Texte intégral
Je pense que ce serait une erreur d'analyse, de considérer que tout a changé après le 11 septembre, et en même temps, il est évident que cet événement a des répercussions considérables, des chocs qui entraînent des réactions en chaîne. Il faut essayer de bien déterminer ce que cela a changé, ce qui n'a pas changé, ce qui a été révélé à travers cet événement, pour y voir plus clair sur la situation dans laquelle nous sommes, dans laquelle nous serons après.
Il y a des choses qui sont incontestablement des changements, des innovations, notamment la démonstration qu'un système terroriste, dans le monde où nous sommes et théoriquement de plus en plus sûr, peut atteindre une capacité de destruction et de nuisance aussi considérable que celle qu'Al Qaïda avait atteinte.
Tout à fait liée à cela, il y a en même temps la révélation de la vulnérabilité possible du pays qui paraissait invulnérable entre tous, les Etats-Unis. Et cela, c'est un choc considérable qui aura certainement des conséquences longues et durables aux Etats-Unis, dans la psychologie américaine, sur certains pans de la politique américaine, c'est évident en matière de défense, en matière de renseignement, mais cela a des conséquences légales, législatives, compte tenu des décisions que les Etats-Unis estiment devoir prendre, en matière de justice ou autre. Donc une répercussion considérable sur le comportement américain, avec une série d'interrogations - est-ce que cela change les Etats-Unis ? - ; avec des interrogations également en Europe, et plus spécialement en France, sur l'unilatéralisme américain. Pour ce que je connais de ce pays, pour ce que je vois, je ne pense pas que l'on puisse s'attendre à un changement de fond de cette démarche qui est très forte dans la mentalité américaine, qui n'est pas liée spécialement à cette administration.
Je pense que les Etats-Unis resteront unilatéralistes dans le réengagement international, comme ils l'étaient dans la phase antérieure, une phase marquée par la tentation du désengagement, jusqu'à un certain point parce que, quand on est une puissance aussi colossale et globale que les Etats-Unis, on ne peut pas se désengager beaucoup. Il y a ce choc, énorme, ce sentiment de vulnérabilité, mais je ne pense pas qu'il modifie les données de base du rapport qu'ont les Etats-Unis avec le reste du monde. Et l'on a vu dans cette même période que, tout en appelant à une coopération internationale forte contre le terrorisme, les Etats-Unis continuaient à refuser - et là je suis analytique, je ne suis pas critique, j'essaie de comprendre comment ils fonctionnent - tout engagement nouveau qui serait de nature à diminuer leur autonomie de décision, leur indépendance, leur souveraineté en quoi que ce soit. Donc, dans le même temps, ils restent toujours aussi hostiles à la Cour pénale internationale, ils restent hostiles aux contrôles qui auraient été nécessaires pour se mettre d'accord sur un protocole qui perfectionnait le désarmement biologique, ils n'ont pas changé sur Kyoto, ils n'ont pas changé sur la question des mines antipersonnel, sur aucun autre point. Sauf que c'est un pays qui reste unilatéraliste, par son poids, par l'idée qu'il a de lui-même, mais en même temps, ce n'est pas un pays qui pense qu'il peut se passer complètement du reste du monde. Mais ce n'est pas non plus l'approche que nous appellerions, nous, en Europe, unilatéraliste. Il vaut mieux le savoir. Cela n'empêche pas d'avoir des rapports de coopération, des rapports d'amitié, qui peuvent se dérouler très bien.
Nous avions encore ce matin à Paris Colin Powell, qui a été reçu par le président et qui est venu ensuite au Quai d'Orsay pour une séance de travail. On a parlé de toutes les questions et pas que de l'Afghanistan naturellement, et pas que du terrorisme.
Donc, c'est le premier point, cela limite, déjà, la portée des commentaires sur "plus rien ne sera jamais comme avant". Je crois que les Etats-Unis seront et resteront les Etats-Unis, dans toute leur force, peut-être plus de force encore par rapport au reste du monde qu'ils n'en avaient avant, si c'est possible et justement c'est possible. Après, il y a une redistribution des cartes diplomatiques qui s'opère parce que dans ce type de choc, un certain nombre de pays saisissent intelligemment l'opportunité. Je ne prends qu'un exemple mais il y a dix à douze pays qui sont dans cette situation de profiter de ce que j'ai appelé dans une interview "un effet d'aubaine". La Russie. M. Poutine a évidemment un programme pour la Russie qui est de la moderniser. De relever la Russie. C'est un homme qui manifestement a vécu difficilement le déclin et la chute de l'Union soviétique et qui veut relever son pays, la patrie russe. Dès ma première rencontre avec lui, j'ai estimé que c'était viscéralement un patriote par rapport à la Russie. Cela m'avait été reproché à l'époque par quelques commentateurs qui pensaient que cette analyse était liée à l'affaire de Tchétchénie, mais je ne le liais pas à la question de la Tchétchénie. Je le liais à une idée d'un homme qui estime que son pays doit jouer un grand rôle dans le monde, qui veut le redresser, le reconstruire ou le construire différemment, bref qui veut faire de la Russie un pays moderne. Il sait qu'il a besoin ou qu'ils ont besoin pour cela de vingt ou trente ans. Cela ne peut passer que par un partenariat stratégique avec les pays occidentaux. Parce qu'il n'y a que les pays occidentaux qui ont le savoir-faire, la capacité financière, la capacité technologique et ce n'est que sur eux qu'il peut s'appuyer. Ce n'est pas la tradition de la politique étrangère russe - soviétique et russe -, ce n'est pas du tout la tradition de la politique de défense russe. M. Poutine a eu du mal au début, mais c'était la politique qu'il portait en lui. Quand est arrivée la tragédie du 11 septembre, il a fait preuve d'une capacité stratégique très remarquable et il a réagi instantanément. C'est le jour même qu'il a appelé le président Bush, avant qu'il y ait eu la moindre demande de quoi que ce soit, avant même que nous ayons adopté au sein du Conseil de sécurité cette résolution 1368 dont nous, Français, avons pris l'initiative pour dire que la communauté internationale reconnaissait que les Etats-Unis étaient en état de légitime défense et que la riposte était légitime etc. M. Poutine a réagi immédiatement pour dire au président Bush "je suis à vos côtés". Je pense que c'est l'acte fondateur d'une nouvelle politique russe qui va durer aussi longtemps qu'ils le pourront, qui est une vraie politique stratégique dans la durée. Je pense que cette administration américaine qui avait commencé avec beaucoup de circonspection par rapport à la Russie, avec beaucoup d'influences allant dans le sens d'un retour à l'antagonisme, a compris, a saisi cette occasion, et qu'un nouveau rapport américano-russe est en train de se construire.
Voilà, cela est un exemple, je pourrais citer un certain nombre d'exemples de pays qui ont saisi l'opportunité, par exemple le Pakistan qui, ayant été, à un moment donné, tout à fait indispensable aux actions qu'il fallait mener contre Al Qaïda, a pu être réinséré dans la communauté internationale, les sanctions ont été levées et le président Musharraf a également fait le bon choix. Evidemment les conséquences pour le monde du bon choix fait par M. Poutine sont beaucoup plus considérables. Il y a des redistributions des cartes, sur ce plan. Il y a un ensemble de pays dont les rapports sont modifiés, modification en Asie centrale, par exemple. Ce n'est pas vrai pour tout le monde. Par exemple, il y a aussi le contraire de "l'effet d'aubaine" - je ne sais pas comment l'appeler -, ou bien des manques de chance ou d'opportunité. Par exemple, l'OTAN, en tant qu'organisme, n'est pas renforcée par cette évolution, par ces événements. L'OTAN s'est manifestée, s'est déclarée disponible, mais les Etats-Unis n'ont pas estimé nécessaire ou utile de se servir de l'OTAN puisque l'armée américaine a voulu mener cette affaire seule. Mis à part quelques compléments ponctuels très précis de quelques alliés, mais dans des proportions tout à fait réduites, le Pentagone a voulu mener cette guerre sans être gêné par aucune concertation, aucune discussion stratégique ou tactique même sur les cibles, avec qui que ce soit, même avec des amis très sûrs. L'OTAN n'a pas sa place par rapport à cela.
Je ne vais pas faire tout le tour d'horizon diplomatique, mais j'ai pris un exemple, la Russie, qui en profite intelligemment. Pour l'OTAN, cela met en évidence une sorte de déshérence, qui amène l'OTAN à se demander quel est son rôle dans l'avenir. Sur l'Europe, c'est assez neutre, à mon avis. Sur l'Europe, en tant que telle, en tant que projet, en tant qu'Union européenne. C'est assez neutre, parce que de toute façon l'Union européenne n'avait pas comme projet de constituer un corps expéditionnaire pour l'Asie centrale, donc, le fait que cela se passe en Asie centrale, que seule l'armée américaine ait l'ensemble des capacités, des moyens nécessaires pour se projeter n'importe où, cela n'est vexant pour personne, personne ne s'était mis sur ce terrain. Et cela ne change rien, à mon avis, à la validité des ambitions européennes, à nos projets.
Quand nous parlons d'élaborer une politique européenne de défense et de sécurité, tout le monde sait qu'il s'agit de bâtir une capacité d'intervention, d'aide aux opérations de maintien de la paix au pourtour de l'Europe, par exemple dans l'affaire des Balkans, ce genre de choses...Donc, on n'est pas "rétrogradé" en quoi que ce soit, en tant qu'Union européenne. Je dis cela parce qu'il y a eu, dans ces matières internationales, où il faudrait que ce soit l'analyse froide et logique qui l'emporte, c'est souvent très émotionnel, très superficiel et très changeant, alors qu'il faut chercher les lignes de force, par rapport à cela. Du point de vue européen, cela ne change rien au fait que notre agenda est le même. Notre grande affaire des années qui viennent est de réussir à la fois l'élargissement, de le réussir dans l'intérêt des pays candidats, dans l'intérêt de l'Union européenne, et la nouvelle réforme institutionnelle qui a été décidée à Nice, qui va commencer l'an prochain à travers des discussions au sein de la Convention sur l'avenir de l'Europe et qui sera négociée vraiment dans la prochaine Conférence intergouvernementale en 2003-2004. Et notre affaire à nous, Européens - non pas à Quinze parce que dans la convention il y aura déjà les pays candidats, on est déjà de facto, psychologiquement et politiquement, si ce n'est juridiquement, dans une Europe au moins à 25- notre grande affaire est de réussir ces démarches combinées, plus la renégociation budgétaire qui se profile pour 2006. Cela n'est pas modifié par les événements. Alors on peut tirer appui de ces arguments pour dire "il faut une défense européenne qui aille encore plus loin" et quand on aura bâti une capacité de participation à des opérations de maintien de la paix dans notre pourtour proche, il faut être capable de bâtir un instrument qui se projette, qui est une autre force, on peut dire des choses comme cela. Mais cela ne change pas les priorités que je viens d'indiquer sur notre calendrier. Vous voyez, il y a à la fois des événements qui changent, des évolutions qui se précipitent.
Sur la relation américano-russe qui est très importante, on pouvait penser, sans ces événements, qu'au bout d'un certain temps, six mois, un an, un an et demi peut-être, l'Administration Bush allait revenir à une politique républicaine classique, de discussions sur la base de la prise en compte des intérêts nationaux et de la recherche de l'équilibre entre la Russie et les Etats-Unis. L'affaire du 11 septembre a précipité cette évolution.
Voilà quelques exemples. Et par ailleurs, pour aller dans le sens de ce qui n'a pas fondamentalement été modifié, c'est qu'il y a dans ce monde des problèmes extraordinairement importants, extraordinairement mal résolus, qui n'ont pas été créés par le 11 septembre, qui n'ont même pas été créés par les terroristes, qui sont exploités par les terroristes à des fins de propagande, et qui sont toujours là. Il y a de très nombreux conflits encore non résolus dans le monde, en commençant évidemment par le pathétique conflit du Proche-Orient qui ne cesse de s'aggraver, mais il y en a beaucoup d'autres. Il y a beaucoup de conflits, par exemple dans l'Afrique des Grands Lacs, qui concerne 7 ou 8 pays, et il y a plusieurs autres conflits sérieux en Afrique.
Les problèmes des Balkans, on n'est pas encore au terme de notre politique ambitieuse qui consiste à européaniser les Balkans, c'est un vaste programme. On s'est plutôt bien débrouillé ces dernières années pour traiter toute une série de problèmes que l'on a désamorcés, on a avancé, mais quand même tout cela est loin d'être réglé. Mais il y a beaucoup d'autres problèmes, ailleurs, au Moyen-Orient, ou dans le Caucase, ou ailleurs encore. Il y a beaucoup de problèmes qui étaient tout à fait perceptibles avant le 11 septembre, qui n'ont pas disparu. Par exemple, à la Conférence de Durban contre le racisme, sont apparues, dans le forum des ONG qui précédait la Conférence, des expressions tout à fait inacceptables à propos d'Israël et du sionisme et l'opinion occidentale s'est focalisée sur ce point. Mais en même temps, cette Conférence a bien montré qu'il y avait un désaccord très profond dans le monde actuel - pour résumer, entre les occidentaux , 1 milliard d'habitants sur 6, et les autres- sur beaucoup de sujets.
Sur la qualification de l'Histoire à propos du débat sur l'esclavage, à propos de la gouvernance internationale ou les institutions internationales qui sont contestées dans leur composition, dans leur pouvoir, dans des conditionnalités qu'elles imposent, sur le plan politique et économique. Avant même ce choc du terrorisme, quand on regardait attentivement le monde, on pouvait tout à fait se dire, déjà, que nous ne sommes pas encore une communauté internationale, terme que l'on emploie tout le temps, qui parait banal et que nous croyons établi. On n'y est pas encore, en réalité. Nous l'avons cru, par sincérité, par générosité, par bonne volonté, par impatience démocratique. Mais en fait, on n'est pas encore dans cette situation. Il n'y a pas encore un vrai consensus respecté comme tel, partout, aussi bien sur les mécanismes de l'économie, de la démocratie, que de la politique. Cela reste un magnifique et un grand objectif, notre objectif, notre ambition, notre utopie peut-être, mais en tout cas notre ambition. Cela reste à bâtir, mais ce n'est pas acquis aujourd'hui, pas encore et ce n'est pas le 11 septembre qui me fait dire cela. On pouvait le dire aussi bien à travers l'analyse du mouvement antimondialisation, quels que soient ses excès, ou les contresens qu'il commet. On a vu ce mouvement de Seattle à Gênes et on aurait tort de penser qu'il a disparu, uniquement parce qu'on a réussi à se mettre d'accord à Doha, sur les bases d'une négociation commerciale multilatérale qui va pouvoir redémarrer - et c'est une très bonne chose, les bases sont tout à fait acceptables -, mais pour autant ce grand débat sur le contenu de la mondialisation et de la globalisation n'a pas disparu. Quant aux problèmes du reste du monde, je viens de les citer, ils n'ont pas disparu, ils sont toujours là et la politique française n'a pas non plus attendu le 11 septembre pour s'apercevoir que ses problèmes sont là, puisqu'une des caractéristiques de notre action par rapport aux problèmes du monde, c'est précisément de mettre l'accent sans arrêt sur toutes ces bombes à retardement, ces déséquilibres phénoménaux, ces injustices considérables dont certaines se corrigent alors que d'autres s'aggravent. On le dit sans arrêt : on ne peut pas raisonner - comme on le fait peut-être trop souvent dans des cercles économiques - comme si on était dans cette très grande bulle occidentale des pays très développés, qui est dominante, qui est celle où l'on vit ,naturellement. Mais ce n'est pas tout le monde. On ne peut pas dire que l'écart entre cette immense bulle et le reste se réduise. Il y a donc des problèmes.
Le choc du terrorisme aura donc des conséquences sur les Etats-Unis, sur la coopération en matière de justice, en matière de police, il aura des conséquences géopolitiques ou diplomatiques très précises en certains endroits particuliers comme l'Asie centrale, peut-être dans d'autres endroits, nous le verrons. Cela a accéléré les procédures de coopération entre Européens dans ces domaines et j'espère que l'on va pouvoir surmonter le blocage italien sur l'affaire du mandat d'arrêt européen. Mais en même temps, il y a tous les problèmes de ce monde qui sont là, qu'on avait cru disparus, il y a dix ans. On avait dit l'Union soviétique est terminée, tous les problèmes sont réglés et nous avançons tous dans l'allégresse vers la démocratie occidentale et l'économie de marché. C'est un peu plus compliqué que cela et il y a eu, cette année, plusieurs événements qui nous rappellent à cette réalité.
A partir de là, la question est : Qu'est-ce que l'on fait ? Comment s'y prend-on ? Que fait-on, nous, Français ? Que fait-on avec nos partenaires européens pour reprendre cette ambition à laquelle nous ne renoncerons jamais, qui est de bâtir une vraie communauté internationale. Qu'est-ce que cela veut dire de dire cela en 2001, jusqu'à 2010, 2020? Sur quoi faut-il s'appuyer? C'est à mon avis le débat des politiques étrangères et économiques pour les prochaines années.
Voilà en quelques mots ma réaction à la question : Où en sommes-nous trois mois après le 11 septembre ?
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 décembre 2001)
Il y a des choses qui sont incontestablement des changements, des innovations, notamment la démonstration qu'un système terroriste, dans le monde où nous sommes et théoriquement de plus en plus sûr, peut atteindre une capacité de destruction et de nuisance aussi considérable que celle qu'Al Qaïda avait atteinte.
Tout à fait liée à cela, il y a en même temps la révélation de la vulnérabilité possible du pays qui paraissait invulnérable entre tous, les Etats-Unis. Et cela, c'est un choc considérable qui aura certainement des conséquences longues et durables aux Etats-Unis, dans la psychologie américaine, sur certains pans de la politique américaine, c'est évident en matière de défense, en matière de renseignement, mais cela a des conséquences légales, législatives, compte tenu des décisions que les Etats-Unis estiment devoir prendre, en matière de justice ou autre. Donc une répercussion considérable sur le comportement américain, avec une série d'interrogations - est-ce que cela change les Etats-Unis ? - ; avec des interrogations également en Europe, et plus spécialement en France, sur l'unilatéralisme américain. Pour ce que je connais de ce pays, pour ce que je vois, je ne pense pas que l'on puisse s'attendre à un changement de fond de cette démarche qui est très forte dans la mentalité américaine, qui n'est pas liée spécialement à cette administration.
Je pense que les Etats-Unis resteront unilatéralistes dans le réengagement international, comme ils l'étaient dans la phase antérieure, une phase marquée par la tentation du désengagement, jusqu'à un certain point parce que, quand on est une puissance aussi colossale et globale que les Etats-Unis, on ne peut pas se désengager beaucoup. Il y a ce choc, énorme, ce sentiment de vulnérabilité, mais je ne pense pas qu'il modifie les données de base du rapport qu'ont les Etats-Unis avec le reste du monde. Et l'on a vu dans cette même période que, tout en appelant à une coopération internationale forte contre le terrorisme, les Etats-Unis continuaient à refuser - et là je suis analytique, je ne suis pas critique, j'essaie de comprendre comment ils fonctionnent - tout engagement nouveau qui serait de nature à diminuer leur autonomie de décision, leur indépendance, leur souveraineté en quoi que ce soit. Donc, dans le même temps, ils restent toujours aussi hostiles à la Cour pénale internationale, ils restent hostiles aux contrôles qui auraient été nécessaires pour se mettre d'accord sur un protocole qui perfectionnait le désarmement biologique, ils n'ont pas changé sur Kyoto, ils n'ont pas changé sur la question des mines antipersonnel, sur aucun autre point. Sauf que c'est un pays qui reste unilatéraliste, par son poids, par l'idée qu'il a de lui-même, mais en même temps, ce n'est pas un pays qui pense qu'il peut se passer complètement du reste du monde. Mais ce n'est pas non plus l'approche que nous appellerions, nous, en Europe, unilatéraliste. Il vaut mieux le savoir. Cela n'empêche pas d'avoir des rapports de coopération, des rapports d'amitié, qui peuvent se dérouler très bien.
Nous avions encore ce matin à Paris Colin Powell, qui a été reçu par le président et qui est venu ensuite au Quai d'Orsay pour une séance de travail. On a parlé de toutes les questions et pas que de l'Afghanistan naturellement, et pas que du terrorisme.
Donc, c'est le premier point, cela limite, déjà, la portée des commentaires sur "plus rien ne sera jamais comme avant". Je crois que les Etats-Unis seront et resteront les Etats-Unis, dans toute leur force, peut-être plus de force encore par rapport au reste du monde qu'ils n'en avaient avant, si c'est possible et justement c'est possible. Après, il y a une redistribution des cartes diplomatiques qui s'opère parce que dans ce type de choc, un certain nombre de pays saisissent intelligemment l'opportunité. Je ne prends qu'un exemple mais il y a dix à douze pays qui sont dans cette situation de profiter de ce que j'ai appelé dans une interview "un effet d'aubaine". La Russie. M. Poutine a évidemment un programme pour la Russie qui est de la moderniser. De relever la Russie. C'est un homme qui manifestement a vécu difficilement le déclin et la chute de l'Union soviétique et qui veut relever son pays, la patrie russe. Dès ma première rencontre avec lui, j'ai estimé que c'était viscéralement un patriote par rapport à la Russie. Cela m'avait été reproché à l'époque par quelques commentateurs qui pensaient que cette analyse était liée à l'affaire de Tchétchénie, mais je ne le liais pas à la question de la Tchétchénie. Je le liais à une idée d'un homme qui estime que son pays doit jouer un grand rôle dans le monde, qui veut le redresser, le reconstruire ou le construire différemment, bref qui veut faire de la Russie un pays moderne. Il sait qu'il a besoin ou qu'ils ont besoin pour cela de vingt ou trente ans. Cela ne peut passer que par un partenariat stratégique avec les pays occidentaux. Parce qu'il n'y a que les pays occidentaux qui ont le savoir-faire, la capacité financière, la capacité technologique et ce n'est que sur eux qu'il peut s'appuyer. Ce n'est pas la tradition de la politique étrangère russe - soviétique et russe -, ce n'est pas du tout la tradition de la politique de défense russe. M. Poutine a eu du mal au début, mais c'était la politique qu'il portait en lui. Quand est arrivée la tragédie du 11 septembre, il a fait preuve d'une capacité stratégique très remarquable et il a réagi instantanément. C'est le jour même qu'il a appelé le président Bush, avant qu'il y ait eu la moindre demande de quoi que ce soit, avant même que nous ayons adopté au sein du Conseil de sécurité cette résolution 1368 dont nous, Français, avons pris l'initiative pour dire que la communauté internationale reconnaissait que les Etats-Unis étaient en état de légitime défense et que la riposte était légitime etc. M. Poutine a réagi immédiatement pour dire au président Bush "je suis à vos côtés". Je pense que c'est l'acte fondateur d'une nouvelle politique russe qui va durer aussi longtemps qu'ils le pourront, qui est une vraie politique stratégique dans la durée. Je pense que cette administration américaine qui avait commencé avec beaucoup de circonspection par rapport à la Russie, avec beaucoup d'influences allant dans le sens d'un retour à l'antagonisme, a compris, a saisi cette occasion, et qu'un nouveau rapport américano-russe est en train de se construire.
Voilà, cela est un exemple, je pourrais citer un certain nombre d'exemples de pays qui ont saisi l'opportunité, par exemple le Pakistan qui, ayant été, à un moment donné, tout à fait indispensable aux actions qu'il fallait mener contre Al Qaïda, a pu être réinséré dans la communauté internationale, les sanctions ont été levées et le président Musharraf a également fait le bon choix. Evidemment les conséquences pour le monde du bon choix fait par M. Poutine sont beaucoup plus considérables. Il y a des redistributions des cartes, sur ce plan. Il y a un ensemble de pays dont les rapports sont modifiés, modification en Asie centrale, par exemple. Ce n'est pas vrai pour tout le monde. Par exemple, il y a aussi le contraire de "l'effet d'aubaine" - je ne sais pas comment l'appeler -, ou bien des manques de chance ou d'opportunité. Par exemple, l'OTAN, en tant qu'organisme, n'est pas renforcée par cette évolution, par ces événements. L'OTAN s'est manifestée, s'est déclarée disponible, mais les Etats-Unis n'ont pas estimé nécessaire ou utile de se servir de l'OTAN puisque l'armée américaine a voulu mener cette affaire seule. Mis à part quelques compléments ponctuels très précis de quelques alliés, mais dans des proportions tout à fait réduites, le Pentagone a voulu mener cette guerre sans être gêné par aucune concertation, aucune discussion stratégique ou tactique même sur les cibles, avec qui que ce soit, même avec des amis très sûrs. L'OTAN n'a pas sa place par rapport à cela.
Je ne vais pas faire tout le tour d'horizon diplomatique, mais j'ai pris un exemple, la Russie, qui en profite intelligemment. Pour l'OTAN, cela met en évidence une sorte de déshérence, qui amène l'OTAN à se demander quel est son rôle dans l'avenir. Sur l'Europe, c'est assez neutre, à mon avis. Sur l'Europe, en tant que telle, en tant que projet, en tant qu'Union européenne. C'est assez neutre, parce que de toute façon l'Union européenne n'avait pas comme projet de constituer un corps expéditionnaire pour l'Asie centrale, donc, le fait que cela se passe en Asie centrale, que seule l'armée américaine ait l'ensemble des capacités, des moyens nécessaires pour se projeter n'importe où, cela n'est vexant pour personne, personne ne s'était mis sur ce terrain. Et cela ne change rien, à mon avis, à la validité des ambitions européennes, à nos projets.
Quand nous parlons d'élaborer une politique européenne de défense et de sécurité, tout le monde sait qu'il s'agit de bâtir une capacité d'intervention, d'aide aux opérations de maintien de la paix au pourtour de l'Europe, par exemple dans l'affaire des Balkans, ce genre de choses...Donc, on n'est pas "rétrogradé" en quoi que ce soit, en tant qu'Union européenne. Je dis cela parce qu'il y a eu, dans ces matières internationales, où il faudrait que ce soit l'analyse froide et logique qui l'emporte, c'est souvent très émotionnel, très superficiel et très changeant, alors qu'il faut chercher les lignes de force, par rapport à cela. Du point de vue européen, cela ne change rien au fait que notre agenda est le même. Notre grande affaire des années qui viennent est de réussir à la fois l'élargissement, de le réussir dans l'intérêt des pays candidats, dans l'intérêt de l'Union européenne, et la nouvelle réforme institutionnelle qui a été décidée à Nice, qui va commencer l'an prochain à travers des discussions au sein de la Convention sur l'avenir de l'Europe et qui sera négociée vraiment dans la prochaine Conférence intergouvernementale en 2003-2004. Et notre affaire à nous, Européens - non pas à Quinze parce que dans la convention il y aura déjà les pays candidats, on est déjà de facto, psychologiquement et politiquement, si ce n'est juridiquement, dans une Europe au moins à 25- notre grande affaire est de réussir ces démarches combinées, plus la renégociation budgétaire qui se profile pour 2006. Cela n'est pas modifié par les événements. Alors on peut tirer appui de ces arguments pour dire "il faut une défense européenne qui aille encore plus loin" et quand on aura bâti une capacité de participation à des opérations de maintien de la paix dans notre pourtour proche, il faut être capable de bâtir un instrument qui se projette, qui est une autre force, on peut dire des choses comme cela. Mais cela ne change pas les priorités que je viens d'indiquer sur notre calendrier. Vous voyez, il y a à la fois des événements qui changent, des évolutions qui se précipitent.
Sur la relation américano-russe qui est très importante, on pouvait penser, sans ces événements, qu'au bout d'un certain temps, six mois, un an, un an et demi peut-être, l'Administration Bush allait revenir à une politique républicaine classique, de discussions sur la base de la prise en compte des intérêts nationaux et de la recherche de l'équilibre entre la Russie et les Etats-Unis. L'affaire du 11 septembre a précipité cette évolution.
Voilà quelques exemples. Et par ailleurs, pour aller dans le sens de ce qui n'a pas fondamentalement été modifié, c'est qu'il y a dans ce monde des problèmes extraordinairement importants, extraordinairement mal résolus, qui n'ont pas été créés par le 11 septembre, qui n'ont même pas été créés par les terroristes, qui sont exploités par les terroristes à des fins de propagande, et qui sont toujours là. Il y a de très nombreux conflits encore non résolus dans le monde, en commençant évidemment par le pathétique conflit du Proche-Orient qui ne cesse de s'aggraver, mais il y en a beaucoup d'autres. Il y a beaucoup de conflits, par exemple dans l'Afrique des Grands Lacs, qui concerne 7 ou 8 pays, et il y a plusieurs autres conflits sérieux en Afrique.
Les problèmes des Balkans, on n'est pas encore au terme de notre politique ambitieuse qui consiste à européaniser les Balkans, c'est un vaste programme. On s'est plutôt bien débrouillé ces dernières années pour traiter toute une série de problèmes que l'on a désamorcés, on a avancé, mais quand même tout cela est loin d'être réglé. Mais il y a beaucoup d'autres problèmes, ailleurs, au Moyen-Orient, ou dans le Caucase, ou ailleurs encore. Il y a beaucoup de problèmes qui étaient tout à fait perceptibles avant le 11 septembre, qui n'ont pas disparu. Par exemple, à la Conférence de Durban contre le racisme, sont apparues, dans le forum des ONG qui précédait la Conférence, des expressions tout à fait inacceptables à propos d'Israël et du sionisme et l'opinion occidentale s'est focalisée sur ce point. Mais en même temps, cette Conférence a bien montré qu'il y avait un désaccord très profond dans le monde actuel - pour résumer, entre les occidentaux , 1 milliard d'habitants sur 6, et les autres- sur beaucoup de sujets.
Sur la qualification de l'Histoire à propos du débat sur l'esclavage, à propos de la gouvernance internationale ou les institutions internationales qui sont contestées dans leur composition, dans leur pouvoir, dans des conditionnalités qu'elles imposent, sur le plan politique et économique. Avant même ce choc du terrorisme, quand on regardait attentivement le monde, on pouvait tout à fait se dire, déjà, que nous ne sommes pas encore une communauté internationale, terme que l'on emploie tout le temps, qui parait banal et que nous croyons établi. On n'y est pas encore, en réalité. Nous l'avons cru, par sincérité, par générosité, par bonne volonté, par impatience démocratique. Mais en fait, on n'est pas encore dans cette situation. Il n'y a pas encore un vrai consensus respecté comme tel, partout, aussi bien sur les mécanismes de l'économie, de la démocratie, que de la politique. Cela reste un magnifique et un grand objectif, notre objectif, notre ambition, notre utopie peut-être, mais en tout cas notre ambition. Cela reste à bâtir, mais ce n'est pas acquis aujourd'hui, pas encore et ce n'est pas le 11 septembre qui me fait dire cela. On pouvait le dire aussi bien à travers l'analyse du mouvement antimondialisation, quels que soient ses excès, ou les contresens qu'il commet. On a vu ce mouvement de Seattle à Gênes et on aurait tort de penser qu'il a disparu, uniquement parce qu'on a réussi à se mettre d'accord à Doha, sur les bases d'une négociation commerciale multilatérale qui va pouvoir redémarrer - et c'est une très bonne chose, les bases sont tout à fait acceptables -, mais pour autant ce grand débat sur le contenu de la mondialisation et de la globalisation n'a pas disparu. Quant aux problèmes du reste du monde, je viens de les citer, ils n'ont pas disparu, ils sont toujours là et la politique française n'a pas non plus attendu le 11 septembre pour s'apercevoir que ses problèmes sont là, puisqu'une des caractéristiques de notre action par rapport aux problèmes du monde, c'est précisément de mettre l'accent sans arrêt sur toutes ces bombes à retardement, ces déséquilibres phénoménaux, ces injustices considérables dont certaines se corrigent alors que d'autres s'aggravent. On le dit sans arrêt : on ne peut pas raisonner - comme on le fait peut-être trop souvent dans des cercles économiques - comme si on était dans cette très grande bulle occidentale des pays très développés, qui est dominante, qui est celle où l'on vit ,naturellement. Mais ce n'est pas tout le monde. On ne peut pas dire que l'écart entre cette immense bulle et le reste se réduise. Il y a donc des problèmes.
Le choc du terrorisme aura donc des conséquences sur les Etats-Unis, sur la coopération en matière de justice, en matière de police, il aura des conséquences géopolitiques ou diplomatiques très précises en certains endroits particuliers comme l'Asie centrale, peut-être dans d'autres endroits, nous le verrons. Cela a accéléré les procédures de coopération entre Européens dans ces domaines et j'espère que l'on va pouvoir surmonter le blocage italien sur l'affaire du mandat d'arrêt européen. Mais en même temps, il y a tous les problèmes de ce monde qui sont là, qu'on avait cru disparus, il y a dix ans. On avait dit l'Union soviétique est terminée, tous les problèmes sont réglés et nous avançons tous dans l'allégresse vers la démocratie occidentale et l'économie de marché. C'est un peu plus compliqué que cela et il y a eu, cette année, plusieurs événements qui nous rappellent à cette réalité.
A partir de là, la question est : Qu'est-ce que l'on fait ? Comment s'y prend-on ? Que fait-on, nous, Français ? Que fait-on avec nos partenaires européens pour reprendre cette ambition à laquelle nous ne renoncerons jamais, qui est de bâtir une vraie communauté internationale. Qu'est-ce que cela veut dire de dire cela en 2001, jusqu'à 2010, 2020? Sur quoi faut-il s'appuyer? C'est à mon avis le débat des politiques étrangères et économiques pour les prochaines années.
Voilà en quelques mots ma réaction à la question : Où en sommes-nous trois mois après le 11 septembre ?
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 décembre 2001)