Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "El Païs" du 30 novembre 1997, sur les engagements et les décisions du Gouvernement français dans les domaines politique et social, la politique économique dans le cadre européen, l'Europe sociale, l'immigration et le danger de l'extrème droite en France.

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Circonstance : 11ème sommet franco-espagnol à Salamanque les 1er et 2 décembre 1997.

Média : El Pais - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Croyez-vous que les mois au pouvoir suffisent à prouver la réelle viabilité d'une alternative de gauche dans les domaines politique et social ? Les succès des privatisations partielles (ouverture du capital) et du budget réputé "impossible" ne sont-ils pas le fruit de la circonstance économique (hausse du dollar, croissance) et de la complicité syndicale ?
R - Les premières décisions que nous avons prises dessinent, en effet, une orientation différente dans le domaine économique et social. Nous voulons, à la fois, conforter la croissance économique et mettre en oeuvre un modèle de développement plus solidaire et plus créateur d'emplois. C'est ce que nous avons fait, en donnant un coup de pouce au salaire minimum, en basculant une partie des cotisations sociales sur la CSG - ce qui permet d'augmenter le pouvoir d'achat des salariés -, en ne cassant pas la reprise qui s'annonce par des prélèvements fiscaux supplémentaires sur les ménages.
Le budget réputé "impossible" avait été préparé par l'ancien gouvernement avec une hypothèse de croissance de 2,8 % pour 1998. La reprise qui s'affirme en Europe nous conduit à attendre une croissance un peu plus forte, proche de 3 %. Ce n'est pas cette différence qui nous permet de "boucler" le budget pour 1998, car cet écart a peu d'impact sur les recettes fiscales, mais la maîtrise des dépenses publiques qui, l'an prochain, n'évolueront pas plus vite que les prix.
La confiance est un élément majeur du succès d'une politique et c'est, sans doute, le retour de cette confiance qui a contribué aux "succès" que vous mentionnez.
Q - Votre gouvernement a transformé la France en laboratoire social de la gauche européenne. Le futur est-il une Europe plus équilibrée mais moins riche ? Votre projet permet-il de combler le retard par rapport aux Etats-Unis ou au Japon ?
R - Une Europe plus équilibrée peut être une Europe plus riche, mais pas seulement pour quelques-uns. Les conditions sont, aujourd'hui, réunies pour qu'un nouveau cycle de croissance s'engage en Europe. L'inflation est à un niveau historiquement bas, les finances publiques sont assainies et la perspective d'une union monétaire rapide a contribué à la convergence des taux d'intérêts vers les taux les plus bas de l'Union. Si nous voulons que ce cycle de croissance soit durable, il nous faut maintenir les conditions favorables à une croissance forte et non inflationniste par des décisions nationales opportunes, mais aussi par une coordination plus étroite de nos politiques économiques.
A un moment où les Etats-Unis sont à la fin d'un cycle de croissance et où l'Asie connaît un ralentissement, c'est à l'Europe de prendre le relais et sa part de la croissance mondiale.
Q - Peut-on réussir une politique économique avec un patronat hostile ? Peut-on réguler le temps de travail par loi sans l'accord du patronat ?
R - Il ne s'agit nullement d'imposer des réglementations à des acteurs qui n'en voudraient pas. Au contraire, la démarche entreprise par la Conférence sur les salaires, l'emploi et le temps de travail, tenue en octobre dernier, consiste précisément à mettre en place un cadre facilitant des négociations dans l'entreprise entre partenaires sociaux.
Nous voulons introduire le maximum de souplesse dans la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail en laissant notamment un délai plus long (jusqu'en 2002) pour les entreprises de moins de 20 salariés. Nous proposons également un dispositif d'allégement du coût du travail pour les entreprises qui négocieront des accords et d'aménagement du temps de travail.
Le gouvernement s'est aussi engagé sur d'autres pistes : faciliter la vie des petites et moyennes entreprises, en simplifiant leurs contraintes administratives, encourager l'innovation et l'investissement des PME, favoriser l'exportation de nos produits vers les marchés à forte croissance, baisser progressivement le coût du travail.
Ni la France, ni l'Europe ne sont condamnées au chômage. Si la France, comme ses partenaires européens, est condamnée à quelque chose, c'est à agir résolument. Seul un faisceau de mesures convergentes permettra de faire reculer le chômage. La mobilisation de tous est indispensable. Je compte sur celle des chefs d'entreprises dont je connais le dynamisme.
Q - Avez-vous envisagé l'éventualité d'un passage aux 35 heures qui se révélerait nocif pour l'emploi ? N'y a-t-il pas de risques pour la compétitivité des entreprises françaises ?
R- Le dispositif d'accompagnement de la réduction du temps de travail que nous mettons en place est précisément destiné à maintenir la compétitivité des entreprises et à favoriser des accords innovants pour que l'effet sur l'emploi soit le plus élevé possible.
La réduction du temps de travail permettra ainsi une meilleure organisation du travail dans les entreprises et une grande souplesse, et de ce fait, rendra ces dernières plus compétitives. D'ailleurs, un certain nombre d'entreprises, grandes ou petites, sont déjà passées aux 35 heures en organisant mieux leur activité. C'est donc possible.
Q - Défendez-vous la politique face au supposé déterminisme économique ? Peut-on marcher à contre-courant en solitaire ou presque ? Quelle est la vraie marge de manoeuvre ?
R - Je n'ai aucunement le sentiment de conduire une politique en solitaire ou à contre-courant de celle menée dans les autres pays européens. Comme je vous l'indiquais, la préoccupation d'une croissance forte, durable et créatrice d'emplois est partagée par nombre de partenaires européens, dont l'Espagne, même si les méthodes utilisées ne sont pas les mêmes.
Les conclusions du Conseil européen extraordinaire sur l'emploi qui s'est tenu à Luxembourg sur une proposition de la France, acceptée par tous nos partenaires, ont montré qu'il était possible de convenir à Quinze, pour les questions d'emploi, d'une méthode fondée sur la convergence par analogie avec ce qui a été fait par l'Union économique et monétaire avec le Traité de Maastricht. Aux critères de Maastricht se sont désormais ajoutés les objectifs du Luxembourg et cette démarche novatrice constitue un point de départ important dans la recherche d'un meilleur équilibre de la construction européenne, dans un sens qui corresponde mieux aux attentes des citoyens en Europe.
Q - Le modèle social européen met l'accent sur la création d'emploi au lieu de laisser au marché et à son évolution cette responsabilité. Ce modèle est encore valable dans un contexte de gouvernements libéraux ?
R - Quand on constate l'ampleur du chômage en Europe, - 18 millions de chômeurs dont près de 5 millions de jeunes de moins de 25 ans - nul ne peut prétendre que la création d'emplois n'est pas une priorité quelles que soient les options politiques des gouvernements. Certes, les modalités pour y parvenir peuvent être différentes. Mais quand on parle de modèle social européen, comme vous venez de le faire, cela implique l'attachement à la mise en oeuvre de certaines valeurs, en particulier de solidarité et de justice.
Par exemple, nous devons inciter au renforcement du dialogue social au niveau européen et à l'harmonisation des législations sociales : le récent conflit routier en France - que nous avons résolu aussi vite que possible - illustre la nécessité de l'urgence de progrès en la matière.
Q - Le destin de l'Europe est de se constituer comme un pôle face à la suprématie économique, militaire et diplomatique des Etats-Unis ?
R - La construction européenne a toujours eu pour objectif de réaliser un espace de paix, de stabilité et de prospérité. Le bilan est plutôt satisfaisant. Il y a encore, sans doute, des domaines dans lesquels des efforts doivent être poursuivis, par exemple la recherche et le développement des nouvelles technologies, notamment dans la société de l'information ou la mise en place d'une véritable industrie aéronautique européenne.
L'Union économique et monétaire est également un puissant moyen d'équilibre des relations économiques internationales.
Q - Quelles sont les clés de la collaboration entre les différents pays du Sud, à la marge des éventuelles distances idéologiques entre les gouvernements ?
R - La politique méditerranéenne de l'Union européenne est pour nos deux pays très importante et nous y contribuons en commun de façon décisive. Elle est de nature à mettre en place une relation plus équilibrée que par le passé, fondée sur le partenariat et la coopération dans tous les domaines. C'est pourquoi, je me félicite que les pays du Sud - l'Espagne, le Portugal, l'Italie et bien sûr la France - entrent avec ceux du Nord dans l'Union économique et monétaire.
Q - Dans quelle mesure les deux pays peuvent mieux coordonner leurs politiques relatives à l'immigration extracommunautaire ?
R - L'Espagne devient, plus que par le passé et comme l'est la France depuis de longues années, un pays d'immigration, pour les pays du Sud. Confrontés aux mêmes problèmes, nos deux pays doivent renforcer leur coopération dans ce domaine. Il s'agit à la fois de mieux contrôler les flux migratoires, de rendre plus efficaces nos moyens de reconduite à la frontière et de travailler à la mise en place de mesures susceptibles de réaliser des projets qui contribuent au développement économique des pays d'immigration.
Q - Tous les ministres de l'Intérieur se sont félicités de la bonne collaboration entre les autorités françaises et espagnoles sur les questions liées au terrorisme mais plusieurs experts considèrent que les moyens mis en service par Paris sont toujours peu importants voire limités. Est-ce une opinion justifiée ? La gauche française continue-t-elle encore à voir les gens de l'ETA comme les persécutés du franquisme ?
R - La France répond sans réserve aux demandes de concours que l'Espagne lui adresse pour lutter contre le terrorisme de l'ETA. Les deux ministres de l'Intérieur se rencontrent régulièrement. Les services de police échangent leurs informations. Nos deux gouvernements se félicitent de cette coopération qui a produit des résultats très satisfaisants et qui fera encore l'objet d'une discussion approfondie au cours du Sommet de Salamanque.
Je considère qu'il n'y a aucune justification au terrorisme dans un pays démocratique comme l'Espagne. C'est l'honneur de la Gauche française de l'avoir compris au début des années 80 en engageant cette coopération avec le gouvernement de mon ami Felipe Gonzales et en la poursuivant aujourd'hui avec celui de José Maria Aznar. Quels que soient les gouvernements, en Espagne ou en France, cette coopération doit exister.
Q - Vous avez dit que le peuple algérien est victime à la fois de l'intégrisme islamique et d'une certaine violence d'Etat. Quelles sont les données qui avalisent cette idée ?
R - La violence qui endeuille l'Algérie est une tragédie, à laquelle personne ne peut rester indifférent. Nous ressentons un sentiment d'horreur et de compassion devant ce qui s'y passe. Mais la France n'est plus responsable de ce qui meurtrit un pays auquel pourtant beaucoup de liens nous unissent.
Il appartient aux seuls Algériens de définir les voies et moyens de reconstruire une société démocratique. Je répète ici qu'un processus de démocratisation est indispensable à l'Algérie. Ceux qui se battent pour la liberté et la démocratie ne doivent pas se sentir isolés ; ne jamais les abandonner, c'est la vocation et le devoir de la France, donc de mon gouvernement.
Q - Quelles sont les principales différences entre la sensibilité socialiste de Lionel Jospin et celle de Tony Blair ?
R - Je constate que vous ne m'opposez pas à Joaquim Almunia... que je rencontre désormais, souvent, avec beaucoup de plaisir.
Pourquoi chercher toujours à m'opposer - c'est un peu la mode actuelle - à Tony Blair ?
La Grande-Bretagne et la France ont, chacune, des identités fortes ; l'histoire de nos formations - le Labour et le PS - est différente ; les travaillistes arrivent au pouvoir après 18 années d'ultra-libéralisme alors qu'en France, dans la même période, chaque élection a vu une nouvelle alternance et que les socialistes ont gouverné pendant deux législatures complètes.
Je crois cependant que la donne a changé, en Europe, depuis le 1er mai et le 1er juin derniers. Je me réjouis que la Grande-Bretagne affirme sa volonté de tenir toute sa place dans le concert européen.
Il y a un mouvement de convergence politique, que j'ai pu constater à plusieurs occasions dans mes rencontres avec Tony Blair, les points d'accords sont plus importants que les différences. Nous unissons surtout nos efforts pour faire de l'emploi une priorité commune.
Q - Vous êtes inquiet face à la pression que le Front national exerce sur l'ensemble de la droite française ? Est-ce que le Front national peut être un danger pour la stabilité de la République ?
R - Je crois plus aux actes qu'aux discours en général et plus particulièrement dans ce domaine. Et pourtant, comment l'ignorer en visitant la maison de Miguel de Unamuno à Salamanque ? Je n'ignore pas le poids des symboles de la force des mots qui parfois peuvent tuer.
C'est en faisant reculer le chômage que nous ferons reculer l'extrême-droite, qui existe à des degrés divers dans toute l'Europe. Mais c'est aussi en recréant un lien de confiance entre la démocratie et les citoyens.
Des changements sont donc nécessaires, qui sont en premier lieu des changements des pratiques et des comportements politiques. J'ai insisté, pour ma part, sur l'importance du respect : respect de la parole donnée, respect de la morale républicaine à laquelle les Français sont attachés. La façon de gouverner doit également changer : j'ai ainsi voulu un gouvernement resserré, formé de vraies personnalités politiques, comprenant de nombreuses femmes à des postes importants ; un gouvernement, surtout, qui agit avec sérieux, qui écoute avant de décider et qui respecte les engagements pris devant le peuple. Des réformes institutionnelles sont enfin nécessaires. Là aussi, le changement est en marche ; l'indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir politique, l'inscription automatique des jeunes gens sur les listes électorales qui facilitera leur participation au débat public ; la limitation du cumul des mandats - mal typiquement français - qui accroître la disponibilité des élus à l'égard de leurs électeurs et favorisera l'indispensable renouvellement du personnel politique. D'autres réformes seront lancées, afin notamment d'élargir la place et le rôle des femmes dans la vie politique.
Voilà, je crois, de quoi rendre confiance aux Français.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 décembre 2001)