Texte intégral
Paris Match : Le président de l'Assemblée nationale, Philippe Séguin, vient de semer le doute dans l'opinion sur la politique du gouvernement Balladur. Il vous accuse, Monsieur le ministre de l'Économie, de ne pas donner la priorité à la lutte contre le chômage, de capituler lâchement – il évoque même un « Munich social ». Que lui répondez-vous?
M. Alphandéry : Que l'emploi est, de toute évidence, la priorité absolue du gouvernement Balladur. À travers toutes ses initiatives, il est entièrement mobilisé sur cette première préoccupation des Français. Face à cela, le discours Séguin, c'est quoi ? Un appel au laxisme pour lutter contre le chômage par les déficits publics, par les déficits des entreprises, par l'aggravation du poids de la fiscalité et la dévaluation du franc. Cette politique, c'est la ligne Mauroy de 1981 revue et corrigée à la mode Séguin. On a vu ce qu'elle a donné. Un désastre…
Paris Match : M. Séguin vous reproche de continuer, comme vos prédécesseurs, à tout sacrifier sur l'autel du franc fort, dussiez-vous fermer le robinet des dépenses publiques et aggraver la récession. Ne dit-il pas tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ?
M. Alphandéry : Attention aux procès d'intention. Il n'y a même pas trois mois ce jeudi que nous sommes en place. Le collectif budgétaire, qui revient du Conseil constitutionnel, n'est pas encore entré en vigueur. On ne peut pas nous juger sur des résultats, mais simplement sur des orientations.
Paris Match : Quelles sont-elles ?
M. Alphandéry : Nous naviguons entre deux écueils, et le chenal est étroit. D'abord, l'écueil de la récession. Pour arrêter le chômage, il faut sortir l'économie du trou. C'est l'objectif du dispositif musclé de soutien à l'économie inscrit dans le collectif, soit 50 milliards de francs, préfinancé en grande partie par le grand emprunt 93 que nous lançons en ce moment. C'est avant tout un « emprunt emploi ». Sans ce plan de soutien, on aurait eu au moins 400 000 chômeurs de plus à la fin de l'année, l'autre écueil, ce sont les déficits énormes du budget et des comptes sociaux. On a hérité des socialistes des déficits publics égaux à 6 % du PIB, soit le double des critères de bonne gestion retenus dans le traité de Maastricht.
Paris Match : Toujours l'héritage…
M. Alphandéry : Parce qu'ils ont laissé filer les déficits, les socialistes ont pollué le climat économique. Ils ont inspiré au marché une défiance qui s'est traduite par des taux d'intérêt élevés et un franc au bord de la dévaluation. Face à cette situation, on a décidé, sous l'autorité du Premier ministre, de prendre des mesures d'assainissement immédiat. Voilà pourquoi nous avons diminué de 18 milliards les dépenses publiques et fait voter une loi de programmation sur cinq ans de réduction du déficit budgétaire. Enfin, crédibiliser ce discours, nous avons augmenté pour la CSG au 1er juillet.
Paris Match : Giscard estime que vous auriez dû différer la hausse de la CSG au 1er janvier prochain, dans un climat, espère-t-il, moins détérioré.
M. Alphandéry : Si on avait retardé la CSG, on aurait inspiré une double méfiance. On aurait perdu la confiance des Français qui se seraient dit : ils ne veulent pas augmenter les impôts par peur d'être impopulaires, ils ne sont pas courageux. Perdu aussi la confiance des marchés qui en auraient déduit : ils trouveront sûrement un prétexte en janvier, par exemple une prime de rentrée, pour restituer d'une main ce qu'ils prennent de l'autre. Le fait que nous commencions à assainir tout de suite a été un formidable gage de confiance auprès de l'opinion nationale et internationale.
Paris Match : La baisse des taux est manifestement pour vous une grande victoire. Comment se répercute-telle dans la vie quotidienne des Français ?
M. Alphandéry : Grâce au retour de la confiance, le franc, sans qu'on ait besoin de le doper, est revenu à son cours pivot de 3,36 francs pour 1 mark. Les devises sont rentrées dans la caisse de la Banque de France. Enfin, en l'espace de trois mois, nous avons réussi la baisse des taux d'intérêt la plus spectaculaire de l'histoire monétaire française. Les taux à court terme ont baissé de 4 points. Ils sont aujourd'hui en dessous des taux allemands. Lundi dernier, pour la huitième fois, la Banque de France vient de baisser simultanément ses taux directeurs.
Paris Match : À quand les retombées, s'interroge la classe politique ?
M. Alphandéry : Que d'impatience ! il est absurde d'imaginer que lorsqu'on baisse les taux, on obtient du jour au lendemain un redémarrage de l'investissement et de la consommation. Cela demande du temps.
Paris Match : La baisse des taux serait, selon vous, définitivement la panacée ?
M. Alphandéry : C'est en tout cas le principal ballon d'oxygène, la vitamine la plus efficace pour doper l'activité et l'emploi. Elle représente une formidable réduction de la dette des ménages, qui va leur redonner de l'aisance pour s'équiper, consommer ou acheter un logement. Pour les entreprises, la baisse enregistrée depuis trois mois équivaut, au niveau des taux actuels, à un allègement en année pleine de 75 milliards de francs. Auquel s'ajoute une quinzaine de milliards de francs pour l'État. C'est colossal.
Paris Match : Philippe Séguin et certains, y compris dans votre majorité, vous soupçonnent d'être aveuglés par la politique du franc fort au point d'avoir renoncé à une outre politique de relance de la demande.
M. Alphandéry : J'imagine d'ici le scénario. Terrible ! Les socialistes gagnent les élections. Ils sont pris d'une frénésie keynésienne. Pour enrayer le chômage, ils décident de relancer la demande en aggravant le déficit budgétaire. Vous voulez connaître le résultat des courses ? Un effet absolument nul sur la demande. La preuve : le déficit du budget a doublé de 1992 à 1993, ce qui n'a pas empêché le chômage de grimper. En plus, ils perdraient la confiance des marchés. Les taux d'intérêt n'auraient pas baissé. Pire, ils auraient dû être sans doute majorés pour maintenir la parité du franc. J'appelle cela une politique de Gribouille.
Paris Match : Et la vôtre, quel est son nom ?
M. Alphandéry : Notre stratégie est celle du coupe-feu. La maison était en flammes. Nous avons arrêté l'incendie avec de l'eau. Si on avait fait du déficit à la Keynes, on aurait mis de l'huile sur le feu !
Paris Match : Aujourd'hui, le franc se porte, selon votre expression, « comme le Pont Neuf » Pourquoi, alors, ne pas baisser les taux d'intérêt plus rapidement ?
M. Alphandéry : Il est risible de concevoir un instant que je puisse dire au gouverneur de la Banque de France : la semaine prochaine, vous allez faire baisser les taux de 2 points, c'est un ordre. Cela provoquerait une chute brutale du franc. Les spéculateurs anticiperaient la hausse des taux qui s'inscriraient à la hausse. À vouloir forcer les taux d'intérêt vers le bas, on les fait grimper, Pierre Bérégovoy en a fait l'expérience en octobre-novembre 1991. La baisse des taux ne se décrète pas. Elle est la résultante de la confiance dans notre monnaie.
Paris Match : Vous ne pouvez pas nier que votre volonté de baisser les taux est freinée par les Allemands qui refusent de baisser les leurs. Allez-vous continuer longtemps à supporter que la Bundesbank dicte sa loi ?
M. Alphandéry : Vendredi, dans le cadre du Conseil économique et financier franco-allemand dont j'ai provoqué la réunion à Bercy, le gouverneur de la Banque de France et moi-même allons rencontrer mon homologue M. Waigel, ministre allemand des Finances, et M. Schlesinger, le président de la Bundesbank.
Paris Match : Que leur direz-vous ?
M. Alphandéry : J'ai tenu à rester discret tant que nos taux d'intérêt étaient au-dessus des leurs. Maintenant, ils sont au-dessous. On peut leur parler d'égal à égal. Je n'oublie pas l'aide précieuse qu'ils nous ont apportée lors de la crise du franc de septembre dernier. Mais aujourd'hui je m'interroge : vont-ils continuer à freiner alors que leur économie est en récession et que le chômage s'aggrave dans l'Europe entière ? la Communauté européenne a besoin avant tout, c'est évident, d'une relance monétaire concertée.
Paris Match : Voilà plusieurs années que la France est lancée dans une course effrénée à la productivité. Au passage, elle a perdu des centaines de milliers d'emplois, des pompistes aux guichetiers de banque. Avez-vous l'intention de recréer dans les services des emplois utiles au confort des Français ?
M. Alphandéry : Oui, et c'est une politique que j'ai proposée au Premier ministre. Voici deux ans, l'administration a imposé un contrôle de qualité des véhicules dans des centres techniques. Du coup, on a, à la fois, évité la multiplication des accidents et créé environ 7 000 emplois.
Paris Match : Dans quels secteurs pourriez-vous en créer demain ?
M. Alphandéry : J'ai pris des contacts avec les supermarchés et chargé la Direction de la concurrence et de la consommation, ainsi que le Conseil national de la consommation, de les développer. L'amélioration des conditions d'hygiène pour les produits frais peut générer beaucoup d'emplois. De même, une meilleure surveillance des parkings et une plus grande fluidité aux caisses. J'estime qu'il y a dans les services un vivier de plusieurs dizaines de milliers d'emplois Sous réserve, bien sûr, que pour ces emplois à faible productivité on allège les charges sociales sur les bas salaires de façon que le Smic ne soit plus une barrière à la création de ces emplois.
Paris Match : De plus en plus de voix, de Philippe Séguin à François Perigot, le patron du C.N.P.F., critiquent notre politique de libre-échange échevelé. Comment jugez-vous ces appels au protectionnisme ?
M. Alphandéry : C'est un discours irresponsable. Il faut se souvenir du scénario de la crise de 1929. Pour faire à une récession un peu semblable à celle d'aujourd'hui, les États-Unis, qui ont pris peur, ont fermé leurs frontières. Immédiatement, les Anglais et les Allemands ont fait de même. D'où une formidable contraction du commerce international. À l'époque, l'activité a chuté, non pas de 2 ou 3 %, mais de 40 % (aux États-Unis notamment), ce qui s'est soldé par des dizaines de millions de chômeurs. Le protectionnisme serait aujourd'hui aussi suicidaire. Il nous ferait passer de la récession à dépression, avec des effets dévastateurs. N'oublions pas qu'en France un salarié sur quatre travaille pour l'exportation. N'oublions pas non plus que nous enregistrons nos trois plus gros déficits commerciaux, soit 75 milliards au total, non pas sur les pays à bas salaire, mais sur le Japon, les États-Unis et l'Allemagne, c'est-à-dire parmi les pays à plus hauts salaires du monde.
Paris Match : Vous proposez de laisser les choses en l'état ?
M. Alphandéry : Bien sûr que non. Le gouvernement souhaite qu'on arrive à un accord sur le Gatt, qui est une assurance contre le retour au protectionnisme. Mais pas à n'importe quel prix ni à n'importe quelles conditions. Il est normal que nous disions aux Japonais et aux Américains, qui sont en meilleure santé économique que nous et se sont mieux protégés de la concurrence étrangère : « Messieurs les Japonais, messieurs les Américains, désarmez les premiers. » Nous ne sommes pas pour un libre-échange naïf, mais pour un minimum de protection dans les secteurs les plus touchés, et nous sommes décidés à lutter contre le dumping social et monétaire.
Paris Match : Pouvez-vous promettre aux Français de faire baisser le chômage et quand ?
M. Alphandéry : Le gouvernement entend, sur ce dossier, délivrer aux Français un message d'espoir, même si l'évolution défavorable de cette année est déjà inscrite dans les faits. Le chômage devrait se stabiliser dans les prochains mois, surtout si les taux d'intérêt baissent en Allemagne. Je suis d'un optimisme réaliste et prudent.
Paris Match : Et les Français, vous croyez qu'ils vont vous faire confiance longtemps ?
M. Alphandéry : Les Français nous font confiance, car ils ont beaucoup de bon sens. Ils ont compris que l'action sérieuse que nous menons va demander du temps pour exercer ses effets. Les temps sont difficiles, nos compatriotes nous savent gré de ne pas céder à la tentation de la facilité.