Texte intégral
Le conseil européen de Laeken va vivre un événement sans précédent : il mettra en place une "convention" destinée à préparer une réforme des institutions européennes, fixera son mandat et désignera son président. La création de ce groupe de responsables politiques, associant pour la première fois les représentants des peuples, députés nationaux et européens, à ceux des gouvernements et de la Commission, est le seul espoir pour ceux qui se désolent de l'enlisement de l'Europe politique.
Nul ne peut plus se payer de mots. Depuis le 11 septembre, au moment où chacun se tournait vers l'Europe, attendant son message et son action, elle a étalé son inexistence et son aboulie.
Chacun des principaux dirigeants européens a cru préférable de s'exprimer pour son compte, tentant, de manière dérisoire, de faire photographier et célébrer sa propre supériorité. Chacun a cru bon de se glorifier de sa situation particulière dans l'antichambre de George W. Bush, les uns se vantant d'être reçus "en premier", les autres de se voir consacrés "alliés loyaux et fidèles", les troisièmes d'être "de retour" au premier plan! Les "grands" ont bien pris soin de tenir en lisière les "petits". C'est ainsi qu'un soir de novembre au 10, Downing Street, on a vu un dîner censé traiter de l'engagement de la défense européenne, ranger autour de la table, selon l'échelle subtile de l'humiliation des invitations de dernière minute, les invités de l'apéritif, ceux des hors-d'uvre, ceux du plat de résistance, et ceux que l'on convia seulement pour le café! Tout cela sous l'il furieux des absents et sarcastique des observateurs!
Et nulle voix ne s'éleva pour dire la dispersion, la vanité, la faiblesse qu'au bout du compte tant de gloriole manifestait Et pourtant Il suffit de poser cette question : si, le 11 septembre, la cible des avions détournés avait été, non pas New York ou Washington, mais Paris, Berlin, Madrid ou Londres, où seraient aujourd'hui Ben Laden et les talibans du mollah Omar? A n'en pas douter, au lieu d'être en fuite et traqués, ils seraient à l'aise et toujours au pouvoir, à Kaboul comme à Kandahar, à l'abri de nos armes impossibles à projeter, de nos porte-avions défaillants, de nos missiles absents, de nos projets impuissants.
Et pourtant, tous ensemble, en Europe, nous avons plus d'hommes sous les drapeaux que l'armée américaine. Et, pourtant, nos budgets militaires, si on les additionne, sans égaler celui des Etats-Unis, ne sont pas loin d'en atteindre les deux tiers. Et pourtant, il y a des années que nos dirigeants nous annoncent, devant micros et caméras, que "l'Europe de la dé fense vient de franchir un pas de géant" On nous dit aussi que nous avons une "politique étrangère et de sécurité commune". L'estimable M. Solana, "M. Pesc", qui en est chargé, a-t-il pu dire ce qu'elle était? A-t-il même été reçu par le président américain? On ne s'en souvient pas.
Ainsi les choses sérieuses se préparent-elles ailleurs : à Shanghaï, par exemple, où Américains, Russes, Japonais et Chinois préfacent, sans les Européens, un nouvel ordre du monde. A Washington, où M. Bush vient d'annoncer un programme de recherche et développement en matière de défense sans précédent, par son montant, ses ambitions, et les retombées qu'il ne manquera pas d'avoir sur les industries aéronautiques, spatiales, informatiques et stratégiques américaines.
Le fossé se creuse. Et il se creuse par notre faute.
Il est temps de faire le bilan de cette absence d'Europe politique : pas d'institutions, pas de cohérence, pas de procédure de décisions, pas de budget, pas de moyens.
Et il est temps de reposer la question première : pourquoi avons-nous besoin de cette Europe si difficile à construire? Il n'y a qu'une seule réponse : pour obtenir ensemble le pouvoir et l'influence qu'aucun d'entre nous ne peut espérer seul.
C'est pour cette raison que nous avons fait l'euro, envers et contre tous les scepticismes. C'est dans le même esprit qu'il nous faut construire l'union politique de l'Europe.
En vérité, il ne s'agit pas à proprement parler de puissance. La puissance, si nous la voulions, nous l'aurions. Il s'agit seulement de volonté, la volonté d'ordonner notre puissance pour qu'elle impose le respect et se traduise, dans le monde de demain, en influence réelle.
Les conditions de la volonté politique sont au nombre de deux. La première est que nous nous considérions, et nous conduisions réellement, comme une Union homogène, décidée à parler d'une seule voix, et non pas comme le champ clos où se règlent, à l'amiable, nos rivalités.
La seconde est que nous acceptions les lois et les règles qui, en démocratie, permettent à la volonté politique de s'élaborer, de s'imposer et de s'exprimer. Ces lois sont précises : il faut un débat qui prépare la décision, audible par l'opinion et qui lui permette de s'exprimer ; il faut un mécanisme de décision compréhensible par tous ; il faut des responsables identifiés qui assument, préparent et exécutent ces décisions.
Au contraire, l'ennemi de la volonté politique, c'est le chacun pour soi, le jeu des chancelleries, l'obscurité des négociations, le secret des débats, en un mot, l'intergouvernemental.
A quinze, à vingt, à vingt-cinq, sans la conscience de notre unité et sans procédures transparentes, la volonté politique est purement et simplement impossible.
Le malheur veut que, dans le grand débat qui oppose depuis le début de l'entreprise européenne les tenants de l'intergouvernemental et ceux du communautaire, la France vienne de changer de camp. Depuis vingt-cinq ans, dans la tradition de Monnet et Schuman, Valéry Giscard d'Estaing, puis François Mitterrand avaient été les principaux soutiens de l'approche communautaire. Ce choix politique a donné de grands fruits : élection du Parlement européen au suffrage universel, partage du pouvoir législatif et budgétaire entre ce Parlement et un conseil des ministres décidant efficacement à la majorité qualifiée, une commission politiquement responsable, une cour de justice pour faire respecter la règle de droit commune, une monnaie unique gérée par une banque centrale indépendante.
Aujourd'hui - hélas! - la France a changé d'orientation. On le vit lors de la négociation du traité de Nice. On le vérifie tous les jours, au point que le premier ministre polonais a pu présenter la France, pour s'en réjouir, comme le pays qui défend l'intergouvernemental contre le fédéralisme allemand.
Pour l'Europe, cette voie est sans issue! Elle interdira la naissance de l'union politique. Elle condamne l'élargissement à aller de pair avec la dilution. Elle fait perdre aux institutions cohérence et efficacité, et au bout du compte, leur sens. Car elle pousse aux accords à "géométrie variable", c'est-à-dire au retour à l'Europe d'avant-hier, celle des accords précaires entre partenaires changeants. Rien, dans tout cela, ne rassemble! C'est la division qui l'emportera. Au bout du chemin, c'est la disparition des Européens en tant qu'acteurs internationaux de premier plan.
Voilà pourquoi la convention qui doit naître à Laeken est notre dernier espoir.
François Bayrou, président de l'UDF, député européen, est candidat à l'élection présidentielle.
(source http://www.lemonde.fr, le 15 17 décembre 2001)
Nul ne peut plus se payer de mots. Depuis le 11 septembre, au moment où chacun se tournait vers l'Europe, attendant son message et son action, elle a étalé son inexistence et son aboulie.
Chacun des principaux dirigeants européens a cru préférable de s'exprimer pour son compte, tentant, de manière dérisoire, de faire photographier et célébrer sa propre supériorité. Chacun a cru bon de se glorifier de sa situation particulière dans l'antichambre de George W. Bush, les uns se vantant d'être reçus "en premier", les autres de se voir consacrés "alliés loyaux et fidèles", les troisièmes d'être "de retour" au premier plan! Les "grands" ont bien pris soin de tenir en lisière les "petits". C'est ainsi qu'un soir de novembre au 10, Downing Street, on a vu un dîner censé traiter de l'engagement de la défense européenne, ranger autour de la table, selon l'échelle subtile de l'humiliation des invitations de dernière minute, les invités de l'apéritif, ceux des hors-d'uvre, ceux du plat de résistance, et ceux que l'on convia seulement pour le café! Tout cela sous l'il furieux des absents et sarcastique des observateurs!
Et nulle voix ne s'éleva pour dire la dispersion, la vanité, la faiblesse qu'au bout du compte tant de gloriole manifestait Et pourtant Il suffit de poser cette question : si, le 11 septembre, la cible des avions détournés avait été, non pas New York ou Washington, mais Paris, Berlin, Madrid ou Londres, où seraient aujourd'hui Ben Laden et les talibans du mollah Omar? A n'en pas douter, au lieu d'être en fuite et traqués, ils seraient à l'aise et toujours au pouvoir, à Kaboul comme à Kandahar, à l'abri de nos armes impossibles à projeter, de nos porte-avions défaillants, de nos missiles absents, de nos projets impuissants.
Et pourtant, tous ensemble, en Europe, nous avons plus d'hommes sous les drapeaux que l'armée américaine. Et, pourtant, nos budgets militaires, si on les additionne, sans égaler celui des Etats-Unis, ne sont pas loin d'en atteindre les deux tiers. Et pourtant, il y a des années que nos dirigeants nous annoncent, devant micros et caméras, que "l'Europe de la dé fense vient de franchir un pas de géant" On nous dit aussi que nous avons une "politique étrangère et de sécurité commune". L'estimable M. Solana, "M. Pesc", qui en est chargé, a-t-il pu dire ce qu'elle était? A-t-il même été reçu par le président américain? On ne s'en souvient pas.
Ainsi les choses sérieuses se préparent-elles ailleurs : à Shanghaï, par exemple, où Américains, Russes, Japonais et Chinois préfacent, sans les Européens, un nouvel ordre du monde. A Washington, où M. Bush vient d'annoncer un programme de recherche et développement en matière de défense sans précédent, par son montant, ses ambitions, et les retombées qu'il ne manquera pas d'avoir sur les industries aéronautiques, spatiales, informatiques et stratégiques américaines.
Le fossé se creuse. Et il se creuse par notre faute.
Il est temps de faire le bilan de cette absence d'Europe politique : pas d'institutions, pas de cohérence, pas de procédure de décisions, pas de budget, pas de moyens.
Et il est temps de reposer la question première : pourquoi avons-nous besoin de cette Europe si difficile à construire? Il n'y a qu'une seule réponse : pour obtenir ensemble le pouvoir et l'influence qu'aucun d'entre nous ne peut espérer seul.
C'est pour cette raison que nous avons fait l'euro, envers et contre tous les scepticismes. C'est dans le même esprit qu'il nous faut construire l'union politique de l'Europe.
En vérité, il ne s'agit pas à proprement parler de puissance. La puissance, si nous la voulions, nous l'aurions. Il s'agit seulement de volonté, la volonté d'ordonner notre puissance pour qu'elle impose le respect et se traduise, dans le monde de demain, en influence réelle.
Les conditions de la volonté politique sont au nombre de deux. La première est que nous nous considérions, et nous conduisions réellement, comme une Union homogène, décidée à parler d'une seule voix, et non pas comme le champ clos où se règlent, à l'amiable, nos rivalités.
La seconde est que nous acceptions les lois et les règles qui, en démocratie, permettent à la volonté politique de s'élaborer, de s'imposer et de s'exprimer. Ces lois sont précises : il faut un débat qui prépare la décision, audible par l'opinion et qui lui permette de s'exprimer ; il faut un mécanisme de décision compréhensible par tous ; il faut des responsables identifiés qui assument, préparent et exécutent ces décisions.
Au contraire, l'ennemi de la volonté politique, c'est le chacun pour soi, le jeu des chancelleries, l'obscurité des négociations, le secret des débats, en un mot, l'intergouvernemental.
A quinze, à vingt, à vingt-cinq, sans la conscience de notre unité et sans procédures transparentes, la volonté politique est purement et simplement impossible.
Le malheur veut que, dans le grand débat qui oppose depuis le début de l'entreprise européenne les tenants de l'intergouvernemental et ceux du communautaire, la France vienne de changer de camp. Depuis vingt-cinq ans, dans la tradition de Monnet et Schuman, Valéry Giscard d'Estaing, puis François Mitterrand avaient été les principaux soutiens de l'approche communautaire. Ce choix politique a donné de grands fruits : élection du Parlement européen au suffrage universel, partage du pouvoir législatif et budgétaire entre ce Parlement et un conseil des ministres décidant efficacement à la majorité qualifiée, une commission politiquement responsable, une cour de justice pour faire respecter la règle de droit commune, une monnaie unique gérée par une banque centrale indépendante.
Aujourd'hui - hélas! - la France a changé d'orientation. On le vit lors de la négociation du traité de Nice. On le vérifie tous les jours, au point que le premier ministre polonais a pu présenter la France, pour s'en réjouir, comme le pays qui défend l'intergouvernemental contre le fédéralisme allemand.
Pour l'Europe, cette voie est sans issue! Elle interdira la naissance de l'union politique. Elle condamne l'élargissement à aller de pair avec la dilution. Elle fait perdre aux institutions cohérence et efficacité, et au bout du compte, leur sens. Car elle pousse aux accords à "géométrie variable", c'est-à-dire au retour à l'Europe d'avant-hier, celle des accords précaires entre partenaires changeants. Rien, dans tout cela, ne rassemble! C'est la division qui l'emportera. Au bout du chemin, c'est la disparition des Européens en tant qu'acteurs internationaux de premier plan.
Voilà pourquoi la convention qui doit naître à Laeken est notre dernier espoir.
François Bayrou, président de l'UDF, député européen, est candidat à l'élection présidentielle.
(source http://www.lemonde.fr, le 15 17 décembre 2001)