Interview de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière et candidate à l'élection présidentielle de 2002, à France 2 le 12 décembre 2001 sur les revendications sociales tant dans le secteur public que privé.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral


R. Sicard
Vous attaquez votre cinquième campagne présidentielle, vous êtes candidate sans discontinuer depuis 1974, un record.
-"Oui, un record pour une femme. J'étais la première femme si vous vous en souvenez."
Avez-vous toujours la même pêche qu'il y a 30 ans ?
- "Tout à fait. En tout cas, les mêmes raisons de me battre, de lutter contre ce système capitaliste avec son cortège d'injustices et, en ce moment, de plans de licenciements."
Vous qui dites souvent défendre les intérêts des travailleurs, vous avez sûrement beaucoup de travail, puisque les revendications sociales sont très fortes en ce moment. Avez-vous l'impression que ce mouvement revendicatif va s'amplifier ?
- "Je le souhaite et je l'espère. Il y a effectivement le secteur public qui, en ce moment, manifeste à juste titre. Certains disent : "Attention ! le déficit de l'Etat !" Sauf que l'Etat donne environ 300 milliards de subventions, d'aides de toutes sortes aux grandes entreprises privées de ce pays, ce qui fait qu'il n'y a pas suffisamment d'argent pour la justice, pour les gilets pare-balles, pour les gendarmes et les policiers, il n'y a pas suffisamment d'enseignants, pas suffisamment d'embauches dans les hôpitaux publics pour faire face à l'arrivée des 35 heures. Donc, il faudrait, au contraire, que pour le service public, on prenne sur ces subventions pour satisfaire les revendications. Quant au secteur privé, les travailleurs sont attaqués de multiples façons, d'abord, par le chômage : les plans de licenciements, les fermetures d'usines continuent ; on l'a vu avec les travailleurs de Moulinex, Bata, Danone, Alcatel... La liste de travailleurs qui ont, je dirais, "sué du profit" pendant 10, 20, 30 ans pour des actionnaires et qui, aujourd'hui, se retrouvent à la rue comme des malpropres, est très longue."
Pourtant, L. Jospin a fait des gestes, la droite lui reproche même d'en faire beaucoup trop et de vider les caisses avant les élections ?
- "Mais les caisses ne sont pas vides. Ces entreprises qui pleurent misère, c'est 1.700 milliards de bénéfices sur une année. Je le répète : c'est 300 milliards de subventions qui leur sont données, d'exonérations d'impôts, d'exonérations de cotisations sociales de toutes sortes. L'argent de l'Etat, pour moi, doit d'abord servir au service public en premier lieu. Et il y a bien là, je le répète, des revendications à satisfaire."
Dans les mouvements sociaux, ceux qui sont en pointe en ce moment, ce sont les gendarmes et les policiers. Pour vous, qui êtes d'extrême gauche, ce sont des travailleurs comme les autres ? Est-ce que vous les soutenez de la même manière que les travailleurs de Moulinex par exemple ?
- "Quand les gendarmes ou les policiers brandissent des matraques devant des cortèges d'ouvriers qui se battent, non, je ne les soutiens pas. Maintenant, quand ils demandent à gagner correctement leur vie, et à avoir les moyens, dont des gilets pare-balles, oui, bien sûr qu'on peut être d'accord avec ces revendications. Mais ce qui me préoccupe aujourd'hui, c'est vraiment le chômage. Ce chômage n'est jamais descendu en dessous de 2 millions. D'après les statistiques officielles, il est en train de grandir, et de plus on a 4 millions de personnes, dans ce pays, qui ont un emploi mais un emploi à temps partiel, précaire, en intérim et qui gagnent sur l'année moins que le Smic ! Il y a une misère, sinon la gêne, qui grandit dans une grande partie de la classe ouvrière. C'est ce qui me préoccupe et je suis bien sûr derrière les Moulinex, les Bata, tous ceux qui se battent aujourd'hui parce qu'on ne leur donne même pas des indemnités de licenciement qui leur permettent peut-être de voir un peu le bout du tunnel en attendant de retrouver un emploi. Certaines femmes, chez Bata ou chez Moulinex, savent qu'à 45 ans, après 30 ans de travail, elles ne retrouveront pas d'emploi. Je dis qu'il faudrait prendre sur les profits accumulés des actionnaires. Parce que même si on nous dit que ces entreprises ne sont plus rentables aujourd'hui, pendant des années elles ont rapporté des milliards de profits. Eh bien, qu'on prenne sur les fortunes personnelles des actionnaires, sur toutes ces fortunes qu'ils ont accumulées sur le dos des salariés, pour payer les travailleurs au moins jusqu'à la retraite !"
L. Fabius dit qu'il faut faire attention à ne pas grever le budget de l'Etat, qu'on ne peut pas aller trop loin, qu'il faut quand même prendre des précautions.
- "Il le dit face aux revendications, il ne le dit pas quand, par exemple, il diminue la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu."
On a constaté que beaucoup des revendications touchaient les professions de la sécurité. La sécurité est une des préoccupations principales des Français, elle est maintenant devant le chômage au rang des préoccupations. Pourtant, c'est un thème que vous abordez assez peu ?
- "Je ne suis pas sûre que le chômage ne reste pas la première préoccupation et je crois d'ailleurs que la vie difficile dans les cités-ghettos s'accompagne toujours d'un fort taux de chômage. Je vais me rendre à Denain ce soir, c'est une ville où il y a plus de 23 % de chômeurs. Le chômage a une incidence, car il entraîne une misère matérielle, morale. Il y en a assez de traiter tous les jeunes, toute cette jeunesse qui est laissée pour compte, comme des pestiférés. Là aussi, il faudrait que l'Etat mette le paquet, qu'on dégage énormément d'argent pour que, dans les quartiers populaires, on ait des classes, avec des petits groupes - ce serait aux enseignants de le dire - de cinq, dix élèves. Vous comprenez que, dans des familles où ne parle pas la langue du pays, où on n'a pas la culture du pays, être intégré et participer vraiment à la vie du pays, cela passe au départ par l'école, par l'éducation. Or apprendre à lire et à écrire, intégrer la culture d'un pays, cela veut dire des moyens, donc des milliards et des milliards mis à la disposition de l'Education nationale."
Encore des milliards, encore des milliards ! Cela va coûter cher !
- "Oui, justement. Mais on ne compte jamais quand il s'agit de donner, je répète, 300 milliards aux entreprises privées en subventions. Mais dès qu'il s'agit de ce qui intéresse l'ensemble de la population, alors là, on nous fait des comptes."
Un mot de la présidentielle : à gauche, beaucoup de gens disent qu'A. Laguiller fait le jeu de la droite, parce qu'elle ne donne pas de consignes au second tour. Est-ce que cette fois-ci, vous allez donner des consignes au second tour ?
- "Non, je ne donnerai pas de consignes. Monsieur Chirac nous a parlé de "la fracture sociale" et pendant les deux ans où il a eu sa majorité, il n'a rien fait contre la fracture sociale ; L. Jospin aujourd'hui ne protège pas les travailleurs contre les licenciements. Bien sûr qu'il faudrait interdire les licenciements sous peine de réquisitionner les profits des entreprises pour payer, comme je l'ai dit, les salariés. Les travailleurs finalement ne se sentent pas défendus, pas plus aujourd'hui qu'hier, pas plus par la droite que par la gauche. Et j'espère que dans ces élections, au premier tour, ils auront envie de dire qu'ils ne veulent plus de la politique de la bourgeoisie, du grand patronat, qu'elle soit appliquée par un gouvernement de droite ou de gauche !"
Vous ne faites aucune différence entre J. Chirac et L. Jospin ?
- "Au plan humain, il y a sûrement des différences, mais les deux, finalement, ont une certaine malhonnêteté politique et ils ont tous les deux trompé les travailleurs qui pouvaient se dire qu'on allait enfin faire quelque chose pour eux. Tout ce qui est fait, c'est pour les profits des grandes entreprises !"
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 12 décembre 2001)