Texte intégral
Présentée comme devant faciliter la maîtrise du chômage, la loi pluriannuelle du gouvernement n'atteindra pas son objectif. Pour une raison simple : elle ne créera pas d'emplois. En dehors de quelques dispositions ponctuelles utiles, elle confond, en effet, le développement de la flexibilité, voire l'accentuation de la précarité, avec la lutte pour l'emploi. Elle confère aux entreprises un certain nombre de facilités financières ou réglementaires nouvelles sans leur demander de contrepartie en termes de travail. Elle s'intéresse – d'ailleurs trop peu – aux conséquences du chômage et non pas à ses causes, néglige plusieurs questions décisives, ignore le problème majeur que pose le chômage d'exclusion. Rien d'étonnant dans ces conditions qu'elle ait reçu un accueil négatif des organisations syndicales et un véritable camouflet du Conseil économique et social. Plan quinquennal pour l'emploi ? Non. Tout au plus ce que les spécialistes appellent un gros DMOS, une cinquantaine d'articles disparates portant « diverses mesures d'ordre social ».
Et pourtant, l'idée d'une démarche quinquennale était bonne. Les responsables d'entreprises, les salariés, les partenaires sociaux, les citoyens ont besoin d'une vision à moyen terme, claire et compréhensible, d'un horizon d'espoir pour surmonter le fatalisme actuel. Car l'opinion, devant la détérioration continue des chiffres, ne croit même plus à la possibilité de changer la donne. Avec une circonstance aggravante : alors que tous les secteurs, toutes les régions, tous les milieux, toutes les familles sont désormais touchées, la priorité ne va pourtant pas à l'emploi.
Une fausse fatalité
Sinon, comment expliquer que les entreprises continuent d'avoir recours aux suppressions de postes comme principale variable d'ajustement, que les communes n'utilisent pas à plein, par exemple, les fameux contrats emploi-solidarité, que le système fiscal et social s'obstine à pénaliser l'emploi, que l'enseignement supérieur n'organise toujours pas de formation préparant aux métiers de la lutte contre l'exclusion, qu'aucun Oscar, aucun trophée ne mettent en valeur, dans les médias, les créateurs d'emplois ? Le système marche sur la tête : ce sont les marchés internationaux (les « spéculateurs ») qui tirent – et de quelle façon ! – la sonnette d'alarme en dévaluant la monnaie française parce que les choix du gouvernement actuel aboutissent manifestement à laisser filer le chômage.
Face à cette fausse fatalité, la France doit savoir dire non, faire de l'emploi l'objectif central de sa politique, et la gauche l'idée majeure de son projet. Ce choix devrait s'incarner en particulier dans un véritable projet quinquennal pour l'emploi.
Le diagnostic de départ tient en quelques lignes.
Si aucun changement majeur d'orientation n'intervient, la population active augmentera en France d'environ 1,2 million de personnes d'ici la fin du siècle. Pour ramener le nombre de chômeurs à 2 millions en l'an 2000, il faudrait, toutes choses égales par ailleurs, un taux de croissance de 7 % l'an. Absurde ! Imaginons au contraire que la croissance avoisine 3 % dans les prochaines années – ce qui ne serait pas si mal, – le chômage augmentera mécaniquement d'au moins 500 000 personnes. On peut discuter le détail de ces chiffres, on peut – et c'est mon analyse – contester que la croissance soit la seule donnée importante pour l'emploi, on ne peut pas nier les ordres de grandeur. Tout est en place – plan gouvernemental compris – pour que le chômage, à la fin du siècle, frôle ou dépasse chez nous les 4 millions de personnes.
Avec beaucoup d'autres, je refuse cette évolution. Socialement, humainement, économiquement, elle n'est pas acceptable. Des orientations radicalement nouvelles doivent être prises. Le plan quinquennal en fournit l'occasion.
Cela suppose, bien sûr, la mise en place d'une politique de soutien de la demande au lieu de celle qui, depuis six mois, multipliant les zigzags, accumule les ponctions et organise un transfert financier massif depuis les ménages vers les entreprises. Mais il ne faut pas seulement mener combat contre la récession présente. Nous avons affaire à une mutation de millénaire. Toute production qui requiert un effort physique pourra être robotisée ; tout travail qui implique un processus intellectuel pourra être informatisé ; toute activité limitée autrefois à la sphère nationale pourra être mondialisée. Ces trois constats, schématiques mais dans l'ensemble vrais, donnent la mesure des formidables bouleversements en cours.
Voilà pourquoi le combat à mener est inséparable de la recherche d'un nouveau mode de développement – vers la pleine activité et non plus vers le plein emploi – qui exigera notamment une amélioration générale de la formation et oblige à récuser plusieurs dogmes.
Le libre-échangisme d'abord. La France est le quatrième exportateur du monde, le premier par habitant, nous devons maintenir cette force. Cela n'implique nullement d'accepter une concurrence rendue déloyale par le dumping social et écologique, ou de subir sans réagir les dévaluations hostiles. Ni libre-échangisme, ni nationalisme : le jeu régulier, complet, renforcé de la préférence communautaire. En nous appuyant sur des initiatives de croissance à la fois européenne et mondiale que la perspective de paix au Moyen-Orient, les besoins gigantesques à l'Est et la détresse de l'Afrique rendent d'autant plus indispensables.
L'autre dogme à récuser est l'hyper productivisme. Autant il est normal que, pour les secteurs exposés à la concurrence internationale, l'automatisation gagne du terrain, autant – en particulier pour les services de proximité ou pour les services aux personnes – cette obsession est absurde dans les secteurs abrités. Dénonçons-la.
J'insisterai ici sur trois séries de décisions précises qui devraient figurer dans un véritable projet quinquennal pour l'emploi.
1) D'abord, une nouvelle organisation du travail et du temps. Elle passe par une réduction significative de la durée du travail que le plan pour l'emploi doit susciter. La question est évidemment très complexe, mais on sait désormais que, pour déboucher sur des créations nombreuses d'emplois, la réduction du temps de travail doit être massive, s'accompagner d'une meilleure utilisation des équipements et ne pas être compensée intégralement pour la totalité des salariés : une limite raisonnable pourrait être fixée à 1,5 fois le SMIC.
La semaine de quatre jours
L'objectif à rechercher sur le long terme est la semaine de quatre jours de travail (environ 32 heures), qui doit devenir un objectif central de mobilisation. Pourquoi ? Parce qu'elle permettrait de nombreuses embauches et introduirait un changement important, une amélioration considérable dans la vie de millions de personnes. Cette perspective devra être précédée d'un passage aux 35 heures qui doit constituer, lui, une disposition majeure de la loi quinquennale. Les modalités de ce passage seront négociées et elles devront s'accompagner de modifications dans plusieurs secteurs (rythmes scolaires, large ouverture des services publics et des équipements collectifs, vie de la cité, etc.). Les difficultés d'une telle réorganisation sont multiples, mais, je le répète, la création de nombreux emplois (1,5 million de chômeurs en moins à l'horizon 2000) est à ce prix.
Outre la disposition abaissant la durée légale du travail à 35 heures avec application au plus tard en 1998, le plan quinquennal devra prévoir dans le même but un allègement d'assiette des cotisations employeurs. Certes, le projet gouvernemental propose cet allègement – plusieurs dizaines de milliards à la charge des finances publiques – mais sans contrepartie. Il serait bien plus efficace de subordonner l'allègement à un engagement de l'entreprise. Dans cette logique, toute entreprise qui acceptera pour cinq ans (ou plus vite si elle le souhaite) de réduire la durée du travail et de créer de nouveaux emplois à due concurrence bénéficiera d'un abattement des cotisations sociales patronales. L'abattement sera d'autant plus important eue la réduction sera significative. On cumulera ainsi une incitation puissante à la réduction du temps de travail et un soutien fort à la création d'emplois, grâce à une mesure dont le coût pour les entreprises sera en général faible ou nul. Le coût pour les finances publiques serait réduit puisque les cotisations sociales sur les emplois nouveaux et les économies d'indemnisation aux chômeurs couvriraient une grande partie des sommes consacrées à l'allègement des cotisations.
2) Le plan quinquennal devra aussi prévoir des mesures nouvelles pour les emplois de service.
Dans ce domaine, la France est en effet en retard sur ses voisins. Les raisons sont complexes, certaines de nature culturelle : chez nous, la relation personnelle dans les emplois de service est vécue souvent comme une relation de servilité, contradictoire avec l'exigence d'égalité issue de notre tradition historique. Toujours est-il que pour lutter contre le chômage nous devons encourager ce type d'emplois. Pompistes, guiche tiers, péagistes, les exemples sont nombreux où une orientation nouvelle doit être retenue, consistant à freiner l'hyper productivisme, à refuser le remplacement excessif des hommes et des femmes par les machines. En agissant selon une approche différente, intégrant désormais dans le calcul économique des entreprises le coût du chômage pour la collectivité.
Une autre orientation à favoriser est le développement des services de proximité, des emplois d'utilité collective. On peut évaluer à un million le nombre d'emplois de ce type à créer, pourvu que leur financement soit assuré. Comment ? En organisant l'activation d'une grande partie des sommes consacrées aujourd'hui aux aspects purement passifs de la politique de l'emploi. L'OCDE (1) a fait des comptes. Elle évalue à 6 % de la richesse nationale les dépenses pour l'emploi en Suède, dont 3 % pour la partie active de ces dépenses, alors que ces chiffres sont respectivement de 2,8 % et de 0,8 % pour la France. Financer l'activité plutôt que le chômage, mobiliser en ce sens les collectivités locales, les associations, les acteurs de terrain, voilà une autre réorientation à opérer. Sa mise en œuvre devra être vérifiée par l'instauration d'un débat annuel au Parlement concernant l'utilisation des centaines de milliards consacrés à la politique de l'emploi et de la formation. Ces changements devront s'accompagner d'une reconnaissance du rôle essentiel de l'État et de ses agents, d'une amélioration de leur situation, bref d'une rupture avec un certain discours et avec certaines pratiques hostiles au service public.
Contre le chômage d'exclusion
3) Un vrai plan quinquennal pour l'emploi devra comporter enfin des dispositions spécifiques contre le chômage d'exclusion.
Le texte présenté par le premier ministre n'en comporte quasiment pas, ce qui traduit à la fois une analyse étonnante et interdit le succès, puisque plus de la moitié des chômeurs sont aujourd'hui des « chômeurs d'exclusion ». Le chômage français pose autant un problème de nature que de volume. Ces chômeurs-là ne retrouveront pas d'emploi s'ils ne font pas l'objet de mesures particulières, telles qu'un meilleur suivi individuel, l'instauration d'un droit à la maintenance professionnelle, des aides nouvelles à la recherche matérielle d'emploi, la formation d'« ingénieurs de réinsertion », etc.
Ces dispositions devront s'accompagner d'une fusion, ou au moins d'une coordination étroite, entre les administrations de l'emploi, de l'UNEDIC et de la formation. Ces services exercent certes des métiers différents mais ils devront multiplier les passerelles entre eux pour simplifier l'accès des usagers. À cet égard, je suis convaincu que le volet insertion du RMI serait mieux assuré s'il était pris en charge par les communes en relation avec l'État plutôt que, comme aujourd'hui, par les départements. Ceux-ci devraient, en revanche, traiter le problème majeur de la dépendance des personnes âgées.
Je mesure combien toutes ces nouvelles orientations représentent de changements. Je mesure combien elles peuvent susciter d'objections, se heurter au scepticisme, au conformisme, à l'égoïsme. Je sais tout cela mais je sais aussi que, si on ne met pas en œuvre ce partage organisé et maîtrisé de l'activité, alors se réalisera un autre partage, celui-là sauvage et injuste, opéré aujourd'hui par l'exclusion et demain peut-être par la violence.
On a parlé, il y a six mois, d'un « nouvel exemple français ». Je reprends volontiers l'expression, mais pour lui donner un autre contenu. Ne pourrait-on trouver un exemple français dans ces orientations nouvelles ? Elles fourniraient à nos concitoyens, notamment aux jeunes, ce qui leur manque le plus aujourd'hui, un chemin d'espoir.
(1) OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques.