du tout à l'esprit de restaurer la monarchie, mais qu'il était disponible pour jouer ce rôle. Il est à la fois assez proche de l'Alliance du nord, en même temps, il est pachtoune d'origine, il correspond à une sorte de synthèse. Les Afghans, même s'il y a un gouvernement légal encore reconnu par la communauté internationale, n'ont pas de personnalité de cette ampleur à part lui qui symbolise le pays.
Nous sommes donc un certain nombre à penser que cela pourrait être une solution, mais une solution de transition. Cela ne remplace pas l'accord que nous recherchons entre les Pachtounes et les autres.
Q - Avez-vous l'impression que les autorités françaises pourraient se joindre aux Britanniques qui, maintenant, annoncent clairement qu'ils enverront des milliers de soldats en Afghanistan, éventuellement un contingent de l'ONU ?
R - Ce sont deux choses différentes. Le président de la République et le Premier ministre décideront ce que nous sommes en mesure de faire, ce que nous pouvons faire pour participer aux besoins de sécurité du pays dans les prochains jours. Je crois qu'a priori, il ne faut écarter aucune option mais nous verrons quand la décision sera prise exactement.
En matière de sécurité, M. Brahimi, le représentant de Kofi Annan pense qu'une force afghane serait la meilleure solution, mais elle n'est pas possible à bâtir ni à commander tant qu'il n'y a pas d'accord politique entre les différents groupes. Cela viendra plutôt après. Une force de maintien de la paix proprement dite au sens onusien du terme, cela suppose vraiment qu'il y ait une paix à maintenir, il faut un accord politique, il faut que la situation soit plus stabilisée.
En attendant et pour aller vite, il faut une présence internationale de sécurité qui pourrait prendre la forme de contingents envoyés par tel ou tel pays, autorisés par le Conseil de sécurité dans un cadre légal, ceci pour parer au plus pressé.
Il faut que l'ONU précise les besoins en matière de sécurité. Il y aura la sécurisation des villes, peut-être des aéroports, les grands axes de communication, les camps de réfugiés, l'organisation du retour de ceux qui étaient déplacés, l'accès aux réfugiés dans les zones de montagne éloignées, la création et l'installation de nouveaux pouvoirs publics... il y a beaucoup de choses à faire sur le terrain. Il faut donc que l'ONU précise les demandes pour que les pays qui veulent aider au redémarrage de l'Afghanistan nouveau puissent dire ce qu'ils peuvent faire.
Q - Dans l'actualité de la journée, on a appris, après des négociations un peu tendues que finalement, on était arrivé à Doha à un accord concernant l'Organisation mondiale du commerce, que peut-on dire de cet accord ? Avez-vous l'impression qu'il sauve l'essentiel même s'il est critiqué par certains ?
R - Il faut rappeler que la discussion de Doha portait sur le lancement ou non d'un nouveau cycle. Ce n'est pas une conclusion de négociations, c'est un lancement de négociation. A propos des débats qui ont lieu depuis quelques temps sur la mondialisation, je voudrais redire ici qu'il est quand même bien utile d'avoir une Organisation mondiale du commerce à l'intérieur de laquelle ces choses se discutent avec, en plus, un organe de règlement des différends pour trancher les contentieux lorsqu'ils se développent, plutôt que d'avoir une guerre commerciale purement et simplement, avec ses contentieux et ses mesures unilatérales. C'est un cadre multilatéral auquel nous devons être attaché lorsque l'on veut un monde mieux régulé. A Doha, il y a eu un accord, nous considérons qu'il est une base de départ acceptable pour ouvrir un nouveau cycle de négociations commerciales. Mais, ensuite, la négociation commence. Nous allons donc veiller, dans le courant de cette négociation à ce que ces discussions permettent d'aboutir à un équilibre qui est vraiment l'engagement du gouvernement français, un équilibre entre régulation et libéralisation. On ne veut pas d'un pur cycle de libéralisation, nous voulons équilibrer les aspects positifs de la libéralisation par des progrès de régulation.
Pour la première fois, je voudrais souligner que l'on mentionne l'environnement comme faisant partie de la négociation commerciale multilatérale, nous ne l'avions jamais obtenu avant. A partir de là, je crois que l'on peut travailler. D'autre part, nous avons préservé les choses concernant la Politique agricole commune, c'est pour cela que nous avons conclu que c'était une base de départ acceptable.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 novembre 2001)