Texte intégral
Question : Monsieur le ministre, vous conduisez la diplomatie française depuis maintenant plus de six mois. Quels sont les domaines dans lesquels votre action se démarque le plus nettement de celle qui avait été menée sous les gouvernements précédents ?
Le ministre : Quand je suis arrivé au quai d'Orsay, mon intention n'était pas de changer les choses pour le plaisir de les changer. Il faut changer ce qui mérite de l'être et conserver ce qui doit être conservé. Dans la politique étrangère de mes prédécesseurs, il existait des éléments de continuité par rapport à ce qui avait été accompli avant 1981. Je voudrais en citer quelques exemples.
Le premier élément de continuité, c'est l'idée que la construction européenne est fondée sur la réconciliation franco-allemande, que la relation privilégiée entre la France et l'Allemagne en constitue le moteur essentiel. Ce principe, qui date du général de Gaulle et de Konrad Adenauer, a été maintenu au fil des décennies, y compris après 1981. Et nous avons bien l'intention de continuer à l'appliquer.
Deuxième exemple : la fidélité à nos alliances. On a fini par comprendre que, en se retirant de l'organisation intégrée de l'OTAN, le général de Gaulle n'avait pas quitté pour autant l'Alliance atlantique. Bien que le contexte européen ait profondément évolué, nous demeurons attachés à l'Alliance et à la présence de soldats américains sur notre continent.
Troisième exemple : l'aide au développement. C'est un des axes majeurs de l'action extérieure de la France qui, avant comme après 1981, s'est toujours efforcée de se montrer exemplaire dans ce domaine. De même, au Proche-Orient, la ligne fixée en son temps par le général de Gaulle – ligne qui consiste à rappeler à Israël que nous sommes attachés à son existence dans des frontières sûres et reconnues tout en disant aux Palestiniens qu'ils ont droit à une terre, à un État – n'a pas bougé.
Il n'empêche : il y avait des changements à apporter et nous les avons apportés. Nous avons, d'une part, clarifié nos positions dans un certain nombre de domaines et, d'autre part, redonné mouvement et initiative à une diplomatie qui s'était un peu assoupie.
Question : Sur quoi, plus précisément, cette "clarification" a-t-elle porté ?
Le ministre : Je vous donnerai, là encore, quelques exemples. Nos relations avec le Maghreb, en particulier avec le Maroc, n'étaient pas bonnes. Eh bien, nous avons insufflé un nouvel élan à la coopération avec ces pays. Je me suis rendu à Rabat au mois de juin, le Premier ministre y est allé en juillet : grâce à ces contacts, un climat de confiance a pu être rétabli. C'est également vrai avec l'Algérie : j'ai reçu il y a quelques mois mon homologue algérien à qui j'ai affirmé sans ambiguïté, que nous considérions la violence intégriste comme une déviation à combattre. Redha Malek est devenu, depuis lors, chef du gouvernement algérien et j'entretiens avec lui de très bonnes relations.
Deuxièmement, l'ex-Yougoslavie. Jamais, auparavant, un ministre des Affaires étrangères français n'avait déclaré à l'Assemblée nationale, en réponse à une question d'actualité, que la Serbie était l'agresseur et qu'elle se moquait de la communauté internationale. Je l'ai fait dès le mois d'avril. Avant mars 1993, lorsqu'il s'agissait de discuter au Conseil de sécurité des Nations unies d'éventuelles sanctions contre la Serbie, la France hésitait à se solidariser avec ses partenaires. Or c'est la France qui, en avril dernier, a fait voter la résolution 820. Dois-je rappeler que cette résolution a incontestablement contribué à modifier le comportement des Serbes de Belgrade ?
Enfin, troisième exemple : l'Afrique. Nous avons très clairement expliqué que l'Afrique devait évoluer – à son pas, naturellement – sur la voie de la démocratie. Ce principe avait été énoncé lors du sommet de La Baule, mais avait été suivi de peu d'effets. Nous l'avons concrétisé dans deux pays, le Togo et le Centrafrique, où nous avons exigé que les élections soient de vraies élections, pas des mascarades. Voilà pour ce qui est de la clarification.
Question : Et quant à la "revivification" de la diplomatie, dont vous parliez à l'instant ?
Le ministre : Je vous citerai d'abord la Conférence sur la stabilité en Europe, qui est une initiative du Premier ministre, et qui correspond manifestement à l'attente de nos voisins d'Europe centrale et orientale. Nous sommes en train d'y travailler avec les Douze qui ont fait leur cette proposition. Autre dossier peut-être moins facile à aborder : le GATT. Notre mémorandum a montré que cette négociation ne se réduisait pas au simple volet agricole ; qu'elle comportait d'autres aspects importants, notamment la sidérurgie ou l'organisation mondiale du commerce. Comment les Américains peuvent-ils parler de libre-échange, de suppression des droits de douane et, dans le même temps, imposer 100 % de pénalisation sur leurs importations d'acier européen ?
Question : Monsieur le ministre, une question à chaud sur les événements survenus début octobre à Moscou. Aussi légitime qu'il pût être dans ce cas précis, l'usage de la force n'a-t-il pas compromis l'avenir de la démocratie russe, telle que l'incarnait Boris Eltsine ?
Le ministre : Il est toujours regrettable qu'on en arrive à utiliser la force pour sortir d'un blocage politique. Mais nous continuerons à soutenir Boris Eltsine pour autant qu'il est porteur d'un projet de démocratisation et de réformes. II faut maintenant que le peuple russe lui-même puisse s'exprimer dans des élections libres et pluralistes, et que, sur cette base, la Russie se dote enfin d'une Constitution stable.
Question : Ne pensez-vous pas que l'Europe, et notamment la France, devrait davantage aider la Russie ?
Le ministre : Bien entendu, nous devons apporter à la Russie notre aide économique et financière. Les engagements pris par le G7 doivent être tenus. Les pays occidentaux font peut-être preuve de lourdeur et d'inertie, mais on ne doit pas dissimuler qu'il y a aussi un sérieux problème du côté russe, où l'on a du mal à s'organiser pour recevoir efficacement cette aide. Et puis, nous devons être conscients que l'avenir économique de la Russie se joue dans ses régions et non plus seulement au centre. Nos hommes d'affaires devront s'adapter à cette nouvelle donne et faire preuve d'imagination.
Question : Arrêtons-nous quelques instants sur l'ex-Yougoslavie ? Comment ce conflit aurait-il pu être évité ? Et quelles furent, à vos yeux, les erreurs qui ont été commises par les Occidentaux en général et les Européens en particulier ?
Le ministre : Il serait présomptueux de démontrer qu'on aurait pu éviter le drame actuel. Personne n'en sait rien. Mais force est de reconnaître que cette crise a été mal gérée. On s'est trop vite précipité sur les dépouilles de l'ex-Yougoslavie. L'empressement avec lequel les Européens ont été conduits à reconnaître l'existence de la Croatie et de la Slovénie, sous la pression allemande, a été une erreur. Pour artificiel qu'il fût devenu, le maintien d'un cadre confédéral aurait sans doute permis d'endiguer le déchaînement des nationalismes auquel nous assistons aujourd'hui. Une deuxième erreur – très grave – a consisté à proclamer, avant même que les Serbes n'aient véritablement pris l'offensive, que nous renoncerions par avance à l'usage de la force et que nous nous bornerions à soigner les blessés ! À l'époque, mes amis et moi-même insistions, au contraire, pour qu'on brandisse la menace de frappes aériennes ciblées sur les dispositifs militaires serbes. Nous pensions qu'une telle attitude aurait pu avoir un effet dissuasif. La situation dont nous avons hérité en avril 1993 est radicalement différente de celle qui prévalait il y a deux ans. Avec 6 000 Français sur le terrain et compte tenu de l'avancée des troupes serbes, la notion de frappes aériennes n'a plus le même sens. On ne peut pas nous reprocher, sur ce point, d'avoir changé d'avis ; c'est la situation qui a changé.
Question : Vous suggérez que la reconnaissance précipitée, par la Communauté, de la Slovénie et de la Croatie a encouragé l'agression serbe. Or cette agression, qui était d'ailleurs planifiée depuis des années, débute en octobre 1991 alors que la reconnaissance, elle, date de janvier 1992 ! Comment, dans ces conditions, établir un lien de cause à effet entre ces deux événements ?
Le ministre : Il est vrai que la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie est postérieure de quelques mois à l'offensive des Serbes. Mais la controverse qui, au sein de la Communauté, opposait partisans et adversaires d'une telle reconnaissance avait commencé bien avant.
Question : Ne croyez-vous pas que la communauté internationale aurait dû reconnaître les États issus de l'ex-Yougoslavie non pas plus tard, mais plus tôt ? Si cette reconnaissance avait eu lieu, par exemple, dès l'été 1991, les Serbes auraient sans doute compris la mise en garde…
Le ministre : Il est difficile de refaire l'Histoire, je suis cependant convaincu qu'une reconnaissance encore plus précoce aurait accéléré l'éclatement de la confédération ex-yougoslave. Une confédération à laquelle on a substitué à la va-vite des États nationaux sans bien en mesurer toutes les conséquences, en particulier sur la Bosnie.
Loin de moi l'envie de pleurer sur l'empire austro-hongrois, l'empire ottoman ou l'empire communiste ; mais je crois que la balkanisation, au sens banal qu'elle a pris, a été un facteur de désarroi.
Question : La France, avec quelques autres, s'est opposée à la levée de l'embargo au motif que cette mesure ne ferait qu'amplifier les massacres. Que vaut un raisonnement de ce genre qui prétend modérer la violence au prix de l'abandon des agressés ?
Le ministre : J'ai dénoncé le comportement des Serbes, et je continue à le faire. Mais personne n'est blanc-bleu dans cette affaire. Il faut avoir le courage de dire, sans même remonter à la période 1940/1944 où les Croates ont massacré 700 000 Serbes, que lorsque les Croates peuvent "casser du Musulman", ils cassent du Musulman allègrement ! Et que lorsque les Musulmans ont le dessus, ils ne sont pas des modèles de tolérance.
Question : Mais les Croates et les Musulmans résistent à une agression. Le ghetto de Varsovie, aussi, résistait…
Le ministre : Les situations ne sont en rien comparables. Les juifs du ghetto de Varsovie ne torturaient pas, ne massacraient pas les femmes, ne créaient pas des camps de concentration !
Mais revenons à la question de la levée de l'embargo sur les livraisons d'armes aux Bosniaques. À en croire certains, il ne serait pas moral de laisser les uns se procurer des armes et de priver les autres de cette possibilité. Les Musulmans prétendent que s'ils réclament des armes, ce n'est pas pour se battre mais pour exercer une dissuasion sur leurs agresseurs. Est-ce si sûr ? Le fond de mon analyse, c'est que si l'on avait permis l'arrivée d'armes lourdes clans le camp des différents belligérants, tous en auraient immédiatement profité pour reprendre l'initiative. Ce qui aurait inévitablement entraîné une intensification des combats et l'écrasement des Musulmans. J'ajoute qu'il existe une corrélation très étroite entre l'opinion des différentes puissances sur ce sujet et leur présence sur le terrain. Tous les pays qui ont envoyé des soldats sur place, qui ont des troupes au sol, sont, hostiles à la levée de l'embargo. En revanche, ceux qui sont absents du terrain y sont favorables. La vérité, c'est que si les Américains et les Russes avaient répondu aux appels pressants que nous leur avons lancés pour venir se joindre à nous sur le théâtre des opérations, nous n'en serions probablement pas là, permettez-moi d'insister là-dessus. Car, au fond, pourquoi la France a-t-elle pris position contre la levée de l'embargo ? Ce n'est pas par hasard. Il y avait une logique dans notre action et cette logique politique tenait en trois points.
Il s'agissait, dans un premier temps, d'imposer à la Serbie de véritables sanctions ; nous l'avons fait. La résolution 820 – je l'ai dit – est, dans sa lettre, extraordinairement contraignante. Dans ses effets, elle est loin d'être négligeable. Elle est à peu près respectée sur le Danube ; elle l'est beaucoup moins, il est vrai, au sol, mais la Macédoine a fini par resserrer ses contrôles.
Deuxième élément : nous avons soutenu la création de "zones de sécurité" par le biais des résolutions 836 et suivantes. Je persiste à penser que si la France n'avait pas été la seule à dépêcher 1 000 soldats supplémentaires ; si la force aérienne avait été mise en place plus vite ; si, par surcroît, le secrétariat général des Nations unies avait pu envoyer plus vite sur place les 7 000 hommes nécessaires, dont il ne dispose toujours pas aujourd'hui, ces zones de sécurité auraient eu un impact bien plus important. Les populations musulmanes auraient compris que nos troupes sont là non seulement pour leur fournir une aide humanitaire, mais aussi pour les protéger.
Le troisième volet de notre politique était le soutien aux efforts de Lord Owen et de M. Stoltenberg qui, à deux reprises, ont failli aboutir. Cette logique impliquait le refus de lever l'embargo sur les armes. Mais ce refus aurait été mieux compris si les autres mesures avaient été correctement mises en œuvre en même temps, et les choses se seraient certainement passées différemment.
Question : Si le processus de Genève était remis en cause, la France déciderait-elle de rapatrier ses forces présentes sur le terrain ?
Le ministre : Dans cette hypothèse, nous n'excluons pas, en effet, cette solution de désespoir c'est-à-dire le retrait de nos troupes et la levée de l'embargo.
Question : En définitive, une vraie "victoire" pour les Européens, eût consisté 1) à obtenir la restitution par l'agresseur serbe des territoires conquis par la force et 2) à lui faire expier son crime. Ces deux objectifs ne vous semblent-ils pas définitivement hors de portée ?
Le ministre : L'échec de la communauté internationale est patent. Nous n'avons pas pu éviter que la Serbie et la Croatie s'emparent d'une partie du territoire de la Bosnie. Au mois d'avril, les jeux étaient faits. La seule façon de revenir sur cet échec aurait été d'envoyer 300 000 hommes en Bosnie pour reconquérir les territoires confisqués par les Serbes. Mais qui voulait le faire ? Cessons d'être hypocrites : personne !
Il ne nous reste plus maintenant qu'à négocier une sortie, si ce n'est "honorable", du moins "viable". Là aussi, il faut regarder la réalité en face. Lorsqu'on nous dit qu'une confédération composée de trois communautés serait une catastrophe épouvantable, je ne suis pas d'accord. Tout dépend à quelles conditions. Il y a encore six mois, le plan VANCE-OWEN était considéré comme un succès écrasant pour les Serbes Aujourd'hui tout le monde le regrette. Nous avons maintenant un plan OWEN-STOLTENBERG qui consiste à sauvegarder un statut international pour la Bosnie-Herzégovine, à lui donner une organisation institutionnelle très décentralisée et à définir une répartition géographique des communautés à peu près cohérente. Encore faut-il veiller à ce que les Musulmans ne soient pas relégués dans quelques enclaves qui se transformeraient en autant de "bandes de Gaza" et qu'ils puissent bénéficier d'un territoire viable sur les plans politique et économique. Si la communauté internationale est capable, que ce soit dans le cadre de l'ONU, de la Communauté ou de la CSCE, d'apporter sa garantie à cet arrangement, je pense que cette carte vaut la peine d'être jouée. C'est ce qui est en cours à Genève ; c'est ce que nous souhaitons. En cas de rupture des négociations, nous nous enfoncerions malheureusement dans le chaos le plus total.
Question : Monsieur le ministre, comment, dans quelques années, expliquerez-vous à des jeunes gens que l'Europe a laissé se développer, à deux heures de Venise, une tragédie qui a fait au moins 200 000 morts et plus de 2 millions de réfugiés ?
Le ministre : Je crois être de ceux qui n'ont pas éludé la question de la responsabilité des Européens… et des autres. L'explication la plus simple et la plus facile consiste à dire que s'il avait existé une entité européenne de défense ; si l'Union de l'Europe occidentale avait été à la hauteur de sa tâche ; si l'Europe avait su se doter de forces d'intervention rapide capables de se projeter sur le terrain ; si nous avions tenu aux Serbes le langage de la fermeté et si nous les avions, dès le début, menacés de représailles en cas d'attaque de leur part, cette tragédie ne se serait peut-être pas produite.
Question : Plus que les moyens, ne pensez-vous pas que c'est surtout la volonté qui, dans cette affaire, a fait défaut aux Européens ?
Le ministre : Parfois, les moyens donnent la volonté. En tout cas, si c'est votre réponse qui est la bonne, nous n'aurons eu que ce que nous aurons mérité !
Question : Compte tenu de l'évolution du continent européen au cours des quatre dernières années il est devenu indispensable de repenser le cadre politique et stratégique des relations entre États. Quelle est la meilleure voie à suivre pour conduire ce processus ? Le projet de grande conférence sur la stabilité en Europe, suggéré par Édouard Balladur, vous semble-t-il répondre à cette nécessité ?
Le ministre : Je le crois profondément. D'ailleurs, l'intérêt que suscite cette conférence, aussi bien chez nos partenaires de la Communauté qu'en Europe centrale et orientale, et même aux États-Unis ou en Russie, suffit à en démontrer le bien-fondé. L'essentiel est d'éviter que ce qui a eu lieu hier en Yougoslavie ne se reproduise demain ailleurs. Car le risque de contagion ne doit pas être sous-estimé. J'étais en Hongrie il n'y a pas très longtemps : la situation des minorités hongroises en Voïvodine, en Transylvanie, en Slovaquie et en Ukraine a atteint un niveau de tension très préoccupant. La conférence vise précisément à éviter l'explosion de la poudrière. Le but n'est pas de créer une nouvelle institution, une "CSCE bis", un nouveau Conseil de l'Europe attaché à la défense des minorités ; mais simplement d'inciter les pays d'Europe centrale et orientale à régler leurs problèmes de minorités. Des précédents récents – notamment le traité germano-polonais sur la ligne Oder-Neisse et l'accord signé entre la Hongrie et l'Ukraine sur la situation des minorités magyares en Ukraine – montrent qu'il est possible d'avancer dans cette direction. Il faut faire en sorte que cette formule de règlements bilatéraux, accompagnés d'une stabilisation et d'une pérennisation des frontières, se généralise en Europe. La grande conférence dont nous avons pris l'initiative permettrait de lancer le processus ; d'asseoir, ensuite, à des tables de négociations bilatérales les États concernés ; et, enfin, d'apporter une garantie multilatérale aux accords qui seraient conclus.
Question : Cette conférence débouchera-t-elle sur un acte final juridiquement contraignant ?
Le ministre : Les traités bilatéraux auxquels je viens de faire allusion seront, par définition, contraignants. Parallèlement, une procédure de règlement et de prévention des différends sera mise en place. Un succès de la conférence permettrait d'accélérer l'ouverture de la Communauté, et la création d'un système de sécurité collective pour la grande Europe.
Question : Concrètement, comment les choses vont-elles se dérouler ?
Le ministre : La machine est en marche : le Conseil européen de Copenhague de juin 1993 a chargé les douze ministres des Affaires étrangères de saisir le prochain Conseil européen de Bruxelles d'un texte opérationnel. À cette initiative des Douze, nous souhaitons associer les grandes puissances qui sont particulièrement intéressées à la sécurité de l'Europe, c'est-à-dire les États-Unis et la Russie.
Question : Un calendrier a-t-il déjà été fixé ?
Le ministre : Après le sommet du Conseil de l'Europe qui vient d'avoir lieu en octobre, et qui s'est penché sur le problème des minorités, la prochaine échéance serait le Conseil européen de décembre. En janvier, se tiendra un Conseil atlantique exceptionnel. La conférence pourrait donc s'ouvrir dans le courant du premier trimestre 1994. Ses travaux pourraient durer entre un an et un an et demi.
Question : Vous y avez fait brièvement allusion : les États anciennement communistes ont hâte de rejoindre les rangs de la Communauté et de s'associer aux systèmes de sécurité européens. Quelle réponse pouvez-vous leur fournir ?
Le ministre : Je me suis rendu récemment en Pologne, en République tchèque et en Hongrie. Partout, j'y ai entendu les discours que vous évoquez. La volonté d'entrer le plus vite possible dans la Communauté européenne – qui est parfois mal comprise et que, notamment en République tchèque, on confond trop souvent avec une simple zone de libre-échange – est évidente. Mais ce n'est pas si simple : le droit communautaire est un droit complexe, qui implique à la fois des exigences et des contraintes. Certains dirigeants, comme Lech Walesa, n'hésitent pas à prédire que si dans les cinq ans à venir ces pays ne sont pas intégrés à la famille européenne, le risque est grand de voir la Russie les reprendre sous son aile protectrice. Parce que, souligne-t-on, l'impérialisme russe n'est pas mort et qu'il est prêt à resurgir sur des bases différentes. Nous sommes donc confrontés à une attente très forte, à laquelle nous avons le devoir de répondre.
En ce qui concerne la Communauté, il faut que nous soyons moins frileux que nous ne l'avons été. La France est favorable à l'entrée de ces pays dans la Communauté, selon un calendrier encore à déterminer, qui devra prévoir des mesures de transition.
Quant à la sécurité, le problème est plus compliqué. L'entrée des États d'Europe centrale et orientale dans le dispositif de l'OTAN bouleverserait totalement la nature de l'Alliance. Il est vrai, me direz-vous, que sa raison d'être première – la menace d'une invasion soviétique – a désormais disparu. Quoi qu'il en soit, tout cela mérite une réflexion approfondie. Nous sommes en train de la mener dans la perspective du sommet de l'Alliance prévu pour début janvier.
Question : Pourquoi ne pas utiliser, au moins à titre transitoire, les structures de l'UEO ?
Le ministre : Vous avez raison. L'UEO pourrait servir de passerelle entre le statu quo actuel et l'adhésion à l'Alliance. Nous sommes décidés à convaincre nos partenaires américains que nous sommes attachés à l'Alliance atlantique et que cette Alliance doit se manifester par le maintien d'une présence américaine en Europe. Mais Washington doit également comprendre qu'il est naturel que les pays européens se concertent et disposent d'un outil qui leur soit propre : l'UEO.
Question : Bref, est-il exact d'affirmer que vous ne rejetez pas l'idée d'associer certains pays ex-communistes à l'OTAN ?
Le ministre : Non, je ne la rejette pas. D'une manière indirecte, c'est déjà chose faite, par l'intermédiaire du COCONA.
Question : Compte tenu des bouleversements intervenus ces dernières années, on évoque de façon de plus en plus insistante l'éventualité d'une association plus intime de la France à l'OTAN. Comment le gaulliste que vous êtes accueille-t-il cette suggestion ?
Le ministre : Certains ont, en effet, exprimé le souhait que la France réintègre le comité des plans de défense et s'implique davantage dans le fonctionnement de l'Alliance. Comme je viens de vous le dire, je suis partisan du maintien de l'Alliance et de l'émergence progressive, en son sein, d'une entité européenne qui, le cas échéant, puisse disposer de sa propre liberté de manœuvre. Il faut que les Américains réalisent qu'une telle initiative n'est pas dirigée contre eux, qu'il ne s'agit pas d'une sorte de "machination" d'inspiration française pour saborder l'Alliance, et que nos partenaires soient d'accord. Dans l'affaire de l'ex-Yougoslavie, l'OTAN a joué un rôle quasiment inexistant tant que les Américains ne s'y sont pas intéressés. Si l'Europe s'était dotée, en heure et en temps d'un outil de défense efficace, elle aurait été en mesure de réagir plus rapidement à la crise bosniaque. Encore une fois, les Américains doivent admettre que le renforcement du pôle européen aboutira à renforcer l'Alliance plutôt qu'à l'affaiblir. Pour le moment, le message a du mal à passer !
Question : Comment la France envisage-t-elle ses relations avec la Grande-Bretagne, au moment où les rapports franco-allemands semblent devenir de plus en plus complexes ?
Le ministre : Malgré d'inévitables difficultés de parcours, la relation franco-allemande reste extraordinairement solide. On vient de le voir à Bruxelles, le 20 septembre dernier, lors du Conseil Jumbo sur le GATT. La relation entre Paris et Londres n'est pas une alternative au couple franco-allemand qui reste le moteur de la construction européenne ; c'est un complément. La Grande-Bretagne et la France sont de vieilles et grandes puissances. Elles sont toutes deux membres permanents du Conseil de sécurité, ce qui leur crée des obligations et leur confère un poids spécifique. J'ajoute que nous serons conduits, au fur et à mesure de l'élargissement de la Communauté, à envisager des solidarités européennes par thèmes. On ne pourra pas tout faire tous ensemble. Ainsi, pour le problème de la sécurité, il est évident que la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne ont un rôle particulier à jouer.
Question : Passons à l'Asie, si vous le voulez bien. L'établissement de relations commerciales avec des pays qui ne sont réputés ni pour leur respect des droits de l'homme ni pour leur attachement aux valeurs libérales – par exemple, le Vietnam – vous semble-t-il le meilleur moyen de favoriser leur évolution politique ? L'histoire des pays anciennement communistes en Europe n'a-t-elle pas montré les limites d'une telle approche ?
Le ministre : Je n'en suis pas sûr. Regardez la Chine, qui connaît un essor économique tout à fait spectaculaire. À mon avis, les structures du pouvoir ne résisteront pas longtemps à ces changements.
En Russie, c'est le contraire qui s'est produit : on a commencé par la réforme politique. La réussite est-elle plus probante ? En tout cas, il faut savoir profiter de toutes les opportunités d'évolution. Face à un pays comme le Vietnam qui, sur le plan économique, est en train de bouger, l'intérêt de la France n'est pas de rester les bras croisés. D'ailleurs, les plus fervents défenseurs des droits de l'homme eux-mêmes n'hésitent pas à faire du commerce ! Pourquoi la France serait-elle la seule à ne pas être présente au Vietnam alors que les Japonais y sont très actifs et que les Américains commencent à se dire que même les séquelles de la guerre du Vietnam ne devraient plus les en tenir éloignés ?
Question : Sur un plan purement éthique, ne risque-t-on pas ainsi de légitimer un régime qui ne le mérite pas ?
Le ministre : Allons jusqu'au bout de cette logique et nous nous interdirons les trois quarts de la planète ! Je préfère envoyer à ces pays des messages forts, et leur dire qu'ils ne s'en sortiront pas si la réforme économique ne débouche pas sur une réforme politique. Mais l'abstention totale ou l'embargo généralisé n'est pas une politique étrangère. On ne peut pas mettre sous embargo la planète tout entière !
Question : Vous admettez cependant que la frontière entre l'encouragement et la légitimation demeure fragile…
Le ministre : Bien sûr. La diplomatie est un an tout d'exécution.
Question : Depuis quelques temps, la diplomatie française semble se recentrer sur la Chine communiste au détriment de Taiwan. C'est particulièrement vrai en matière de ventes d'armes où, pour ménager Pékin, la France hésite à satisfaire les demandes de Taipei. Que répondez-vous à ceux qui prétendent que, dans cette affaire, nous allons à l'encontre de nos intérêts commerciaux et que, par surcroît, nous négligeons la situation des droits de l'homme en Chine communiste ?
Le ministre : Je serais très heureux que tous les partisans d'un rapprochement avec Taiwan ne soient mus que par des préoccupations d'ordre humanitaire. Ceux qui nous critiquent viennent surtout chercher à Taiwan non pas la démocratie, mais des contrats.
Question : Depuis quelque temps, la diplomatie française semble se recentrer sur la Chine communiste au détriment de Taiwan. C'est particulièrement vrai en matière de ventes d'armes où, pour ménager Pékin, la France hésite à satisfaire les demandes de Taipei. Que répondez-vous à ceux qui prétendent que, dans cette affaire, nous allons à l'encontre de nos intérêts commerciaux et que, par surcroît, nous négligeons la situation des droits de l'homme en Chine communiste ?
Le ministre : Je serais très heureux que tous les partisans d'un rapprochement avec Taiwan ne soient mus que par des préoccupations d'ordre humanitaire. Ceux qui nous critiquent viennent surtout chercher à Taiwan non pas la démocratie, mais des contrats.
Question : Précisément. Nous en revenons à l'argument commercial…
Le ministre : Où se situe réellement notre intérêt à long terme ? Consiste-t-il à se couper d'un empire d'un milliard 300 millions d'habitants qui, dans certaines régions, enregistre un taux de croissance de 10 à 15 % par an et dont le FMI considère qu'il est, d'ores et déjà, la troisième puissance économique mondiale ? Ou de privilégier exclusivement un pays qui, certes, possède aujourd'hui les grandes réserves monétaires du monde, mais qui ne compte que 20 millions d'habitants ? Cela mérite réflexion ! Un égoïsme à longue vue n'est-il pas parfois préférable à un égoïsme à courte vue ? À mes yeux, en tout cas, la réponse est claire.
Question : Le fait de paraître, à tort ou à raison, céder à certaines pressions chinoises, n'a-t-il pas un effet négatif sur nos rapports avec les autres pays de la zone ?
Le ministre : Il ne s'agit pas de céder à de quelconques pressions ni de refuser de fournir des armes à certains États sous prétexte de ne pas froisser Pékin. Nous respectons la parole de la France. Nous avons pris des engagements, ils seront tenus. Cela dit, nous souhaitons réactiver nos relations avec la Chine, et sommes prêts à examiner toutes les propositions de travail en commun.
Question : Et pourquoi la France ne suivrait-elle pas l'exemple des États-Unis, qui vendent des armes à la fois à Pékin et à Taiwan ?
Le ministre : Si nous pouvions en faire autant, nous le ferions très volontiers. C'est apparemment impossible. Pour la bonne raison que nous ne sommes pas les États-Unis, et que la puissance confère des privilèges que la morale et la logique ne suffisent pas toujours à expliquer.
Question : Venons-en à l'Afrique. Selon Michel Roussin, le ministre de la Coopération, si les principes de La Baule restent valables, il n'est, en revanche, plus question de subordonner rigoureusement l'aide de la France aux progrès enregistrés en matière de démocratisation. Ce que le gouvernement français présente comme une option "réaliste" ne risque-t-il pas de renforcer les tares de certains gouvernements africains – la corruption et les tendances à l'autocratie ?
Le ministre : Permettez-moi de rectifier vos propos. Premièrement, nous n'avons pas renoncé à subordonner notre aide à la démocratisation des régimes africains. Prenez l'exemple du Zaïre : nous avons suspendu notre aide et cette aide restera suspendue tant que le Président Mobutu ne changera pas d'attitude. Deuxièmement, vous insinuez que nous aurions vidé, les principes de La Baule de leur contenu concret ; il n'en est rien. Ce que nous avons dit, c'est que la démocratisation ne peut pas avoir le même sens, ni suivre la même allure, en Afrique et en Europe. Vouloir contraindre ces pays à organiser dans des délais extrêmement brefs, à l'issue de conférences nationales houleuses, des élections sur le mode européen, est une absurdité. Ils doivent cheminer à leur rythme, selon leur génie propre, mais résolument, vers des régimes plus démocratiques Nous avons commencé à mettre ces résolutions en pratique dans deux pays : le Centrafrique et le Togo.
En Centrafrique, le pouvoir cherchait à différer indéfiniment les élections afin de se maintenir en place. Nous lui avons clairement fait savoir que s'il s'entêtait, nous en tirerions les conséquences quant à l'avenir de notre coopération. Résultat : le processus électoral a connu une brusque accélération, et des élections aussi libres que possible ont eu lieu en présence d'observateurs internationaux.
Au Togo, à l'inverse, les autorités voulaient précipiter le processus électoral afin d'empêcher l'opposition de s'organiser à temps. Là encore, nous sommes intervenus et avons demandé que les élections soient décalées de sorte que l'opposition puisse mener campagne et présenter des candidats. L'objectif n'a été que partiellement atteint. Nous avons pris acte du résultat des présidentielles et attendons maintenant le résultat des législatives en novembre. Vous voyez que notre exigence de démocratie n'est pas un vain mot…
Question : Ne pensez-vous pas qu'il est temps, pour la France, de lever les sanctions qui pèsent encore sur l'Afrique du Sud ?
Le ministre : Les efforts déployés par le Président de Klerk et par Nelson Mandela pour l'instauration d'une Afrique du Sud non raciale, démocratique et unie constituent une chance historique pour ce pays, et, au-delà, pour l'Afrique australe tout entière. Ce processus, qui n'est pas sans risques, doit être encouragé et accompagné par la communauté internationale. C'est pourquoi je pense que la levée progressive des sanctions imposées à Prétoria est, en effet, souhaitable. La France s'est déjà engagée dans cette voie. L'appel lancé récemment par l'ANC à la levée des sanctions économiques s'adressait à d'autres qu'à nous-mêmes, puisque nous n'appliquons plus ce type de mesures depuis 1992. Peu de sanctions restent en vigueur : l'embargo sur les exportations d'armes, qui fait l'objet d'une résolution du Conseil de sécurité prise en vertu du chapitre VII de la Charte, a valeur obligatoire et ne pourra être levé que par une nouvelle résolution. Je suis favorable à une réflexion sur la levée prochaine des dernières sanctions existant à l'égard de ce pays qui accomplit de grands efforts de démocratisation et qu'il faut encourager J'envisage, d'ailleurs, de me rendre dans les prochains mois en Afrique du Sud pour y dégager les bases d'une authentique relation de partenariat.
Question : En ce qui concerne l'Angola, jusqu'à quand la France soutiendra-t-elle le régime de Luanda, alors que, sur le terrain, la victoire de l'UNITA, plus proche de nos valeurs, paraît inéluctable ?
Le ministre : Pour moi, la question angolaise ne se pose pas en ces termes. Le régime de Luanda est démocratiquement issu des élections de septembre 1992, qui ont été internationalement surveillées et reconnues libres et équitables. C'est un fait, et rien ne peut excuser que l'on s'oppose par la force au verdict des urnes. Il n'y a pas de solution militaire au conflit angolais, et près de vingt ans d'une guerre civile sans merci ne l'ont que trop amplement démontré. Ainsi que le rappelait récemment le Secrétaire général des Nations unies, le conflit angolais est sans doute actuellement l'affrontement le plus meurtrier à travers le monde.
La France ne voit pas d'autre issue qu'un règlement politique à la crise angolaise et soutient l'action du représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies visant à ramener les deux parties à la table des négociations. Nous poursuivons, pour notre part, le dialogue avec l'ensemble des interlocuteurs angolais, au niveau approprié, en tenant un langage unique et clair : seul un accord politique est susceptible de restaurer la paix en Angola.
Question : Le retour au pouvoir d'un gouvernement libéral en France a été accueilli avec satisfaction aussi bien par le monde arabe que par les Israéliens. Comment expliquez-vous cette unanimité ?
Le ministre : Par la clarté et l'équilibre de notre diplomatie. La visite d'Ytzhak Rabin à Paris a été réussie ; il a eu le sentiment de rencontrer des interlocuteurs ouverts, prêts à le comprendre. De même, mon voyage en Arabie Saoudite a été l'occasion de dissiper un certain nombre de malentendus, notamment en matière pétrolière. Nos relations s'étaient assombries au cours des mois précédents à la suite d'erreurs de manœuvre. Ces maladresses ont été corrigées.
Question : Parmi les dispositions de l'accord signé le 13 septembre dernier entre l'OLP et Israël, quelles sont celles qui vous incitent à l'optimisme et celles qui, au contraire, vous inspirent du pessimisme ?
Le ministre : Cet accord contient en germe tout ce qui guidera les négociations pendant la période intérimaire, jusqu'au statut final. Et, à ce titre, les Palestiniens y ont fait inscrire beaucoup plus de choses que ce qui était envisagé en juin, dans le projet de déclaration de principes négocié à Washington : le pouvoir législatif lié au statut de l'autonomie, sa territorialité, la participation des habitants de Jérusalem-Est aux élections, etc. Mais cet accord, qui est une "déclaration de principes", ne préjuge pas ce que pourra être le statut final, qui reste donc totalement ouvert.
Le plus important, c'est la reconnaissance mutuelle. Il y a là un pas énorme. La reconnaissance mutuelle plus la déclaration de principes, cela veut dire que chacun admet l'existence et les droits de l'autre et entre réellement dans un processus de négociation pour trouver les moyens de coexister sur un pied d'égalité. C'est ce qui crée un formidable souffle.
Mais il est vrai que des risques existent. Certains tenteront de s'opposer à ce processus ; les déceptions et les difficultés ne manqueront pas ; et il faudra, à chaque étape, négocier la suivante. La première phase doit commencer dès cet hiver, avec la mise en place anticipée de l'autonomie à Gaza et à Jéricho.
Il ne faut pas se cacher ces difficultés, mais un processus est réellement engagé, sur de bonnes bases. Souhaitons donc qu'il se concrétise aussi, tantôt, entre Israéliens et Libanais, Syriens, Jordaniens.
Question : Êtes-vous favorable à un État palestinien qui serait doté de tous les attributs de la souveraineté étatique ?
Le ministre : Personnellement, je ne vois pas comment on pourrait priver un peuple qui existe, qui possède sa propre terre, de l'exercice total de sa souveraineté. Il faudra bien, tôt ou tard, que cet État voit le jour. Quand ? Je ne sais pas, mais cela viendra. Cela dit, il ne faut pas interférer avec le processus de paix car, dans ce domaine, la France a pour rôle de faciliter les choses plutôt que de les crisper.
Question : Que pensez-vous du projet de confédération jordano-palestinienne ou jordano-palestino-israélienne ?
Le ministre : On en reparle. Pourquoi pas ? Mais si cette confédération est conçue comme un substitut à un véritable État palestinien, elle posera plus de problèmes qu'elle n'en résoudra.
Question : Comment la France, qui a été absente du processus de paix, peut-elle s'y intégrer ?
Le ministre : Avec cet accord, la France voit enfin se réaliser ce qu'elle réclamait depuis plus de vingt ans : sécurité pour les États, justice pour les peuples. Je pense que nous, devons-nous réjouir que cela soit passé par la voie que nous avions toujours préconisée : celle de la négociation directe. Je l'avais redit avec beaucoup d'insistance à Yitzhak Rabin en le recevant à Paris, en juin dernier.
La communauté internationale sera très fortement sollicitée : elle l'est sur le plan économique et financier, car le succès ou l'échec de l'autonomie intérimaire palestinienne dépend en grande partie du développement des territoires occupés et de l'amélioration de la vie quotidienne de leurs habitants·. Elle le sera probablement sur le plan politique : des systèmes de garanties et de contrôle seront nécessaires ; d'ores et déjà, il est prévu une surveillance internationale des élections au Conseil palestinien.
Dans tous ces domaines, la France et la Communauté européenne ont un grand rôle à jouer. L'Europe est le premier donateur d'aide aux territoires occupés, le premier partenaire économique et commercial de toute cette région. La Communauté devrait arrêter un programme de 500 millions d'écus pendant la période intérimaire. Mon souhait est que nous dégagions d'ores et déjà 1 milliard d'écus pour l'ensemble de la région en espérant que des progrès rapides interviendront sur les volets israélo-libanais, israélo-jordanien, et israélo-syrien du processus.
Dans le volet multilatéral du processus de paix, où va s'élaborer la reconstruction du Proche-Orient, l'apport français et européen peut être considérable. Nous jouons déjà un rôle déterminant puisque des secteurs importants de ces "multilatérales" ont été confiés à des Européens, comme la présidence du groupe développement économique, ou à des Français, comme les études sur le secteur des transports et des communications et sur le problème du regroupement des familles de réfugiés.
Question : La Syrie sera-t-elle le prochain État arabe à conclure la paix avec l'État d'Israël ?
Le ministre : Je le souhaite, et j'espère que le pas sera vite franchi car il faut profiter de l'élan historique donné par l'accord israélo-palestinien.
Question : À propos du Liban, justement, ne craignez-vous pas que les bonnes relations que la France entretient avec le gouvernement de Rafic Hariri ne finissent par faire oublier que rien, dans ce pays, en matière de politique étrangère et de sécurité, ne se décide sans l'aval de la Syrie ?
Le ministre : Je crois tout le contraire. La position de la France n'a pas varié : nous restons attachés à l'indépendance et à l'intégrité territoriale du Liban ; nous réclamons toujours le départ de toutes les troupes d'occupation quelles qu'elles soient, syriennes et israéliennes. Il faut savoir s'adapter aux circonstances. J'avais beaucoup de sympathie pour le combat du général Aoun ; mais les temps ont changé.
Je constate que, aujourd'hui, on ne se tue plus au Liban ; c'est déjà un progrès Et je suis persuadé – c'est en tout cas le choix que nous avons fait – qu'aider à la reconstruction du Liban, rétablir un climat de confiance, encourager une partie de la communauté chrétienne libanaise à revenir au pays et à y réinvestir ses capitaux, constitue la meilleure chance de retrouver un jour le Liban tel que nous le voulons et tel que nous l'aimons, libéré de toutes les tutelles étrangères.
Question : Rétrospectivement, ne pensez-vous pas que les accords de Taëf ont contribué à légitimer la présence syrienne au Liban ?
Le ministre : Pour nous, et nous l'avons dit à l'époque, les accords de Taëf étaient un passage obligé. Il fallait en passer par là. Ce que la France essaie de faire en ce moment, c'est de soutenir le processus de reconstruction du Liban. Nous nous y engageons activement. Non seulement en accroissant très sensiblement notre aide, mais aussi en tentant de rallier à cette cause nos partenaires européens et les pays arabes Nous permettrons ainsi à un véritable gouvernement libanais de réaffirmer son autorité, ce qui le mettra en situation d'obtenir le départ de toutes les troupes d'occupation.
Question : La France a réagi de façon plutôt mitigée au raid américain sur Bagdad du 27 juin dernier. Ne pensez-vous pas que, d'une part, tout ce qui peut "déstabiliser un déstabilisateur" comme Saddam Hussein représente une forme de légitime défense implicite ? Et que, d'autre part, il est possible d'obtenir le départ de Saddam tout en évitant l'éclatement de l'Irak ?
Le ministre : Comment ? C'est bien là la question. Car lorsqu'on souhaite la chute de quelqu'un, il faut s'en donner les moyens. Peut-être fallait-il chercher à renverser Saddam Hussein ; mais si on le voulait réellement, il ne fallait pas s'arrêter à quelques kilomètres de Bagdad en 1991. On nous a expliqué, à ce moment-là, qu'on faisait confiance au peuple irakien pour se débarrasser de son dictateur. C'était une erreur d'analyse totale qui reposait sur l'idée que les Kurdes et les chiites allaient se liguer contre lui. C'était oublier que Saddam est sunnite et qu'il est soutenu, tout naturellement, par l'ensemble de la population sunnite.
Question : L'ampleur de soutien – même sunnite – à Saddam Hussein n'a jamais été mesuré scientifiquement !
Le ministre : Non, mais elle a été mesurée dans les faits. Il est vrai que sa longévité au pouvoir doit davantage à ses méthodes de gouvernement qu'au soutien populaire. Quoi qu'il en soit, le rejet que l'on attendait n'a pas eu lieu. On s'est trompé. Et aller de temps en temps jeter quelques bombes sur Bagdad ne permettra pas d'atteindre cet objectif, si tel est l'objectif.
Question : Et quel doit être, à vos yeux, l'objectif à atteindre ?
Le ministre : Il est tout à fait clair : nous souhaitons que les résolutions du Conseil de sécurité soient appliquées à la lettre Cc qui implique l'élimination effective des armes de destruction massive, l'intangibilité et l'inviolabilité des frontières avec le Koweït, le rétablissement de la paix civile à l'intérieur. Ni plus ni moins.
Question : L'une des conditions de l'évolution de la situation en Irak n'est-elle pas, précisément, la déstabilisation de Saddam ?
Le ministre : Vous posez là une question fondamentale qui touche à l'action démocratique des grands pays. Doivent-ils se substituer aux peuples dans le choix de leurs dirigeants ? Et jusqu'où pousser cette ambition ? Je crois davantage à la persuasion et à la diffusion des idées démocratiques qu'aux opérations de police. D'autant que les grandes puissances pratiquent volontiers la politique du "deux poids, deux mesures". Les diplomaties occidentales peuvent-elles se vanter de ne soutenir que les régimes dont les gouvernants ont été désignés dans des conditions démocratiques ?
Question : Sauf erreur, les Irakiens n'ont jamais élu librement ceux qui les gouvernent !
Le ministre : Certes, et nous souhaitons qu'ils puissent le faire. Je l'ai dit publiquement, il y a quelques jours, devant le corps diplomatique arabe au complet.
Question : À supposer que Saddam se conforme aux résolutions de l'ONU, notre politique doit-elle aller dans le sens d'une normalisation ?
Le ministre : Absolument.
Question : En 1986, aviez-vous approuvé le raid américain sur Tripoli ?
Le ministre : Oui ; nous avions même regretté que le gouvernement de l'époque ait refusé aux avions américains l'autorisation de survol du territoire français.
Question : Vous croyez donc aux vertus pédagogiques d'un acte musclé de ce genre ?
Le ministre : En l'occurrence, oui. Mais, vous savez, en politique, il n'y a pas de règle absolue. Il faut réussir, voilà tout.
Question : Au-delà du péril irakien, de nombreux spécialistes des relations internationales s'alarment de la montée en puissance de l'Iran, qui semble avoir amorcé un processus de réarmement sur une grande échelle. Partagez-vous ces craintes ?
Le ministre : Par ses comportements actuels, l'Iran requiert, en effet, une très grande vigilance de la part de la communauté internationale et, en particulier, de la France. II existe des connexions évidentes entre l'Iran et les mouvements intégristes qui déstabilisent un certain nombre de régimes.
Question : Faut-il pour autant encourager la réémergence d'un Irak fort afin de faire contrepoids à l'essor de la puissance iranienne ?
Le ministre : Il est certain que l'effondrement de l'Irak ouvrirait un champ libre à l'Iran.
Question : Pouvez-vous nous dire, en conclusion, quelles sont, dans l'Histoire, vos références préférées ? Quels sont les hommes, morts ou vivants, dont l'exemple vous inspire ?
Le ministre : Le général de Gaulle, bien entendu. D'une manière générale, j'éprouve davantage de sympathie pour les grands capitaines que pour les grands diplomates. Disons que je préfère Napoléon à Talleyrand. Depuis l'enfance, j'ai toujours aimé les gens à panache, les héros.
Question : En fait, vous aimez les grands diplomates qui se conduisent comme de grands capitaines…
Le ministre : Si vous voulez.