Texte intégral
Lutte ouvrière : 5 novembre 1993
Les travailleurs peuvent faire remballer leurs plans aux patrons et au gouvernement !
Malgré la reprise annoncée du travail, les salariés d'Air France et aussi ceux d'Air Inter n'ont pas encore tout à fait désarmé. L'accueil plutôt frais qu'ils ont réservé à Blanc, le nouveau PDG d'Air France qui a dû leur promettre à nouveau d'annuler le plan « social » primitivement prévu, l'a sûrement convaincu qu'il valait mieux discuter avec les syndicats les uns après les autres, en tête-à-tête, plutôt qu'avec les travailleurs du rang, ou même avec les syndicats réunis.
En fait, s'il n'est plus question des baisses de salaires qui avaient mis le feu aux poudres, il reste la menace des 4 000 suppressions d'emplois.
Et les suppressions d'emplois sont une menace suspendue aussi sur tous les services publics et les entreprises d'État, privatisables ou pas.
C'est pourquoi, dans ces entreprises, un certain nombre de syndicats de base, plus ou moins relayés aujourd'hui par la CGT et la CFDT, ont pris l'initiative d'appeler tous les travailleurs des services publics et des entreprises nationales et assimilées à la grève et à manifester le jeudi 18 novembre. Il est à souhaiter que cet appel rencontre un écho très large.
Les travailleurs d'Air France ont apporté la démonstration qu'on pouvait faire reculer le gouvernement et, derrière lui, le patronat. Bien sûr, les calomnies vont bon train sur les travailleurs des services publics, sous prétexte qu'ils ne craindraient rien pour leurs emplois. Mais le plan social d'Air France, après bien d'autres, a montré que ce genre d'affirmations ne vise qu'à diviser les travailleurs. Et puis il y a Renault, ou Rhône-Poulenc ou autres, qui connaissent les licenciements en tant qu'entreprises d'État privatisables avant de les connaître en tant qu'entreprises privées. Et à ce titre, le sort de tous les travailleurs est le même.
D'autant qu'en tant qu'utilisateurs des services publics, des hôpitaux aux transports en commun, nous sommes tous concernés par leur dégradation.
Alors, nous n'avons pas à nous laisser diviser par ces arguments. Les chômeurs qui viendront des entreprises d'État s'ajouteront à ceux du privé pour créer une masse corvéable qui pèsera sur les salaires et les conditions de travail de tous, qui pèsera sur les retraites comme sur les prestations sociales, qui pèsera aussi sur la consommation, Et sans consommation, pas de production.
Oui, il faudrait que tous les travailleurs de la fonction publique et des entreprises nationales entrent en lutte le 18 et qu'ils aient le soutien de l'ensemble des travailleurs du pays, et pourquoi pas leur soutien actif. Leur lutte est la lutte de tous. Il ne faut plus tolérer les plans de licenciements. Il ne faut plus tolérer les réductions de salaires.
C'est pourquoi les luttes actuelles doivent servir de tremplin aux luttes de tous les autres. Ce qui a lait reculer le gouvernement à Air France, ce ne sont pas quelques pistes encombrées, ou quelques aérogares embouteillés, c'est la crainte que ce mouvement, parti de la base, incontrôlé et peut-être incontrôlable, emporte toutes les barrières, y compris syndicales, s'élargisse et s'étende à d'autres catégories de travailleurs.
Non, nous ne devons pas nous laisser faire et nous n'avons pas d'autre choix que la lutte.
Dans une interview à un journaliste polonais publiée dans plusieurs journaux européens dont Libération, le pape Jean-Paul II, pourront bien réactionnaire, aurait dit que « les nombreux et graves problèmes sociaux et humains qui tourmentent actuellement l'Europe et le monde trouvent en partie leur origine dans les manifestations dégénérées du capitalisme ».
Oui, le capitalisme dégénère et sa dégénérescence, c'est la crise. Mais ce n'est pas le pape qui empêchera les travailleurs d'en être les victimes, mais les travailleurs eux-mêmes.
Les travailleurs d'Air France ont remporté une bataille. Il s'agit maintenant de gagner les batailles à venir pour faire payer au patronat la crise dont il a trop profité jusqu'ici.
Lutte ouvrière : 12 novembre 1993
Tous ensemble contre suppressions d'emplois et licenciements
Le gouvernement de Balladur a dû reculer, ne serait-ce que provisoirement, devant l'explosion de colère des travailleurs d'Air France. Mais la fin de la grève, marquée par la division syndicale, a bien montré que le gouvernement a bien plus à craindre de la détermination des travailleurs eux-mêmes, lorsqu'ils se fâchent, que de celle des organisations syndicales.
Les travailleurs d'Air France ont ouvert une brèche dans le mur patronal et gouvernemental. Mais les organisations syndicales ne semblent pas le savoir.
Elles semblent tout faire pour diviser les travailleurs, disperser leurs luttes, les canaliser dans un cadre bien sage qui ne fasse peur à personne et qui risque de lasser les travailleurs eux-mêmes.
Il est prévu pour le jeudi 18 novembre une journée d'action avec grèves et manifestations pour le secteur public, les entreprises d'État et assimilées. Mais le métro parisien est appelé à la grève les 9 et 10 novembre, Air Inter le 10, la sécurité sociale le 15, EDF le 23 et le matériel SNCF (pourquoi le seul matériel ?) le 25 ! On voudrait démoraliser les travailleurs, déconsidérer l'idée d'une lutte unique qu'on ne s'y prendrait pas mieux. Et encore, tous les syndicats ne sont pas d'accord pour appeler à chacune de ces journées.
On pourrait comprendre qu'après la brèche ouverte par Air France il soit plus efficace de l'élargir par la lutte des travailleurs du secteur public et des entreprises nationalisées qui sont peut-être plus aptes à entrer en lutte à l'heure actuelle sur des revendications communes. Ils sont menacés de la même façon : privatisations, totales ou partielles, réductions majeures d'effectifs dans les services publics, voire diminutions pures et simples de salaires, comme la tentative en fut faite pour les plus mal payés d'Air France.
Mais là, quelle justification y a-t-il à diviser ainsi les luttes des travailleurs du secteur public ? Aucune, si ce n'est encore une lois d'émietter leurs forces et de les lasser, voire de lasser les autres catégories de salariés qui pourraient beaucoup plus facilement admettre une lutte d'ensemble, y compris de longue durée, que des grèves coup sur coup, qui ne peuvent apparaître que comme des luttes pour des avantages catégoriels.
Pourtant, les travailleurs du privé sont touchés en tant qu'usagers par les réductions d'effectifs et de crédits de la SNCF, des hôpitaux, de l'éducation nationale, de la Poste et bien d'autres. Leur privatisation même partielle aboutirait à une diminution de la qualité des services publics pour toute la population et avant tout pour la population laborieuse.
De plus, si les travailleurs des services publics réussissent à faire encore reculer le gouvernement, tous les travailleurs, y compris du privé, seront en meilleure position pour se défendre face à leurs patrons. Car il ne faut pas croire que le patronat ne partage pas les craintes du gouvernement.
Alors les travailleurs appelés à la grève dans les jours qui viennent n'ont pas d'autre choix que de participer le plus largement possible à ces mouvements. S'ils échouent, les syndicats en tireront argument pour ne rien faire de plus et le gouvernement comme le patronat en seront renforcés,
S'ils réussissent, ce sera la preuve que la colère des travailleurs d'Air France est partagée par l'ensemble des travailleurs de l'État. Ce ne sera pas une grève générale du secteur public et nationalisé. Mais cela en sera peut-être la préparation. Chacun comptera dans ces mouvements.
Il ne faut pas se cacher non plus que les travailleurs en lutte doivent se préoccuper de diriger les luttes eux-mêmes, sans être à la merci d'un ou de deux syndicats qui veulent abandonner sans que la victoire soit acquise.
Oui, cela peut se faire, les travailleurs d'Air France ont trouvé tout seul, les moyens de leur lutte et les travailleurs peuvent trouver les moyens de coordonner eux-mêmes l'ensemble de leurs combats.
Lutte ouvrière : 19 novembre 1993
Risque social : Balladur est mal assuré !
La majorité actuelle de droite avait mis beaucoup d'espoir, après sa victoire électorale, dans la bonne cote d'Édouard Balladur dans les sondages pour pouvoir compter sur la paix sociale pour un bon moment.
Mais voilà, tout d'un coup le gouvernement n'est plus rassuré. Avec la grève d'Air France, après quelques jours de grève, il faut bien dire assez violente et radicale, on a vu le gouvernement remballer un plan de licenciements et de réductions de salaires pourtant présenté, encore quelques jours auparavant, comme incontournable. Et ce n'est pas un simple patron qui a reculé, c'est un ministre, et à côté de lui, le Premier, Balladur lui-même.
Il y a quelques jours encore, le ministre des transports expliquait à la télévision les torts qu'il avait eus. Bien entendu, les seuls torts qu'il trouvait étaient d'avoir laissé les mains libres à l'ex-PDG d'Air France. Mais il n'a pas rappelé que c'était lui-même qui avait insisté dans les semaines précédentes pour que les économies prévues soient encore plus rigoureuses. Ces messieurs savent se déculotter, mais même quand ils en arrivent là, ils savent encore cacher l'essentiel.
Maintenant, ce sont les étudiants dont le gouvernement a un peu peur. Pourtant il ne se passe pas encore grand-chose.
Mais en 1986, lors de la première cohabitation, il y avait eu des mouvements d'étudiants qui avaient entraîné la mort d'un jeune, matraqué par les policiers. Alors le gouvernement actuel ne voudrait pas se retrouver dans la même situation.
Et puis les familles des étudiants constituent aussi, en grande partie, la base électorale de Balladur et de ses amis. Alors mécontenter les enfants, voire être en situation de leur taper dessus par les CRS interposés, c'est un risque de perdre des voix.
Car c'est un peu de cela qu'il s'agit. La droite au gouvernement aurait bien besoin de paix sociale quelque temps encore. Il y a en effet des échéances électorales très proches. Des troubles, des manifestations d'étudiants, des grèves surtout si elles sont dures et radicales, cela crée un climat qui peut faire perdre des voix au gouvernement, même sur sa droite.
Or, la bourgeoisie âpre au gain ne fait nul cadeau aux politiciens de droite. Elle licencie autant que cela lui est nécessaire pour maintenir ses profits, et même un peu plus que nécessaire pour prévoir l'avenir; au grand dam des municipalités, des régions voire des élus locaux même de droite. Mais la bourgeoisie n'en a cure, de l'élection ou de la réélection des partis de droite. Ceux-ci la servent, ils vont au-devant de ses désirs, certes, mais le patronat sait par expérience qu'il serait éventuellement tout aussi bien servi par les hommes de gauche. Un Rocard ne fait pas peur au patronat, au contraire.
Après Air France, on a vu les travailleurs de Chausson, entreprise qui devait être fermée, réussir à faire reporter l'application des licenciements de tous les travailleurs, qui devait intervenir la semaine du 11 novembre. Ce n'est encore qu'une victoire provisoire, un petit recul du patronat. Mais cela montre qu'on peut le faire reculer.
Alors, ce que craint le gouvernement Balladur, c'est que devant une agitation sociale montante, la bourgeoisie se dise, qu'après tout, les socialistes assureraient bien mieux la paix sociale, tout en assurant aussi bien ses profits.
Voilà pourquoi Balladur et les hommes politiques de la droite sont inquiets devant l'agitation sociale, même si elle est encore très faible, que ce soit celle des étudiants ou celle des travailleurs. Alors ces derniers doivent leur donner encore plus de raisons d'avoir peur par leur mobilisation, que ce soit au travers de la journée du 18 novembre, ou surtout après. Leurs places de députés ou de ministres, nous nous en moquons, mais c'est notre vie à nous, travailleurs, qui est en question.
Lutte ouvrière : 26 novembre 1993
Un pouvoir qui pleure les morts de froid… Que sa politique provoque !
L'hiver n'est pas encore commencé et l'on compte déjà plus d'une dizaine de morts de froid, des sans-domicile-fixe retrouvés sans vie, après une nuit glaciale.
Du coup, la presse, le gouvernement, les autorités s'émeuvent... ou font semblant. Simone Veil, la dame patronnesse en chef de l'équipe Balladur, s'est même déplacée, dimanche soir, se faire voir en visitant les centres de secours ouverts en urgence dans la capitale. Ce qui, à défaut de régler les problèmes, est destiné à faire croire au bon peuple que le gouvernement a un cœur et s'emploie à les résoudre.
Il y aurait à ce jour plus de 500 000 sans-domicile-fixe dans le pays. Des gens de plus en plus jeunes qui ne sont pas nés dans la rue, mais qui finissent par y échouer, au bout d'un parcours classique : plus d'emploi, donc plus de revenus, plus de possibilité de payer un loyer et puis, après quelques jours de galère, plus aucune possibilité de figurer parmi les gens présentables, embauchables, sur un marché de l'emploi de toute façon saturé.
Les gouvernants nous ont expliqué que certains SDF, initiales qui désignent les nouveaux pauvres, les nouveaux clochards, que la société a jetés sur le pavé, préfèrent souvent se cacher plutôt que d'être hébergés dans les centres de secours. Autrement dit, s'ils meurent, c'est de leur faute, le gouvernement avait tout prévu.
Il a si bien tout prévu qu'un nouveau projet de loi, déjà adopté par la Commission des lois, prévoit des peines sévères de prison et de lourdes amendes, pour les squatters et leurs complices, c'est-à-dire tous ceux qui les soutiennent.
Désormais les gens expulsés d'un immeuble ne pourraient plus planter leur tente devant la mairie de leur arrondissement, ou sur un terrain vague en attente de construction. Les gendarmes, les mêmes que l'on nous montre ramasser si obligeamment les clochards pour leur éviter de mourir de froid, viendraient, avec leurs cars et leurs grenades lacrymogènes, pour les chasser de leur campement provisoire et les remettre à la rue ou les jeter en prison.
Il s'agit bien des mêmes gendarmes, du même gouvernement, dame patronnesse comprise, des mêmes sans-domicile-fixe. Et il s'agit de la logique capitaliste. Pour sauvegarder les profits des patrons, on a réduit des millions de travailleurs au chômage ; avec la complicité de l'État. Tant pis pour ceux qui coulent, qui ne peuvent plus payer leur loyer. On les jette à la rue. Avec la complicité du même État. Cette machine à fabriquer les pauvres, les nouveaux, les anciens, les à venir, n'obéit qu'à une seule loi, celle du profit.
Après, quand la pauvreté est trop visible, voire trop menaçante, les Balladur et leurs semblables viennent nous expliquer que l'État ne peut pas tout, que la solidarité individuelle doit se manifester, et on nous donne en exemple les quelques entreprises de charité qui distribuent, au compte-gouttes et à des conditions souvent spéciales, soupe chaude et couverture pour un lit à la semaine ou à la nuit, en donnant bonne conscience à ces assassins.
L'hiver fera d'autres morts, parce que la société fabriquera d'autres pauvres. Parce que depuis des années les inégalités sociales se creusent et que les riches se croient tout permis.
Si les travailleurs ne veulent pas avoir pour avenir la chute dans l'univers sordide des sans-domicile-fixe, s'ils ne veulent pas, comme dans les années Trente, revivre les soupes populaires et les marches de la faim, il leur faut réagir, et vite. Car il n'y a pas de fatalité dans la crise : l'argent ne manque pas, il s'affiche à la Bourse, dans les bilans financiers des entre· prises, dans la vente florissante des produits de luxe.
Les travailleurs ont la possibilité de réagir, de n'accepter ni licenciement, ni perte de salaire, ni atteinte à leur niveau de vie. Sous ses airs suffisants, Balladur a peur des réactions possibles des travailleurs. Sa reculade récente face aux grévistes d'Air France l'a montré.
Alors il est grand temps de ne plus permettre que les possédants prospèrent sur la surexploitation des travailleurs, la misère des sans-travail et la déchéance des sans domicile fixe.