Interviews de M. Jean Puech, ministre de l'agriculture et de la pêche, dans "Paris-Match" le 2 septembre 1993 à RTL le 15 et dans "Les Echos" le 17, sur la détermination française dans la négociation du volet agricole du GATT (accord dit de "Blair House") et le dialogue euro-américain.

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Média : Paris Match - Les Echos - RTL

Texte intégral

Paris-Match : 2 septembre 1993

Paris-Match : À moins d'un mois de la négociation décisive du volet agricole du Gatt, les agriculteurs français sont inquiets. La France semble isolée non seulement face aux États-Unis, mais, plus grave encore, face à ses partenaires européens. Êtes-vous prêt à engager un bras de fer ?

Jean Puech : Je ne vois pas pourquoi la France reculerait sur ce dossier. Nous ne voulons pas prendre le pain de la bouche des autres. Mais qu'on ne vienne pas le retirer de la nôtre. La France, dois-je vous le rappeler, est le premier exportateur agricole et agroalimentaire de la CEE, et le deuxième dans le monde. De ce point de vue, c'est le pays qui doit être écouté au sein de la Communauté dans ce secteur. Nous ne pouvons accepter et nous n'accepterons pas que les capacités exportatrices de la France, et donc de l'Europe, soient bridées par des accords qui nous paralyseraient. Nos amis européens se rendront compte qu'il y va de l'intérêt même de l'Europe.

Paris-Match : Cela signifie-t-il que la France, contrairement aux autres pays européens, rejette l'accord de Blair House, qui prévoit notamment une baisse de 21 % des exportations subventionnées de la Communauté ?

Jean Puech : Ce texte de Blair House, personne ne le connaît. Pour ma part, je ne l'ai jamais lu. Il n'a pas été validé par les Conseils de ministres ad hoc de la CEE Blair House n'existe donc pas.

Paris-Match : Avec une position française aussi intransigeante, les négociations semblent mal parties… Le gouvernement est-il prêt à faire des concessions pour éviter l'impasse ?

Jean Puech : Dès le moment où il y a négociations internationales, il peut voir compromis. Je ne vais pas, dans ces négociations, le dos ou mur, mais, au contraire, l'esprit dynamique.

Paris-Match : Pouvez-vous présenter vos différents scénarios ?

Jean Puech : Il n'y a pas plusieurs scénarios. Je vous répète notre objectif préserver nos capacités d'exportation.

Paris-Match : À vous entendre, un compromis semble quasi impossible… La France ira-t-elle jusqu'à faire usage de son droit de veto pour défendre les intérêts de ses agriculteurs ?

Jean Puech : Notre démarche est pragmatique. À chaque jour suffit sa peine. On verra, on appréciera.

Paris-Match : Alors, combien de temps vous donnez-vous pour aboutir sur ce dossier ?

Jean Puech : La France est éternelle. Il n'y a aucun calendrier précis… Sinon l'agenda américain, qui fixe la conclusion des accords à la fin de l'année. Mais, si les conditions ne sont pas acceptables pour les Européens, il ne sera pas possible de tenir ce délai.

Paris-Match : la Coordination rurale vient d'annoncer un blocus de Paris pour le 15 septembre. Craignez-vous une rentrée chaude des paysans ?
Jean Puech : Je sens que les agriculteurs, comme les salariés, comme les travailleurs indépendants, comme les chefs d'entreprise, sont inquiets. Je le constate chaque fin de semaine, quand je rentre chez moi, dans l'Aveyron. Comment cette peur de l'avenir peut-elle se traduire ? Je n'en sais rien. Je souhaite seulement que les agriculteurs, qui ne doivent pas devenir des marginalisés de la société, sentent vraiment défendus : il faut que l'agriculture française soit rentable pour que nos campagnes ne se transforment ni en conservatoire ni en musée.

Paris-Match : Ces derniers mois, la préférence communautaire – principe qui consiste, pour les Douze, à privilégier les achats de produits européens – a été mise plus d'une fois à rude épreuve. Cela signifie-t-il qu'elle est condamnée à disparaître ?

Jean Puech : Dans les périodes économiquement difficiles, chaque pays a tendance à se replier sur soi. C'est classique. Pourtant, s'il y a bien un danger à éviter, c'est le protectionnisme. Il faut maintenir le libre-échange, mais l'assortir de bonnes règles du jeu au sein de la CEE. Les Américains, qui demandent que tous les accords commerciaux internationaux soient conclus au sein du Gatt, ne se privent pas, eux, de déroger à cette règle. Ils ont bien passé des accords bilatéraux avec le Japon ! Alors, pourquoi nous interdirait-on, à nous, Européens, de nous organiser ?

Paris-Match : Autrement dit, les agriculteurs français ont besoin d'une Europe forte…

Jean Puech : Tout le monde se rend compte de la nécessité d'une Europe forte et unie. Elle le sera si elle retrouve ses plages de stabilité monétaire. L'Europe a besoin de son écu. Elle doit aller plus vite et plus loin.


RTL : 15 septembre 1993

RTL : Vous avez rencontré toute la matinée des ministres de l'Agriculture de la CEE ?

Jean Puech : J'ai rencontré le commissaire de l'Agriculture.

RTL : Allez-vous recevoir des représentants de la Coordination Rurale ?

Jean Puech : Il y a quelques manifestations aujourd'hui et les agriculteurs se posent de vraies questions, je comprends parfaitement le désarroi. Comme vous le soulignez en m'appelant et en dialoguant aujourd'hui, je suis à Bruxelles, le gouvernement s'occupe, comme je le fais aujourd'hui, des problèmes qui concernent notre agriculture. Je l'ai fait hier soir à Rome et tout à l'heure à Madrid. Les actions commandos, je pense que ce ne sont pas de très bons moyens. Heureusement, je constate que le monde agricole ne s'est pas trop mobilisé. La mobilisation est faible et les perturbations limitées. Mon grand souci est qu'il faut que les agriculteurs ne s'isolent pas dans notre société. C'est tout un pays, c'est l'ensemble de la société qui se mobilise. Tout le monde a conscience de cette gravité.

RTL : Ces manifestations servent le gouvernement actuellement ?

Jean Puech : Si c'est dans cet esprit-là, parfait. Mais ce que je souhaite, c'est que cela ne vienne pas perturber la vie économique et sociale et la vie tout court de nos concitoyens. Il est important que ce soit toute une société qui se batte.

RTL : Êtes-vous vraiment entendu par nos partenaires ?

Jean Puech : Je vous livre mes toutes dernières impressions. Je note une très nette évolution d'appréciation de la part de nos partenaires. C'est-à-dire une convergence d'analyses selon laquelle Blair-House va bien au-delà des contraintes que nous nous étions déjà imposées avec la PAC et que dès lors, cela pose des problèmes pour tous. Deuxièmement, nous faisons la même analyse concernant les objectifs que nous devons poursuivre, c'est-à-dire assurer cette compatibilité, mais également préserver notre PAC, sa pérennité, c'est la grande œuvre de l'Europe, confirmer la vocation exportatrice de l'Europe et donc de la France. La France est le premier pays exportateur et alimentaire au niveau européen et le deuxième au niveau international. Il y a une adhésion sur l'analyse, sur les objectifs à poursuivre et cette préparation de ce prochain conseil pour lundi se déroule normalement. Nous entraînons petit à petit l'adhésion de nos partenaires à l'analyse et aux thèses françaises.

RTL : La CEE va-telle reprendre les négociations avec les États-Unis ?

Jean Puech : Après une identité d'appréciation d'analyses, il faut transformer tout cela en volonté politique. La volonté politique des Douze, il faut qu'elle s'exprime lundi prochain avec cette décision qui doit être prise et qui doit être claire, la reprise des négociations avec les Américains sur le volet agricole du GATT.

RTL : Vous y croyez ?

Jean Puech : J'y crois fermement car on ne déploierait pas autant d'énergie avec l'ensemble du gouvernement, Premier ministre en tête, pour imaginer qu'on n'ait pas de résultat dans nos démarches.

RTL : Cela va se faire ?

Jean Puech : Oui. Le spectre de la crise est toujours là. Il est important que l'Europe évite cette crise. Quand on se rend compte de l'importance des enjeux stratégiques majeurs pour la France et pour l'Europe, il est nécessaire d'éviter cette crise et de faire ensemble une démarche en direction des États-Unis. Il faut impérativement demander une reprise des négociations avec les Américains sur le volet agricole du GATT.

RTL : Vous avez obtenu des assurances ?

Jean Puech : Dès le moment où il y a une appréciation commune, une analyse commune, il faut que tout cela soit conséquent avec cette approche et qu'on tire les conclusions nécessaires.


Les Échos : 17 septembre 1993

Les Échos : À la veille d'un Conseil européen déterminant pour la France, avez- vous le sentiment d'avoir raillé suffisamment de voix auprès de vos partenaires pour obtenir de la Commission la renégociation du préaccord agricole de Blair House ?

Jean Puech : Il y a six mois, la France était totalement isolée car nos onze partenaires avaient accepté, de fait, le préaccord de Blair House négocié par la Commission, alors même qu'aucune instance politique n'en avait jamais délibéré. Depuis six mois, l'ensemble du gouvernement, Premier ministre en tête, s'est employé à sortir la France de cet isolement. Le chancelier Kohl et Édouard Balladur ont affirmé, on ne peut plus clairement, leur volonté commune d'aboutir à une solution qui tienne compte des problèmes de la France dans le domaine agricole. Au cours des dernières semaines, nous avons rencontré tous nos partenaires de la Communauté et j'ai moi-même fait le déplacement dans plusieurs capitales européennes pour voir mes homologues. Aujourd'hui notre position est comprise. Tous admettent qu'il y a un réel problème et qu'il faut en tenir compte. Les Espagnols et les Irlandais rejoignent notre position, estimant que la Communauté doit reprendre les discussions avec les Américains sur le volet agricole du GATT. Pour la France, il s'agit de modifier, compléter, interpréter le préaccord de Blair House qui n'est pas acceptable en l'état. Sur les modalités, il reste des divergences qu'il appartiendra au conseil, organe politique, de surmonter lundi prochain.

Les Échos : Quelles sont les lignes forces de la position française et n'y a-t-il pas eu, ces dernières semaines, à travers la recherche d'un compromis, un début d'assouplissement ?

Jean Puech : Le préaccord de Blair House va bien au-delà des conséquences et des contraintes de la réforme de la FAC qui sont déjà difficilement acceptables pour nos agriculteurs. Alors, comment imaginer que l'on puisse accepter des disciplines qui seraient encore plus contraignantes ! En outre, il remet en cause l'autonomie de gestion de la PAC qui a permis à la France de devenir un grand pays exportateur, le premier dans la Communauté, le second au niveau mondial pour les produits agricoles et alimentaires. Il est important de préserver cette liberté de gestion, ce qui revient, au fond, à préserver notre identité. La Commission soutient qu'il y a compatibilité entre le préaccord de Blair House et la réforme de la PAC. On peut épiloguer sans fin sur les hypothèses prises par les experts pour arriver à ce résultat.

Mais sachez que nous avons présenté à nos partenaires un scénario tout aussi réaliste qui peut conduire à 15 millions de tonnes d'excédents de céréales non exportables chaque année et non utilisables dans la Communauté à l'échéance des six ans. Il suffit pour cela que la productivité augmente de 1,5 % au lieu de 1 % chaque année ou que l'utilisation des céréales dans l'alimentation animale soit de 6 millions de tonnes au lieu des 12 millions envisagés par la Commission. Les mêmes hypothèses tout aussi hasardeuses se retrouvent dans le secteur de la viande bovine où nous avons déjà 1 million de tonnes de stock difficilement écoulables. Ce qui est important et qui est apparu pour la première fois lors de la réunion du groupe d'experts à haut niveau de lundi dernier, c'est qu'il y a des éléments nouveaux qui risquent d'aggraver l'incertitude initiale. La Commission de Bruxelles l'a explicitement reconnu, même si elle ne l'a pas encore chiffré.

Il s'agit notamment des évènements monétaires intervenus depuis la fin de l'an dernier. Les dévaluations de fait de la livre, de la lire et de la peseta annulent, dans ces pays, les effets des baisses de prix décidées dans le cadre de la réforme de la PAC. De même, l'offre communautaire déposée par la CEE à Genève, sur l'accès au marché, prévoit une agrégation des produits par grandes catégories. Les Américains ont-ils accepté cette approche dans le cadre de Blair House ? C'est, à nos yeux, impératif.

Les Échos : Qu'attendez-vous très précisément du Conseil européen conjoint de lundi ?

Jean Puech : Il faut que le Conseil conjoint des ministres des Affaires étrangères et de l'Agriculture de lundi prochain décide de la reprise des négociations avec les Américains. J'ai bon espoir qu'on puisse déboucher, et un mandat clair doit être confié en ce sens à la Commission. C'est ce qui permettra d'éviter une crise dont la Communauté n'a pas besoin. Pour moi, Blair House n'est qu'un point étape d'une négociation engagée en 1986. Nous souhaitons que ce rapport étape évolue, soit modifié sur toute une série de points. Il faudra alors convaincre les Américains dans les trois domaines qui fondent la position française : affirmer la vocation exportatrice de la France, ne pas aller au-delà des efforts consentis dans la réforme de la PAC, obtenir une véritable clause de paix.

Les Échos : La position française est-elle susceptible de s'adapter ? Certains ont suggéré un règlement intracommunautaire de ce dossier agricole.

Jean Puech : Si la France s'est mobilisée comme elle l'a fait, et exprime une détermination aussi claire, avec une argumentation aussi précise, ce n'est pas pour nous livrer à un marchandage intracommunautaire. Ce que nous recherchons, c'est la reprise des discussions avec les Américains. La réforme de la PAC nous coûte déjà assez cher. Il est impensable de demander un effort supplémentaire au budget européen et aux agriculteurs. Nous n'avons jamais eu cela en tête, et cela n'est pas concevable. Mais cela ne nous empêchera pas de continuer à faire évoluer la PAC. Nous comptons bien obtenir encore des améliorations sur un certain nombre de points et notamment sur l'assouplissement du régime des jachères.

Les Échos : Vous sentez-vous capable d'endosser la responsabilité d'un échec de l'Uruguay Round ?

Jean Puech : Qui endosse une telle responsabilité ? On ne saurait nous taxer de protectionnisme. L'agriculture a été bien souvent un révélateur de problèmes de fond. Ce qui se pose actuellement dans l'agriculture se pose dans bien d'autres domaines, par exemple dans le volet audio-visuel ou l'industrie aéronautique. Il n'y a, de la part de la France, ni repli ni volonté protectionniste. La France est favorable à une conclusion rapide de l'Uruguay Round. Mais on veut que le résultat soit équilibré et durable. L'accord ne peut se faire au détriment d'un secteur au profit des autres. Et il ne sera pas durable si les problèmes monétaires ne sont pas assez pris en compte, pas plus que la disparité des politiques sociales. Nous avons en main tous les éléments pour obtenir les bases d'un commerce réellement équilibré.

Les Échos : Si vous obtenez des satisfactions sur l'agriculture, ne courez-vous pas le risque d'en faire payer le prix à d'autres secteurs qui comptent également pour beaucoup dans l'économie française ?

Jean Puech : Je ne crois vraiment pas que ce soit le cas. Toutefois, si certains partenaires de la Communauté devaient envisager de faire payer par des concessions à l'agriculture des avantages dans d'autres secteurs, la France s'y opposera, et le rôle du ministre de l'Agriculture est de s'y opposer. Je m'étonne de ces discours qui visent à inverser la charge de la preuve.

Les Échos : Comment ferez-vous accepter le compromis aux organisations syndicales agricoles ?

Jean Puech : Les relations avec le monde agricole se sont bien améliorées ces derniers mois. Nous avons renoué le dialogue et nous l'entretenons. Il est aujourd'hui permanent et institutionnalisé. Les organisations agricoles savent que nous n'étions pas d'accord avec la réforme de la PAC. Une fois arrivé au gouvernement, j'ai fait en sorte de la faire évoluer. Nous avons rouvert le dossier des grandes productions, le rééquilibrage en direction de la montagne avec le déblocage des quotas laitiers et la réforme de la jachère. Les responsables agricoles se rendent compte que nous sommes mobilisés pour faire évoluer la réforme de la PAC à travers des aménagements significatifs. Sur le GATT aussi, ils se rendent compte que le gouvernement français est déterminé. Mais je leur dis qu'il ne faut pas tout attendre des accords du GATT, il ne faut pas tout attendre de Bruxelles, il faut aussi mettre en place une politique nationale. Le désarroi des agriculteurs est grand, mais ils savent qu'ils sont défendus par le gouvernement et je m'en entretiens quotidiennement avec leurs responsables élus.