Interview de Mme Martine Aubry, membre du PS, à RMC le 20 juin 1993, sur la politique de l'emploi du gouvernement et ses propositions, le sommet européen de Copenhague, le PS et la politique d'immigration.

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Média : Emission Forum RMC L'Express

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Sylvie Pierre-Brossolette : Cela ne fait que trois mois qu'Édouard Balladur est en place, et le gouvernement est sous le feu des critiques les plus sévères. Sa politique et ses choix en matière d'emploi méritent-ils à vos yeux tant de sévérité ? 

Martine Aubry : Je crois qu'il faut quand même se dire que la situation est très difficile aujourd'hui, et qu'il ne faut pas l'oublier quand on juge la politique du gouvernement de M. Balladur. Ceci dit, je crois qu'on peut faire quand même un certain nombre de constats. Le premier c'est que la politique réalisée aujourd'hui a finalement assez peu de rapports avec ce qui nous avait été promis pendant la campagne électorale. On avait à l'époque beaucoup critiqué la politique menée par la gauche, on se rend compte quand même que sur beaucoup d'aspects, la politique agricole commune, la CSG, les contrats emploi-solidarité pour ne reprendre que ces thèmes qui avaient été très critiqués, le gouvernement se situe dans le même cadre que ce que nous avions fait et le reprend. Deuxièmement, on a abandonné les réformes qui avaient été promises dans le programme, et puis on en a fait d'autres. On avait dit par exemple qu'on n'augmenterait pas les impôts, ceci a finalement été fait, parce que le gouvernement s'est rendu compte que la croissance n'apporterait pas tout contrairement à ce qui avait été dit. On a abandonné certaines réformes, M. Balladur nous avait promis une fiscalisation des allocations familiales, qu'il va faire, mais il avait dit qu'en contrepartie les salaires directs des salariés augmenteraient. Je crois que ce n'était pas d'ailleurs une bonne chose de le faire en ce moment. Il l'a abandonné, il a dit ensuite « il faut quand même demander une contrepartie aux chefs d'entreprises, on va augmenter la taxe d'apprentissage », le patronat a hurlé, il l'a à nouveau abandonné. Je trouve que pour quelqu'un qui s'était présenté comme un homme de réformes, finalement les seules réformes que l'on voit, ce sont celles qui correspondent si je puis dire à son électorat le plus traditionnel, les réformes autour de l'immigration, code de la nationalité, etc., et puis par ailleurs, une fois de plus ce sont les Français, les salariés qui paient, et les entreprises qui reçoivent sans aucune contrepartie. Alors ça, c'est un constat qu'il faut faire parce que ça fait quand même deux mois et demi, il faut comparer aux promesses. Deuxièmement, mais c'est juste une remarque, c'est qu'on remarque une espèce d'impréparation, d'imprécision, de flou, qui n'arrange pas la situation d'ensemble. C'est vrai qu'on ne voit pas comment les Français pourraient reprendre confiance quand on leur dit dans le discours de politique générale qu'il faut avant tout réduire les déficits publics et que quinze jours plus tard on fait un emprunt qui accroît les déficits publics, et que quinze jours encore plus tard on dit « c'est encore plus dramatique que ce qu'on disait », malgré les quelques phrases cette semaine pour dire que la reprise serait là à l'automne, tout le monde se rend bien compte que le gouvernement hésite, qu'il ne sait pas très bien comment faire, et encore une fois c'est difficile. 

Donc tout ceci accroît le manque de confiance. Et puis dans le domaine de l'emploi, je dirai qu'il y a un certain amateurisme ; l'annonce de cette mesure sur les salaires, cette baisse de salaires qui devait être payée par l'État, qui a été abandonnée après avoir été défendue de manière extrêmement forte, on a vraiment l'impression qu'ils jouent aux apprentis sorciers, et dans le domaine de l'emploi, c'est quand même ennuyeux, c'était la priorité de M. Balladur. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais il faut jouer la continuité dans le domaine de l'emploi ? 

Martine Aubry : Certaines mesures sont poursuivies, mais d'ores et déjà on a annoncé que les programmes qui étaient, parce qu'ils étaient coûteux c'est vrai, c'est-à-dire les programmes qui s'adressaient aux publics les plus en difficulté, je pense notamment aux jeunes en grande difficulté, et nous avions mis en place des programmes spécifiques qui commençaient à porter leurs fruits, ces programmes sont aujourd'hui abandonnés. Et puis moi je suis inquiète quand même, quand j'entends le ministre du travail, alors qu'il vient d'arriver, expliquer comme ça qu'il va y avoir 300 à 350 000 chômeurs en plus cette année. L'année dernière aussi l'UNEDIC prévoyait ça en début d'année, je n'ai jamais repris ces chiffres à mon compte. On en a eu 130 000 dans l'année, ce qui était déjà énorme. Alors un gouvernement qui arrive, qui a la volonté de lutter contre le chômage, de mener une politique active, je ne comprends pas qu'il annonce comme ça des chiffres, comme si tout devait se développer sans que nous ayons la possibilité d'avoir une politique volontariste pour le contrer, alors je ne suis pas fière de mes résultats, mais disons qu'on s'est battus sur tous les fronts pour les minorer au maximum, et que je comprends mal qu'on puisse aujourd'hui annoncer des chiffres aussi catastrophiques dans une situation qui est mauvaise, qui est même très mauvaise, mais qui l'est comme l'était l'année dernière. 

Christine Fauvet-Mycia : Est-ce qu'il y a quand même dans ce bilan un ou deux succès qu'on peut mettre à l'actif du gouvernement ? 

Martine Aubry : Bien sûr, par exemple la baisse des taux d'intérêts, ça c'est absolument évident. Je crois que M. Balladur, par son image-même, l'a entraînée. Mais la confiance que les Français lui portent est aujourd'hui largement altérée par le fait que cette espèce d'impréparation du gouvernement, cette espèce de flou, fait que les gens sont craintifs finalement, ils n'y croient plus. Alors ils ont accepté de payer, parce qu'ils avaient confiance en M. Balladur, mais maintenant ils aimeraient avoir des résultats et pas seulement tous les dix jours des explications pour dire que ça va encore plus mal qu'on ne pensait. 

Christine Fauvet-Mycia : Et le gouvernement parie trop sur cette baisse des taux d'intérêts pour redonner un… 

Martine Aubry : Il a raison, c'est une mesure qui est tout à fait essentielle, mais elle n'est à l'évidence pas suffisante. On peut se demander aujourd'hui si le fait d'avoir trop axé le problème sur la relance par l'investissement et pas assez sur la consommation, avec les ponctions qui sont faites, n'a pas un peu détruit l'équilibre nécessaire pour la relance de la croissance. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Mais alors vous-même, vous seriez encore en poste, en dehors de continuer les mesures que vous aviez entamées, qu'est-ce que vous feriez de nouveau face à l'aggravation de la situation, parce que ce n'était pas totalement prévisible ? 

Martine Aubry : Oui, encore que, elle s'aggrave effectivement, elle s'approfondit alors qu'on pensait qu'on en sortirait. Mais ce n'est que le mouvement très structurel que l'on voit maintenant depuis deux ans. Moi je crois qu'il y a trois terrains d'action, le premier, on va reprendre les débats qui sont en plein dans l'actualité, et que j'avais moi-même posés il y a 18 mois au conseil des ministres du travail européen, c'est effectivement de lutter contre la libéralisation des échanges effrénés qui existent aujourd'hui, et contre la mauvaise concurrence que nous font les pays à faible protection sociale, ou bien qui jouent sur des dévaluations ou sur des variations monétaires. C'est vrai qu'en l'espace de 5 ans on s'est rendu que par exemple, prenons le textile et l'habillement, il y a 5 ans il y avait la concurrence de ces pays-là, mais ils faisaient des produits bas de gamme, des T-shirts bas de gamme, et on savait que si les entreprises Françaises faisaient de la qualité, étaient réactives par rapport aux clients, suivaient la mode, elles s'en sortaient. Aujourd'hui, à cause de la libéralisation des capitaux, les investissements sont arrivés dans ces pays, ils ont toujours un très faible niveau de salaire, et ils nous font mauvaise concurrence. Alors je crois que là-dessus, il faut vraiment agir, il faut agir vite, le gouvernement français depuis maintenant plusieurs mois pose ces questions, M. Balladur les reprend, il a raison, mais il faut aller vite, car autrement dans trois ans, dans cinq ans, il n'y aura plus d'industrie au niveau européen. Alors là-dessus, j'entends les propositions qui sont faites, notamment Philippe Séguin, qui lui, propose de se recroqueviller sur nous-mêmes, d'arrêter les échanges mondiaux, et de se recroqueviller sur l'Europe avec une protection européenne. Moi je ne suis pas d'accord du tout avec cette solution, d'abord parce que les besoins sont énormes partout dans le monde, et que nous avons là des marchés à conquérir, à condition de faire en sorte qu'il y ait des consommateurs, c'est à dire des gens qui aient un pouvoir d'achat, et puis deuxièmement parce que se recroqueviller sur soi-même c'est vraiment les recettes du passé, qui ont entraîné notamment en France des chefs d'entreprises qui se sont reposés sur leurs lauriers, qui n'ont pas continué à se battre pour la productivité et pour la compétitivité. Donc je crois qu'il y a une seule solution, ne pas essayer de se cacher derrière des forteresses, mais négocier par groupes de pays des taxations pour les produits ou les services qui viennent de ces pays-là, peut-être d'ailleurs en réinvestissant ces sommes, pour que ces pays ne développent pas comme c'est le cas aujourd'hui des minorités qui s'enrichissent, mais développent véritablement des industries chez eux, et en face, distribuent du pouvoir d'achat, et donc créent des nouveaux consommateurs. Je crois que ça, c'est un vrai deal, et quand M. Séguin parle de révolution culturelle, c'est celle-là qu'il faut faire. Alors qu'aujourd'hui, lui-même, il est très audacieux sur le diagnostic que je partage et que beaucoup partagent, mais il est finalement très peu téméraire sur les solutions, il nous ramène à des solutions du passé, à des solutions de protectionnisme. 

Christine Fauvet-Mycia : Il y a d'autres domaines où vous proposez des pistes qui pourraient rejoindre celles que suggère Philippe Séguin ? 

Martine Aubry : Oui, alors par exemple, cette piste sur laquelle j'avais commencé à travailler, et qui à mon avis est essentielle pour l'emploi, parce qu'elle peut donner des résultats de manière très significative et à très court terme. Philippe Séguin a dit, c'est une évidence, que les prix à la consommation, nous avons trop joué la baisse des prix à la consommation dans tous les domaines, comme seul objectif, ce qui fait que pour vendre moins cher, je prends les distributeurs, les hypermarchés par exemple, on est obligé d'avoir des fournisseurs qui produisent de moins en moins cher, et donc qui vont produire dans ces pays-là, et deuxièmement on retire tous les services qu'on apporte à la clientèle, les livraisons à domicile, les transports, la garde des parkings, l'aide pour vos paquets, etc. etc. Donc, tous ces éléments-là vont contre l'emploi. Ça ne veut pas dire que le consommateur est plus libre, parce qu'il paie peut-être moins cher ses produits, mais parallèlement il doit payer tous les six mois une cotisation UNEDIC complémentaire pour payer les chômeurs, ou des impôts complémentaires pour payer le RMI. Donc c'est cette logique là qu'il faut casser. Et c'est aussi ça que je reproche à M. Balladur, il est très défensif dans sa politique, alors qu'aujourd'hui, il faut ouvrir des perspectives aux Français. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Quand Séguin dit « Munich social », c'est la bonne expression ? 

Martine Aubry : Écoutez, M. Séguin a l'habitude d'utiliser des phrases toujours à l'emporte-pièce. Moi je crois que le débat est trop sérieux pour qu'on s'envoie à la figure ce genre de mots. C'est vrai que c'est grave, mais c'est vrai aussi que c'est toute la société qui doit se réorganiser. Si aujourd'hui on veut créer des emplois, il faut que nous développions les services, et les besoins sont très très importants : la garde des enfants, le soutien scolaire après l'école, le maintien des personnes âgées à domicile, tout le domaine de l'environnement et de la qualité de vie, la sécurité… 

Christine Fauvet-Mycia : Mais ce débat, on l'avait eu un peu avant la campagne, et on a l'impression qu'il y a un blocage ? 

Martine Aubry : Il y a un blocage pour une raison simple, c'est qu'il faut trouver les moyens de financement de ces emplois. Et là, il y a deux manières d'agir, la première c'est qu'effectivement le coût du travail sur les bas salaires en France est trop élevé, il faut donc réduire les charges sociales, et à cet égard la mesure préconisée par M. Balladur et que moi-même j'avais d'ailleurs préconisée, sur la fiscalisation des allocations familiales, va dans le bon sens. Elle est aujourd'hui insuffisante pour suffire à enclencher le mécanisme, mais elle va dans le bon sens. Et deuxièmement, il faut trouver des moyens de financement qui peuvent être en partie payés par l'usager, en partie sur les impôts directs et indirects, pour pouvoir financer l'ensemble de ces services. Et il vaut évidemment mieux financer des services qui améliorent la qualité de vie de chacun, que de financer des indemnités de chômage et des RMI qui laissent les gens dans une situation de détresse et qui ne résolvent aucun problème. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Donc là vous êtes d'accord avec Philippe Séguin, il faut que l'État reprenne en main tout le secteur de l'emploi, organise, oriente et soit beaucoup plus dirigiste qu'avant dans ces matières-là ? 

Martine Aubry : Moi je dirais, je ne pense pas que l'État doit tout fixer. Je pense que d'ailleurs la gauche, dans les critiques qu'elle fait de ce qu'elle a fait ces douze dernières années, en porte une sur sa façon de travailler. La loi ne change pas tout, il faut aussi changer les comportements. Mais là où il a raison, c'est que l'État doit montrer la voie. Moi je pense par exemple que sur les emplois de service, si on avait voulu être révolutionnaire dans les réponses, ce que n'est pas M. Séguin, on aurait dit que l'augmentation de la CSG qu'on venait de faire ou qu'on allait faire, on allait la répartir entre l'ensemble des maires de France, et qu'on allait leur dire « avec cet argent créez des emplois de services, finalement, discutez avec vos citoyens » ; est-ce qu'ils préfèrent faire du soutien scolaire après l'école, est-ce qu'ils préfèrent qu'il y ait de la sécurité dans les transports ou dans les quartiers, et développer ces emplois. Pendant un, deux ou trois ans, on aura sans doute des prélèvements sociaux complémentaires, mais ensuite moins de chômeurs, moins de RMI, et ceci rentrera dans une logique dynamique et positive. Voilà ce qui me paraît aujourd'hui être une idée importante, qu'un gouvernement ou un parti politique d'opposition doit proposer aux Français, pour qu'on ait enfin l'espoir de sortir de cette situation. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que tout cela pouvait être pensé plus tôt, quand Michel Rocard dit qu'il a quelques regrets et fait son mea culpa ? 

Martine Aubry : Écoutez, tout le monde s'est trompé là-dessus. Je l'ai dit pendant la campagne, la droite a continué à se tromper très longtemps, parce que le programme de gouvernement de la droite espérait financer toutes les réformes par la croissance. Tout le monde s'est trompé en France, en Europe, on a tous cru que la croissance suffisait à réduire le chômage. Il a fallu attendre la fin de la période 91, où la France sur trois ans avait créé 800 000 emplois, pour se rendre compte que le chômage n'avait presque pas diminué, et que donc ça ne suffisait pas. Alors bien sûr, tout le monde aurait pu s'en rendre compte en étant un peu devin, mais les faits ne parlaient pas, à l'époque. On a quand même essayé assez vite de prendre des mesures, les emplois familiaux que l'on a développés grâce à la déduction fiscale quand je suis arrivée comme ministre du travail ont créé 200 000 emplois en un an, une partie bien sûr, étant sans doute du travail au noir qui a été blanchi. Le début des opérations sur les contrats emploi-solidarité a permis de montrer qu'il y avait des besoins très importants dans notre pays en matière de services, et qu'il y avait des emplois en face. D'ailleurs certains maires ont maintenant pérennisé ces emplois, je pense par exemple à M. CHAVANNES, le maire d'Angoulême, qui a beaucoup travaillé avec nous en la matière. Donc on a commencé, mais ce sont des réformes lourdes, où les Français doivent accepter de financer des services, pas seulement des biens de consommation, où la fiscalité doit être modifiée pour sensibiliser à ce problème, où on doit baisser les charges sociales sur les bas salaires, donc ce sont des réformes très lourdes mais auxquelles il faudrait s'attaquer tout de suite si on veut effectivement revenir en arrière sur ce problème du chômage. 

Christine Fauvet-Mycia : Est-ce qu'il y a encore d'autres pistes qui n'ont pas du tout été explorées pour donner encore un peu d'ampleur à cette révolution culturelle ? 

Martine Aubry : Je crois qu'il faut bien évidemment réfléchir sur le temps de travail. Moi je n'aime pas l'idée de partage du travail qui donne l'impression qu'on répartit une pénurie, mais il faut réfléchir sur l'organisation du temps de travail tout au long de la vie. C'est vrai qu'aujourd'hui, les hommes de plus de 50 ans ne travaillent plus qu'à 60 % alors que c'était 80 % il y a 5 ans, les jeunes de moins de 25 ans ont très peu de chances d'arriver à rentrer sur le marché du travail, alors que de 25 à 49 ans, quand vous avez des enfants, quand vous auriez besoin de loisirs, de vous former etc., on travaille tous au maximum. Donc là, il faut une vraie révolution, il faut se dire que demain, l'emploi, ce n'est pas seulement l'emploi sous statut à durée indéterminée, à temps plein, mais ça peut être une activité à temps partiel, ça peut être un homme ou une femme qui décide de travailler à temps partiel pour s'occuper de ses enfants, ça peut être une occupation de nature différente. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce que ça peut être aussi de différencier les salaires selon qu'on travaille dans un secteur protégé ou dans un secteur concurrentiel ; Philippe Séguin émet cette idée, un peu comme au Japon, c'est possible en France ? 

Martine Aubry : Écoutez, je crois d'abord que ça existe, parce que dans les secteurs qui fonctionnent bien, qui gagnent de l'argent, je pense au pétrole, à la chimie, les salariés sont bien mieux payés que dans le textile, l'habillement, les cuirs et peaux. Alors faire une distinction entre le secteur des services d'un côté, et l'industrie de l'autre, ça ne me paraît pas une bonne chose. Je pense que tout le mouvement social vise à ce que, à même qualification, on arrive à ce que les salaires soient à peu près égaux, je crois que la vraie solution encore une fois, elle est de réduire les charges sociales sur les bas salaires, pour développer les emplois de services. Je ne crois pas à toutes ces mesures un peu fictives qui ne sont fondées ni sur la réalité économique, ni sur la diversification des qualifications des salariés, je ne vois pas très bien ce que ça apporterait. 

Christine Fauvet-Mycia : Autre proposition de Philippe Séguin, c'est de nationaliser l'UNEDIC. Comment le gouvernement pourra-t-il se sortir de cette impasse, est-ce une solution, et laquelle préconiseriez-vous ? 

Martine Aubry : C'est un sujet sur lequel je me suis moi-même heurtée, et sur lequel je n'ai pas trouvé de solution, il faut le dire très clairement, parce qu'on ne trouve pas de solutions quand on finance les chômeurs essentiellement sur les salaires, et que le nombre de salariés diminue, et que les salaires augmentent moins qu'avant, alors même que le nombre de chômeurs augmente. Donc là aussi la solution à préconiser, mais elle est beaucoup plus large en France, c'est d'avoir un système qui n'est pas seulement appuyé sur les salaires, mais sur l'ensemble des revenus, car on continue à pénaliser les entreprises ayant des salariés en augmentant ses cotisations, et on finit par pénaliser de manière extrêmement importante les salariés eux-mêmes par ces augmentations de cotisations. Donc je crois que la vraie réforme ce n'est pas de nationaliser ou pas, les partenaires sociaux gèrent aujourd'hui ce système, et depuis très longtemps, et ils le font correctement, la vraie réforme elle vise au financement-même de l'UNEDIC, c'est-à-dire trouver une assiette des cotisations qui soit beaucoup plus large et qui dépasse la masse salariale. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Autre solution, c'est d'évaluer. Est-ce que vous pensez que le Franc fort est un dogme intangible, ou bien est-ce un conformisme intellectuel ? 

Martine Aubry : Là, j'ai plusieurs choses à dire. On peut considérer qu'on est allé trop loin dans la défense de la politique monétaire et de la politique financière, ce n'est pas pour ça qu'il faut préconiser une politique de dévaluation. On est peut-être allé trop loin, encore que. Lorsque le Franc fort a été désigné comme objectif, il faut se rappeler où en était la France. Il faut se rappeler aussi ce qu'a permis comme gains en compétitivité, comme gains en parts de marché, cette politique qui a été menée notamment par Pierre Bérégovoy et qui a été réussie. Ce que l'on peut dire, c'est qu'on a sans doute trop privilégié la politique financière et monétaire par rapport à la politique économique. Et moi, plutôt qu'une dévaluation qui va nous ramener vers le passé une fois de plus, c'est-à-dire on va se protéger, on va gagner pendant quelques mois la différence liée à la dévaluation du franc, et au bout de quelques mois, cet effet sera terminé, et il faudra redémarrer. Donc c'est une politique qui vise à se boucher les yeux et non pas à régler véritablement les problèmes. Moi je crois que les vraies réponses, elles sont plutôt dans la politique fiscale, et c'est vrai sans doute qu'on est allé trop loin dans une politique fiscale qui favorise aujourd'hui par exemple, pour le régime des SICAV monétaires il vaut mieux aujourd'hui placer à court terme que placer à moyen ou long terme, il vaut mieux faire un placement financier qu'un placement économique et investir dans l'entreprise, et il vaut surtout mieux avoir de l'argent que de travailler. Donc ce type de mesures qui était à la base de l'idée qu'il fallait défendre le franc, l'arrivée des capitaux étrangers sur notre territoire, et l'épargne, est aujourd'hui sans doute néfaste, parce qu'elle entraîne l'épargne par rapport à la consommation, et parce qu'elle préfère les placements financiers aux placements économiques. Donc moi je préfère ce type de réponse plutôt qu'une réponse telle que la dévaluation qui encore une fois ne nous mène à rien et est une mesure de facilité. 

Christine Fauvet-Mycia : Lundi commence le sommet européen de Copenhague. Qu'attendez-vous de ce sommet, faut-il reprendre des initiatives en matière européenne, et quelles seraient leurs chances d'aboutir ? 

Martine Aubry : Moi je crois que ce sommet est très important parce que les chefs d'État vont parler de ce problème d'emploi de manière assez globale. Le premier ministre a dit qu'il défendrait la position qui avait déjà été celle de la France sur le GATT et moi je m'en réjouis, qui vise à dire « il faut qu'on fixe des règles dans le commerce international et qu'on ne laisse pas tout déraper », et deuxièmement il faut que le GATT traite de l'ensemble des problèmes, industrie, commerce et agriculture. Ça va être très difficile. Moi je l'avais vu comme je l'ai dit tout à l'heure, lorsqu'il y a eu ce conseil des ministres du travail européen nous avons parlé de ça, tous les pays européens, les plus importants en tout cas, notamment l'Allemagne et la Grande-Bretagne, et aussi les Pays-Bas, sont contre l'idée de fixer des règles dans le commerce international. Et je crois qu'à cet égard, il faut que tout le monde aide le gouvernement Français car, comme je l'ai dit tout à l'heure, on ne peut pas échouer dans ce domaine, autrement il n'y aura plus d'industrie Française, il n'y aura plus d'industrie européenne dans cinq ans. Et à cet égard, je trouve que le patronat Français ne remplit pas son rôle; il devrait essayer de convaincre en permanence les patronats anglais et allemand, il faudrait que les syndicalistes Français rencontrent leurs homologues dans ces pays, car je crois que si l'Allemagne bouge, les autres bougeront. Or aujourd'hui, nous avons peut-être une chance que l'Allemagne bouge, pour la première fois depuis la guerre, le chômage explose en Allemagne, y compris en Allemagne de l'ouest, plus de 650 000 chômeurs de plus en trois mois. Le consensus allemand que chacun connaît bien est en train de s'effriter, et je crois qu'il faut s'appuyer, et donc les convaincre, sur le patronat et les syndicats allemands pour qu'ils fassent pression sur leur gouvernement, pour qu'ils sortent de leur idéologie libérale qui est extrêmement dogmatique, et qui les empêche aujourd'hui d'avancer dans ce domaine. J'espère qu'on fera un premier pas dans cette conviction à Copenhague. Deuxièmement, il y aura sans doute des mesures annoncées pour une relance sélective de la croissance en Europe, et je pense notamment aux chantiers lourds européens, par exemple dans le domaine des travaux publics. Enfin, je crois que dans le cadre des échanges que nous avons avec les autres pays, je pense notamment aux pays de l'est, il faudrait que nous commencions à appliquer ce que nous venons de dire sur les échanges internationaux. Aujourd'hui les pays de l'est nous inondent de certains produits, je pense à l'acier, je pense aux métaux ferreux ou non-ferreux, qui leur seraient très utiles pour se développer. Ceci enrichit une minorité et ne développe absolument pas le pays. Il faut qu'on commence à discuter avec eux sur les aides qu'on leur apporte, sur les contreparties et sur la façon dont ils vont les utiliser, je crois que c'est aussi un sujet qui sera abordé à Copenhague. 

Sylvie Pierre-Brossolette : Revenons à l'hexagone, le PS prépare ses états-généraux, est-ce que vous pensez que c'était une bonne méthode pour remettre le PS sur des rails, ou est-ce qu'il fallait s'ouvrir plus à toutes les forces de gauche, est-ce que Michel Rocard a pris la bonne direction ? 

Martine Aubry : Moi je crois qu'après l'échec qu'a subi la gauche, après les remous qui ont eu lieu au sein du PS et qui n'ont rien arrangé, il était extrêmement utile que les militants reprennent la parole et que l'on puisse inviter à ces réunions l'ensemble des sympathisants qui souhaitaient venir. Ce ne sont pas aujourd'hui les sympathisants organisés, mais ce sont ceux qui ont voulu venir. Moi j'ai assisté à beaucoup de réunions bien sûr dans ma section, à Paris encore hier, et en province, on a beaucoup discuté. Les gens avaient beaucoup de choses à dire, c'est vrai qu'une des critiques qu'on peut faire sur la façon dont nous avons gouverné c'est de ne pas avoir su réinventer des formes démocratiques de débat politique, et nous avons trop trop souvent eu tort de considérer que le gouvernement savait à la place de sa base, et surtout à la place des Français et des citoyens. Et ça, je dirai que les militants l'ont bien dit, et ils ont fait des propositions pour que ça change. 

Christine Fauvet-Mycia : Le reproche qu'on entend un peu c'est de faire beaucoup de propositions sur l'organisation propre du parti, mais qu'on pourrait s'ouvrir un peu plus et avoir une réflexion plus large que sur le seul parti… 

Martine Aubry : Moi j'ai peu entendu de propositions sur le parti, sur le nom du parti, sur comment ça fonctionne… 

Sylvie Pierre-Brossolette : C'est Rocard lui-même qui demande qu'on supprime les courants, c'est une bonne idée ? 

Martine Aubry : Bien sûr c'est une bonne idée. Quand les courants ne représentent que des personnes et pas des projets, ça n'a aucun sens. Si on avait deux projets parallèles et pas totalement identiques, je comprendrais qu'on s'oppose, mais si c'est sur un problème de personnes, ça n'a aucun intérêt. D'abord les militants ne le comprennent pas et les Français encore moins. Donc l'enjeu aujourd'hui, c'est d'ouvrir des perspectives et c'est d'être capable de reconstruire un projet de gauche, et pour ça c'était très nécessaire qu'il y ait cette phase de critiques, alors il ne faut pas tomber dans l'autoflagellation, la gauche n'a pas tout raté, il faut quand même se rappeler ce qu'était l'état de la France en 1981, sur le plan économique et sur le plan financier. Mais c'est vrai que dans des tas de domaines, même si nous avons beaucoup avancé, nous n'avons pas approfondi, nous n'avons pas ouvert de perspectives. On a réglé des problèmes en matière sociale, mais on n'a pas ouvert de perspectives pour l'avenir, et parfois on a oublié nos valeurs. Je crois qu'il faut qu'on les retrouve, qu'il faut qu'on les mette à la base d'un projet, moi j'ai eu l'occasion de le dire pendant la campagne électorale, c'est peut-être paradoxal, je suis convaincue que les valeurs de base qui portent le projet des socialistes et plus généralement de la gauche, c'est à dire avoir confiance en l'homme, mettre les gens face à leurs responsabilités, et pas une politique d'assistance qui est contraire à ça, et puis des notions de solidarité, je crois qu'elles sont de plus en plus partagées par les Français. Notre devoir aujourd'hui c'est de reconstruire un projet où chacun trouve sa place sans démagogie, sans assistance, et où on montre les voies de l'avenir, où les gens aient enfin l'espoir que demain sera meilleur qu'aujourd'hui, alors qu'aujourd'hui ils pensent le contraire. 

Sylvie Fauvet-Mycia : Vous vous voyez quel rôle dans l'avenir, vous êtes très courtisée, l'Élysée vous veut, les rocardiens vous veulent, les fabiusiens vous veulent, vous avez une idée précise de la place où vous voudriez vous installer ? 

Martine Aubry : Moi je n'ai jamais raisonné de cette manière-là. Moi ce qui m'intéresse c'est qu'on avance. On est dans une situation très difficile, je crois qu'on est vraiment dans un tournant de l'organisation de notre société. Donc moi ce qui m'intéresse c'est de construire avec d'autres et collectivement un projet qui permette de donner de nouvelles perspectives à la France, des marges de manœuvres économiques, des assurances sur la protection sociale la plus lourde, et surtout sur la lutte contre l'exclusion. Ce qui m'intéresse, c'est de réfléchir avec d'autres sur ce projet, c'est que nous faisons, c'est ce que nous construisons, et je souhaite de tout cœur pouvoir le faire au sein du PS, auprès de l'équipe qui sortira du congrès, quelle que soit cette équipe. Parallèlement, je crois qu'il faut qu'on revienne sur le terrain, d'abord parce que la plupart des solutions aux problèmes qu'on devant nous, et notamment le problème de l'exclusion, on ne peut pas les concocter dans les ministères, les solutions il faut les traiter sur le terrain, parce que la solution ce n'est pas de donner des allocations, ce n'est pas de payer pour assister les gens, c'est de les amener peu à peu à reprendre leur vie en main, et à travailler, avoir une occupation, à mener et à prendre des décisions qui décident de leur vie. Et pour cela, moi je suis c'est vrai très inquiète, parce qu'on n'a pas seulement les exclus que constituent les chômeurs, les chômeurs de longue durée, qui ont perdu confiance, qui ont de multiples difficultés à se réinsérer, on a aussi maintenant des gens de plus en plus nombreux qui sont sortis de ce système, qui n'essayent même pas de chercher un travail, dont la valeur travail ne signifie plus rien, je pense par exemple à tous ces jeunes, à tous ces enfants qui n'ont jamais vu leurs parents travailler. Et aujourd'hui ils s'en sortent par des expédients, soit le RMI, ce qui n'est jamais une bonne chose parce que ça ne vous a jamais rendu possesseur de votre vie, soit la drogue, la délinquance etc. Là il y a un travail très lourd à faire, qui est aujourd'hui fait par beaucoup de gens, mais de manière très atomisée, non évaluée etc., donc moi mon souhait c'est de travailler avec des entreprises, avec des élus de toutes tendances d'ailleurs, car c'est un problème politique majeur donc tout le monde doit s'y intéresser, pour avancer dans les démarches qui permettent de lutter contre cette exclusion, et c'est ça l'objet de ma fondation. 

Christine Fauvet-Mycia : Hier a eu lieu une manifestation contre les projets de Charles Pasqua ; le PS a beaucoup hésité avant de se mêler à ces manifestations. Que pensez-vous de ces projets ? 

Martine Aubry : Je crois que tout le monde est d'accord aujourd'hui pour dire qu'il faut avoir une maîtrise des flux de l'immigration. Beaucoup de choses avaient été faites, il fallait sans doute en faire d'autres. Et il y a quelques mesures dans le projet qui ne me choquent pas : éviter les mariages blancs, éviter la polygamie. Mais il y a des mesures, et elles ont été encore renforcées par le débat parlementaire, puisque là le gouvernement n'a pas réussi à faire face à sa majorité, il y a surtout derrière cela, et le cumul du code de la nationalité, des contrôles d'identité, et de cette loi sur l'immigration, un discours ambiant qui m'apparaît extrêmement dangereux, et qui va entraîner un certain nombre de pratiques tout à fait contestables. M. Pasqua fait croire aux Français qu'on va arriver à avoir une immigration zéro, et quand il dit que la France n'est pas une terre d'immigration, beaucoup de ceux qui croient aujourd'hui parce qu'ils vivent mal dans certains quartiers ou autres, que les immigrés sont la cause de toutes les difficultés, et c'est ce qu'on essaie de leur faire croire aujourd'hui. Moi je préférerais qu'on dise « on lutte contre le chômage, on va vers un chômage zéro », plutôt que de dire « on va vers une immigration zéro ». On n'y arrivera pas, d'abord parce que beaucoup d'immigrés sont totalement insérés dans notre pays et y apportent beaucoup, et ensuite parce que même pour les clandestins, et M. Pasqua le sait mieux que quiconque, pour 15 % seulement de ceux pour lesquels on déclare le départ du territoire, on arrive à l'appliquer, car on ne connaît pas la nationalité, le pays d'origine ne veut pas les recevoir, etc. Donc ça ne peut qu’entraîner des désillusions, or les Français, devant des discours aussi lourds, devant des discours musclés, on vous dit maintenant on va tout faire, ça sera l'immigration zéro, comme ça ne marchera pas parce que ça ne peut pas marcher, ils vont aller soit vers des réactions individuelles violentes ou racistes, soit vers des réactions extrémistes, vers des partis qui développent des thèses tout aussi inefficaces, et qui laissent penser aux Français qu'ils pourraient y réussir. Donc moi je suis très inquiète par la tonalité générale dans un moment où on devrait serrer les coudes, être solidaires et ne pas montrer du doigt les plus faibles d'entre nous, on ne fait qu'accroître les risques de bavures et les risques de violence dans notre pays. Donc ça m'inquiète et je comprends que le PS, qui ne partage pas toutes les analyses de ceux qui ont manifesté hier, se soit associé à eux, car c'est un problème extrêmement lourd et je crains d'ailleurs que certaines réactions nous amènent dans les mois qui viennent à regretter de tels propos.