Texte intégral
Philippe Séguin s'explique, Gérard Longuet lui répond
Lutte contre le chômage et maîtrise de l'immigration : deux dossiers qui dominent le débat politique. Les Français s'interrogent. Et les politiques s'opposent. Philippe Séguin avait ouvert le feu en dénonçant le "Munich social" (ses propos ont surpris, pour ne pas dire plus) : le président de l'Assemblée nationale persiste et signe, même avec des nuances. Mais le ministre de l'Industrie entend le rassurer. Gérard Longuet affirme : "Aujourd'hui sonne l'heure de la France."
Le Figaro-Magazine : Le mercredi 16 juin, lors de la séance des questions au gouvernement, vous écoutiez bien sagement Édouard Balladur, de retour de Washington, exposer sa politique vis-à-vis de l'Europe et du GATT et, une heure plus tard, dans un autre cénacle, vous dénonciez la politique économique suivie par le gouvernement. Provocation ou coïncidence de dates ?
Philippe Séguin : Il n'y a eu aucune provocation. Je suis surpris par certaines réactions. Si j'ai bien compris – et si tel n'est pas le cas, qu'on me l'explique ! –, le gouvernement s'en est tenu pour l'instant, dans le domaine de l'emploi, à des mesures d'urgence. Il nous annonce par ailleurs un projet de loi quinquennale rassemblant des mesures structurelles, puisque l'emploi appelle des réformes de fond. J'avais donc cru comprendre que le gouvernement considérait que désormais la croissance n'était plus un élément de réponse suffisant au problème du chômage et qu'il souhaitait voir s'ouvrir une phase de recherche et de réflexion sur des solutions structurelles. Je crois même savoir que le premier ministre a organisé, autour de lui, un groupe de travail composé de très hautes personnalités, caractérisées par leur bonne connaissance des problèmes de l'emploi, par leur imagination, par leurs capacités d'innovation : je pense à M. Matteoli, à M. Minc. Je pense à M. Bébéar. Je pourrais en citer d'autres encore. Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas apporter ma contribution à l'effort de réflexion entrepris.
Le Figaro-Magazine : Il s'agirait donc d'une contribution au débat ?
Philippe Séguin : Absolument.
Le Figaro-Magazine : C'est bien ainsi qu'il convient d'interpréter vos propos ?
Philippe Séguin : Bien entendu, et je crois comprendre, à ce que j'entends, qu'il s'agit d'une contribution jugée intéressante ou dérangeante. C'est le propre du débat.
Le Figaro-Magazine : Quand vous avez été élu président de l'Assemblée nationale, chacun s'est interrogé : alliez-vous cesser de parler ?
Philippe Séguin : Question tout à fait superflue. Le 2 avril, après avoir remercié mes collègues de m'avoir élu, j'y avais répondu par avance en déclarant que chacun connaissait mes idées et savait que je n'étais pas homme à les renier.
Le Figaro-Magazine : Vous avez dit avoir un devoir de réserve, mais non de silence. Il faut savoir faire l'exégèse…
Philippe Séguin : Ce qui peut paraître compliqué au premier abord est souvent simple. Au sein de l'Assemblée, je m'efforce de tendre à l'impartialité la plus totale. Je protège les uns et les autres, la minorité face à la majorité et parfois vice-versa – puisque la minorité semble avoir repris quelque vigueur depuis quelques jours ou quelques semaines. J'organise la liberté d'expression, je m'abstiens de participer aux débats de l'Assemblée, je ne vote jamais, je ne rédige aucune proposition de loi. Mais en dehors de l'hémicycle, en dehors de l'Hôtel de Lassay, je suis un citoyen à part entière et j'ai le droit, en l'occurrence le devoir quand un tel débat est ouvert, d'apporter ma contribution. Et dans ce débat, qu'ai-je fait, mon Dieu ! sinon de poser la question majeure qu'ont à résoudre les sociétés développées pour préserver leur prospérité et leur vie démocratique ?
Le Figaro-Magazine : Venons-en à vos propos. Vous dites en préambule que le chômage n'est pas la priorité des gouvernements des pays les plus développés, sous-entendu de la France aussi. N'êtes-vous pas injuste ? Depuis des années, tous les gouvernements semblent au contraire obsédés par le chômage ?
Philippe Séguin : Sur vingt ans, un constat n'échappera à personne : sauf petites périodes de rémission très passagères je suis bien placé pour en parler, puisque j'ai participé à l'organisation de l'une d'elles, le chômage n'a pas cessé de croître. On se rend donc bien compte, en raisonnant sur le long terme, que le problème est structurel. Or, ce problème n'a reçu que des réponses ponctuelles, conjoncturelles. Aujourd'hui encore, quand on parle chômage, beaucoup répondent : "croissance ! » "économie !" En fait, le modèle du plein emploi spontanément garanti par une économie saine est un modèle totalement dépassé.
Le Figaro-Magazine : Tout de même, parler de Munich social, vous n'y allez pas un peu fort ?
Philippe Séguin : L'expression me semble parfaitement adaptée et l'image correspondre en tout point à la gravité d'une situation où un actif sur cinq est privé d'emploi et où certaines zones du territoire ont pour seule population deux générations de chômeurs.
Le Figaro-Magazine : Ce que vous reprochez au gouvernement, c'est plutôt d'avoir choisi les mauvais moyens pour lutter contre ce fléau.
Philippe Séguin : Au risque de lasser, je tiens à redire que mon propos n'est ni d'adresser des reproches au gouvernement ni de critiquer des hommes dont je ne me dissocie pas puisque je ne m'exonère pas des erreurs qui ont pu être commises. Mon discours peut être résumé en trois points : primo, nous sommes confrontés à un fléau social qui menace les fondements mêmes de notre société ; secundo, les recettes traditionnelles de la gauche et de la droite ont jusqu'à présent échoué à combattre le mal ; tertio, il est temps d'accomplir notre révolution culturelle sauf à voir l'attente née des élections de mars se tourner vers d'autres horizons, parfaitement révoltants. Dès lors que la gauche reste en état de coma dépassé, il n'est pas très difficile d'imaginer vers quels mauvais bergers pourraient se tourner nos concitoyens si tout continue comme avant…
Le Figaro-Magazine : Certains notent que vos recettes pour améliorer l'emploi nous feraient revenir des années en arrière, puisque vous nous proposez l'économie administrée de l'après-guerre ou un socialisme version Mauroy. À savoir la dévaluation, les subventions, l'État créateur d'emplois ou d'activités, le retour au contrôle administratif sur l'autorisation de licencier, la nationalisation de l'Unedic. Pourquoi ce qui n'a pas marché en 1981 marcherait-il en 1993 ? C'est ce que vous a rétorqué Édouard Balladur…
Philippe Séguin : Nous sommes à un bon moment pour nous interroger et pour organiser le débat. Pouvons-nous encore vivre sur un modèle de société fondé sur l'idée que tout se bâtit autour du principe du meilleur produit au meilleur prix, le reste s'organisant grosso modo de soi-même ? Certes, ce modèle a eu sa valeur, mais aujourd'hui, c'est fini. On se rend compte que l'objectif doit être accompagné d'un autre objectif : procurer une activité aux gens. Est-ce du socialisme ? Je ne le crois pas, car le socialisme s'est constitué et a vécu dans une période où précisément des analyses de ce genre ne pouvaient pas être produites. La situation était tout à fait différente. D'ailleurs, M. Chirac est-il socialiste ? Tout à l'heure, je parlais de consensus potentiel : c'est bien M. Chirac qui enrage publiquement de la suppression des poinçonneurs du métro et explique que, plutôt que de verser des indemnités de chômage aux poinçonneurs, on utiliserait mieux cet argent pour compenser le surcoût que peut représenter leur emploi pour la RATP. C'est vrai, M. Chirac dit la même chose que M. Bérégovoy qui, lui, parlait des pompistes, ou que Mme Aubry, qui parlait de la garde des enfants.
"Les Français ne croient plus à grand-chose"
Le Figaro-Magazine : Selon vous, c'est à l'État qui appartient de créer ces nouveaux petits boulots ?
Philippe Séguin : À l'État, aux collectivités locales, à l'initiative privée lorsqu'elle existe. Quand je parle de la nationalisation de l'Unedic, c'est pour frapper les imaginations. Je veux dire que l'État doit revenir dans le jeu. Je ne suis absolument pas hostile à une gestion tripartite, État, syndicats, patronat. Le tout est de se dire une fois pour toutes qu'il faut sortir du système de l'assurance, qui se réfère à la notion d'aléa équitablement réparti. À l'heure actuelle, le chômage n'est plus un accident, c'est un phénomène sélectif qui concentre une multitude de risques sociaux sur les mêmes têtes. Par ailleurs, on ne peut s'estimer quitte lorsque l'on a procuré un revenu de remplacement. Les chômeurs n'ont pas seulement besoin de revenus de remplacement, mais de la dignité sociale, de l'identité, de l'insertion qu'apporte l'exercice d'une activité. Ils ont besoin du sentiment d'être utiles socialement et ils ont besoin d'être pris en charge par une organisation. Considérez le phénomène de l'illettrisme. On en fait grand cas aujourd'hui. François Bayrou a écrit et a fait des choses remarquables dans ce domaine, avant même d'être ministre. En réalité, le phénomène n'est pas plus grave qu'il y a vingt ans. Seulement, il y a vingt ans, l'illettré était pris en charge par une organisation. Il avait un travail. S'il ne savait pas remplir sa feuille de Sécurité sociale, son camarade de travail, le directeur du personnel la remplissaient à sa place. Dans un processus d'exclusion, l'illettré est absolument incapable de savoir quels sont ses droits et, s'il le sait, il est absolument incapable de les faire valoir.
Le Figaro-Magazine : Il y a un an, presque jour pour jour, vous lanciez le débat sur Maastricht. Aujourd'hui, vous voici de retour sur le devant de la scène. Est-ce pour signifier qu'il y a le feu à la maison ?
Philippe Séguin : Oui, la France a passé un cap, et tout le monde le sent bien, un cap social et, par voie de conséquence, politique. Depuis quelques mois, plus une famille, plus une catégorie sociale, plus une catégorie professionnelle, plus un niveau de diplôme, plus une promotion de grande école qui ne soient touchés par le chômage. Le mal a atteint un stade tel qu'il communique la gangrène à tout le reste du corps social, y compris à la partie présumée saine : les banlieues, le système éducatif, la protection sociale, dont la logique et les équilibres sont rompus… On observe une terrible déperdition d'espérance. Les Français ne croient plus à grand-chose ; ils ne croient plus à rien. Mon discours était donc avant tout un appel à l'action et à la mobilisation, un refus du conformisme et du désespoir qui nous guettent.
"J'ai l'habitude d'être cloué au pilori"
Le Figaro-Magazine : Le "capital confiance" du premier ministre pourrait-il s'éroder très vite ?
Philippe Séguin : Je dirai que le premier ministre jouit d'un capital d'estime pour sa personne, pour son honnêteté et sa sincérité, davantage que d'une adhésion à un type de politique. D'autant que cette politique, les gens la découvrent au fur et à mesure, car elle n'a – Dieu merci ! – pas toujours forcément des rapports avec ce qui avait été annoncé avant les élections dans un certain nombre de cas. Ne serait-ce que sur le chapitre des réductions d'impôts. Je prends l'habitude d'être cloué au pilori. J'avais été accusé d'être « timbré" – je cite – lorsque j'avais annoncé qu'il faudrait selon toute vraisemblance augmenter les prélèvements fiscaux et sociaux à l'arrivée du nouveau gouvernement. Je constate que c'est à peu près ce qui s'est passé. Nous verrons ce qu'il en sera sur le chômage, une fois retombé le tohu-bohu microcosmique.
Le Figaro-Magazine : Mais tout de même, ça ne vous gêne pas d'être applaudi par André Laignel, Henri Emmanuelli, Lionel Jospin et d'être critiqué par les hommes de votre camp, de Pierre Méhaignerie à Nicolas Sarkozy, en passant par Charles Million ?
Philippe Séguin : Vous en oubliez parmi ceux qui applaudissent… J'ajoute surtout que je suis davantage préoccupé de trouver le plus vite possible des solutions pour remettre en situation d'activité les chômeurs que de tenir ce type de comptabilité…
Le Figaro-Magazine : Et le Front national qui vous félicite, avouez qu'il se produit autour de vous de drôles de majorités d'idées !
Philippe Séguin : Le Front national ne me félicite que parce qu'il ne m'a ni lu, ni écouté, ni compris. De votre question je ne retiendrai donc que la notion de majorités d'idées qui me confirme dans la conviction qu'il existe aujourd'hui un consensus latent pour le lancement de nouvelles initiatives sur l'emploi.
Le Figaro-Magazine : Donc, vous dites encore : on ferait mieux de m'écouter, par exemple sur le GATT, dont vous demandez la dissolution pure et simple, ou encore sur le libre-échange qui, depuis 1980, joue selon vous contre l'emploi, ou encore sur l'Europe, où vous réclamez la préférence communautaire.
Philippe Séguin : Je ne crois pas dire autre chose que ce que dit le premier ministre. Sauf que moi, n'étant pas Premier ministre, je me suis cru autorisé à rappeler que le GATT n'a été et n'est qu'un ersatz. C'est un constat d'échec. Il ne s'agit pas d'une institution internationale : c'est un accord vaguement institutionnalisé. En fait, le GATT est la seule réponse que l'on ait trouvée au refus par les États-Unis, au lendemain de la guerre, de créer sur le modèle de ce qui existe en matière d'organisation internationale du travail une organisation internationale du commerce régulant le commerce international comme les accords de Bretton Woods et la monnaie. Dans la mesure où le GATT est complètement enfermé dans une logique des années 50, j'ai souhaité, afin de repartir sur un bon pied, que l'on revienne à l'esprit des origines, une véritable organisation du commerce, quelque chose de beaucoup plus permanent, de mieux organisé. Mieux vaudrait, avant de me critiquer, écouter ce que je dis. Or, j'ai dit qu'il fallait précisément éviter le protectionnisme, sortir le débat de l'alternative libre-échangisme-protectionnisme et aller vers la notion de commerce international régulé.
"Je suis terrifié par les tensions sociales"
Le Figaro-Magazine : Sur la question du GATT et du libre-échange, vous êtes sur la même longueur d'ondes qu'Édouard Balladur ?
Philippe Séguin : Je le pense. Il n'y a strictement aucune contradiction. Je suis simplement allé au-delà en élargissant le débat. Cela m'est plus facile qu'au Premier ministre.
Le Figaro-Magazine : Comment la France pourrait-elle faire accepter par ses partenaires des mesures du genre de celles que vous préconisez avec Édouard Balladur, alors que nos partenaires les refusent ?
Philippe Séguin : Il est des moments dans l'histoire où il faut savoir être seul, parler haut et fort, et progressivement convaincre les autres.
Le Figaro-Magazine : Souhaitez-vous que la France provoque un tel électrochoc ?
Philippe Séguin : Bien sûr. Je souhaite que la France porte la parole. D'ailleurs, Édouard Balladur commence à le faire. Lisez son mémorandum. J'en approuve pour l'essentiel des termes. Cela dit, on agira probablement mieux et plus efficacement lorsqu'il y aura une cohérence complète entre le président de la République et le premier ministre.
Le Figaro-Magazine : Avez-vous entendu Mme Guigou et M. Dumas déclarer que la politique de M. Balladur était la continuation de la politique de l'Élysée D'ailleurs, le président de la République prône aussi la préférence communautaire.
Philippe Séguin : J'aurais plutôt tendance à interpréter les évolutions actuelles comme un ralliement a posteriori de M. Dumas et de Mme Guigou à nos positions.
Le Figaro-Magazine : Vous avez rencontré François Mitterrand. Avez-vous évoqué ces problèmes, vous a-t-il parlé de votre contribution au débat ?
Philippe Séguin : À l'inverse de certains, j'estime que le bon fonctionnement de nos institutions et le sens de l'État imposent de garder confidentiel ce qui doit l'être…
Le Figaro-Magazine : Et maintenant, qu'allez-vous faire ? Certains disent que vous pourriez prendre la tête d'une liste pour les élections européennes.
Philippe Séguin : Ne mélangeons pas tout. Les élections européennes n'ont rien à voir avec le débat actuel. Si le chômage était un simple problème électoral, cela se saurait.
Le Figaro-Magazine : Quand le Premier ministre dit qu'il n'y a pas d'autre politique économique possible, entendez-vous ses propos comme une fin de non-recevoir ?
Philippe Séguin : Je constate surtout que je n'ai pas été compris. Le problème n'est pas celui d'une autre politique. Il est de répondre à cette vérité première, brute, incontournable, comme il est de bon ton de dire aujourd'hui, que, même avec 3 % de croissance, nous restons à plus de 3 millions de chômeurs. Alors, de deux choses l'une : soit nous instituons l'exclusion, soit nous la combattons.
Le Figaro-Magazine : Le Premier ministre a déclaré aussi que tout cela c'était de la politique.
Philippe Séguin : Le Premier ministre ne saurait mieux dire : effectivement c'est la politique et au sens le plus fort et le plus noble du terme.
Le Figaro-Magazine : Diriez-vous que la cohabitation actuelle, qui se déroule sur un mode beaucoup plus suave par rapport à la première, est un plus pour la France ?
Philippe Séguin : Ce qui m'angoisse davantage, c'est l'évolution sociale du pays. Chaque fois que je me rends dans ma circonscription, chaque fois que je me rends dans ma ville, dans les autres villes encore, je suis terrifié par les tensions sociales qui s'accumulent et menacent la cohésion nationale.
Le Figaro-Magazine : Que craignez-vous le plus, une explosion sociale ?
Philippe Séguin : Pas du tout, et c'est justement ce qui est terrible. Le pire danger, c'est le pourrissement social, le délitement du tissu social. Certes, il peut y avoir çà et là, dans telle ou telle banlieue, quelques explosions localisées. Mais les 3,5 millions de chômeurs de notre pays ne formeront par définition, ce sont des jamais un cortège, puisque, exclus. En fait, la maladie gagne sans que tous ses symptômes apparaissent, et c'est pire.