Interview de M. Michel Rocard, président de la direction nationale provisoire du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 2 septembre 1993, sur la crise monétaire, la nécessité de changer de méthode dans la construction européenne et d'engager un "dispositif audacieux" de réduction du temps de travail ("M. Balladur est sans imagination").

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur : Le chômage continue de grimper. Le gouvernement a opéré de nombreuses ponctions sur le pouvoir d'achat. L'Europe va mal. Et pourtant Edouard Balladur demeure très populaire. Comment expliquez-vous ce mystère ?

Michel Rocard : Les Français sont extrêmement inquiets. Ils veulent croire et ils veulent aussi se rassurer. À tort ou à raison, Balladur leur apparaît comme un homme pragmatique. Comme le Premier ministre est surtout un excellent communicateur, cela lui réussit. Reste que la meilleure communication a ses limites et que les faits sont têtus. Un pouvoir d'achat en recul, des retraites à recalculer brutalement à la baisse, sans négociation ni contreparties : nous verrons où en sera cette confiance au printemps prochain.

Le Nouvel Observateur : Lors de la crise du SME, n'avez-vous pas accordé un satisfecit à cette gestion ?

Michel Rocard : J'ai dit que Balladur avait géré avec sang-froid une crise qu'il n'avait pas su éviter puisqu'il faut quand même rappeler qu'elle a trouvé son aliment principal dans les déclarations des ténors de sa propre majorité. C'est un jugement nuancé, donc, car je crois que les Français ont, comme moi, une allergie croissante aux débats politiciens et aux oppositions inconditionnelles.

Le Nouvel Observateur : Comment votre opposition constructive se manifeste-t-elle sur le dossier européen ?

Michel Rocard : La construction européenne vient de connaître un véritable séisme. L'axe franco-allemand, qui reposait essentiellement sur la rigidité des parités entre le franc et le mark, est gravement fragilisé. Je ne crois pas que la simple gestion cumulée de leurs monnaies respectives par les Français, les Allemands, les Néerlandais ou les Belges suffise à retrouver cette proximité de marges qui rendait crédible le passage à l'union monétaire européenne, et donc à des politiques économiques communes.

Le Nouvel Observateur : C'est le projet de Maastricht qui est obsolète !

Michel Rocard : Non. C'est la méthode qui a présidé à la signature de ce traité qui est dépassée. Depuis quarante ans tous les gouvernements ont été fidèles à une méthodologie élaborée par Jean Monnet. Celle-ci consistait à penser qu'il y a trop d'inertie en politique et, à travers elle, trop d'enjeux symboliques pour bâtir quelque chose de sérieux et vaincre les crispations nationales. D'où l'idée astucieuse de circonvenir la politique par la technique. Monnet pensait que des avancées sur des terrains apparemment secondaires – sidérurgie et charbon, électricité nucléaire, droits de douane –  enclencheraient ipso facto des dynamiques conduisant à une coopération européenne sur le plan économique et politique. On avait échoué plan économique et politique. On avait échoué avec la CED car on avait voulu toucher trop vite à la défense, et donc à un des principaux attributs des souverainetés nationales. La ficelle, si j'ose dire, était un peu grosse.

Le Nouvel Observateur : Comme pour Maastricht ?

Michel Rocard : Entre la CED et Maastricht, les esprits ont eu le temps d'évoluer. Avec le Marché commun, on a ouvert les frontières. Résultat : une croissance des échanges entre pays de la Communauté deux fois plus forte, sur vingt-cinq ans, que la croissance des échanges mondiaux. Puis on a créé le SME pour encadrer les fluctuations monétaires en Europe. Enfin, il y a eu Maastricht et l'objectif de créer une monnaie unique, et donc une gestion concertée des politiques économiques.

Le Nouvel Observateur : Ces objectifs vous paraissent-ils désormais hors d'atteinte ?

Michel Rocard : Avec Maastricht on a touché à la monnaie. Les dogmatiques de la souveraineté nationale se sont réveillés. La récession mondiale et quelques fautes de gestion dont celles du gouvernement Balladur ont fait le reste. Nous en sommes donc à un stade où le SME a cessé d'être un forceps d'accouchement de la monnaie européenne. Quelle régression ! Nous sommes arrivés, en outre, à un niveau d'intégration économique entre pays de la CEE qui rend nécessaires des solidarités diplomatiques et stratégiques. C'est donc pour moi une conviction : la méthode Monnet a fait son temps. La reprise de la construction européenne doit se faire sur le terrain politique.

Le Nouvel Observateur : C'est-à-dire ?

Michel Rocard : Il faut que les pays européens commencent par définir les raisons qu'ils ont de vouloir une union politique et les objectifs qu'ils lui fixent. Il faut ensuite réfléchir à l'organisation des institutions européennes en démocratisant la Commission afin de renforcer son autorité, en accroissant les possibilités de vote à la majorité simple au conseil des ministres, et en élargissant enfin les pouvoirs du Parlement. Il faut même reprendre l'idée, que j'ai déjà proposée, de référendums européens.

Le Nouvel Observateur : Pourquoi une partie de la droite ne vous suivrait-elle pas sur cette voie, comme le suggère Jacques Delors ?

Michel Rocard : Parce que l'Europe n'est pas plus neutre que ne l'est la politique intérieure. Il peut y avoir une Europe de gauche et une Europe de droite. Je suis prêt à faire crédit à Balladur ou à Giscard de vouloir, autant que moi, construire l'Europe. Simplement, ce n'est pas la même.

Le Nouvel Observateur : La spéculation internationale n'est-elle pas aussi un frein à la coopération européenne ?

Michel Rocard : Cette spéculation n'est pas seulement un handicap pour l'Europe : c'est aussi un facteur de récession économique au niveau mondial. Le volume quotidien des transactions purement financières, c'est-à-dire non liées à des transactions sur biens et services, est tel que les banques centrales sont désormais impuissantes. Cela ne peut pas durer. Je ne suis pas le seul à le dire. Un libéral tel que l'économiste Maurice Allais, ou une autorité aussi respectée qu'Alan Greenspan, président de la banque centrale américaine, le disent également.

Le Nouvel Observateur : Quelles solutions préconisez-vous ?

Michel Rocard : Lorsqu'on échange des biens et des services, cela a un coût. Il faut payer des assurances et éventuellement des droits de douane. La négociation, la transaction, le transport sont souvent longs. Cela oblige les opérateurs à réfléchir. Bref, le système a des amortisseurs. Aucun de ces mécanismes n'existe pour les mouvements de capitaux. Les transactions sont immédiates, sans coût et sans délai. Quand on perd un jour, on a toujours l'espoir de gagner le lendemain. C'est pourquoi je souhaite que le gouvernement, avec le conseil des ministres des Douze, engage, devant le G7 et le Fonds monétaire international, une réflexion visant à taxer les mouvements de capitaux, qu'ils se soldent ou non par des plus-values. Cela remettrait un peu d'ordre dans un système devenu fou. J'ajoute qu'une telle mesure faciliterait la gestion des marges de fluctuation au sein du SME, et donc le passage à l'union monétaire européenne. On pourrait attribuer les revenus de cette taxe à l'ONU. Ce serait un service rendu à la paix.

Le Nouvel Observateur : Ne faciliterait-elle pas aussi la lutte contre le chômage ?

Michel Rocard : En remettant un peu d'ordre dans le système monétaire, mondial, on favorisera la croissance et donc l'emploi. Mais je sais d'expérience que le retour à la croissance ne réglera pas à lui seul le problème du chômage.

Le Nouvel Observateur : Le plan emploi du gouvernement vous parait-il à la hauteur de la situation ?

Michel Rocard : M. Balladur est sans imagination, et il commet deux erreurs graves. Le plan qui est en préparation outre qu'il contient des dispositions socialement dangereuses – dénote une curieuse conception des relations contractuelles : l'État se désengage, on ne tient aucun compte de vœux du mouvement syndical, la flexibilité et la remise en question de certains droits traditionnels ne font l'objet d'aucune contrepartie. L'autre erreur consiste à croire que nous sommes face à une crise de l'offre qui doit être traitée par une baisse des taux d'intérêt et un allègement des charges des entreprises. Or ce qui dissuade les entreprises d'embaucher, c'est moins la lourdeur des charges que la légèreté des carnets de commandes. Nous sommes devant une crise de la demande qui doit être traitée par une relance intelligente de la consommation.

Le Nouvel Observateur : Est-ce suffisant pour vaincre le chômage ?

Michel Rocard : Non. Il faut imaginer un dispositif beaucoup plus audacieux. Je pense notamment à la réduction du temps de travail.

Le Nouvel Observateur : Trente-cinq heures ?  Trente-deux heures par semaine ?

Michel Rocard : J'ai envie de dire : peu importe. La bonne méthode serait de se fixer comme objectif de réduire, chaque année, la durée hebdomadaire du travail d'une demi-heure ou de trois quarts d'heure. L'essentiel est que cette baisse soit régulière, qu'elle soit négociée branche par branche, voire entreprise par entreprise, l'État conservant un rôle de surveillance, d'incitation ou même de financement. Car je ne crois pas que les Français doivent accepter une baisse importante et concomitante de leurs salaires.

Le Nouvel Observateur : C'est la recette miracle contre le chômage ?

Michel Rocard : Il n'y a ni recette miracle ni recette unique. D'autres pistes sont à explorer. Il y a, par exemple, dans le domaine de l'environnement, des services de proximité ou de l'aménagement du territoire, des gisements d'emplois que nous connais- sons mais que nous ne savons pas financer. Mon gouvernement avait innové avec les contrats emploi-formation. La droite les avait violemment combattus. Balladur a préféré les conserver. Il est vrai qu'ils ont créé 400 000 emplois ! Mais il faut aller plus loin. Pourquoi, par exemple, ne pas affecter davantage à l'activité les 140 à 200 milliards que nous consacrons annuellement à l'indemnisation de l'inactivité ?

Le Nouvel Observateur : Comment ?

Michel Rocard : Je vais illustrer mon propos. Imaginez qu'on obtienne, dans telle ou telle branche, une réduction significative de la durée du travail avec maintien des rémunérations. Pourquoi l'État ou l'Unedic ne financerait-il pas, pour partie et pour un temps, les créations nettes d'emplois ainsi permises ? Et pourquoi ceux qui ont décidé de travailler moins n'accepteraient-ils pas, au besoin contre une rémunération supplémentaire assurée par la puissance publique, de contribuer, par la transmission de leur savoir et de leur expérience, au renforcement de notre système de formation professionnelle permanente ?

Le Nouvel Observateur : Sur toutes ces questions Europe, emploi… –, le PS est-il prêt à faire une révolution culturelle ?

Michel Rocard : Le PS a déjà fini sa convalescence. Il en est au stade de la remise en forme. Elle aussi sera rapide.