Interview de M. Philippe Séguin, membre du bureau politique du RPR, dans "Le Point" le 16 janvier 1993, sur ses propositions sur le débat interne au sein du RPR et sur les enjeux des élections législatives.

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Média : Le Point

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Le Point : Avez-vous le sentiment, après la campagne que vous avez menée contre le référendum, d'avoir changé de statut dans la vie politique ?

Philippe Séguin : Le seul véritable acquis de Maastricht, c'est la confirmation de l'intérêt potentiel des Français pour la chose publique. La preuve a été faite que, pour peu qu'on leur présente objectivement les options, qu'on les traite en adultes, pour peu qu'on leur parle de la France, les Français sont prêts à renouer avec un débat public.

Le Point : À l'occasion des élections législatives aussi ?

Philippe Séguin : Justement, le grand enjeu des prochaines législatives, c'est de savoir si la campagne va être à la hauteur de ce que les Français sont en droit d'attendre ou si le débat va se réduire aux simples affrontements de forces politiques dont l'une est vieillissante et l'autre sans grand enthousiasme à l'approche du pouvoir.

Le Point : Mais on a l'impression que le débat qui a été ouvert lors du référendum s'est aussitôt refermé…

Philippe Séguin : Non ! Dans une large mesure, le débat actuel sur les taux d'intérêt et le franc, c'est Maastricht qui continue. Il y a au moins un point sur lequel je suis tout à fait d'accord avec Pierre Bérégovoy, c'est lorsqu'il dit que ceux qui sont pour le décrochage du franc sont contre l'Europe de Maastricht. C'est tout à fait exact. Devons-nous continuer à attendre que ces gens que nous ne connaissons pas, qui n'ont aucune légitimité et qui siègent à Francfort décident pour nous ? Ou voulons-nous reprendre notre destin en main ? C'est ça, le vrai débat.

Le Point : Cela traduit-il de nouvelles fractures politiques ? On a le sentiment que l'organisation politique ne correspond pas à ces débats ?

Philippe Séguin : C'est possible. Mais, je l'ai déjà dit dans Le Point, je ne pense pas que l'organisation partisane peut être durablement refondée sur telle ou telle différence d'approche. En réalité, il n'y a plus de systèmes idéologiques globaux, synthétiques, cohérents, clés en main. Acceptons donc les structures partisanes telles qu'elles sont, mais qu'en leur sein le débat soit libre, riche et fructueux ! Chaque formation a trop souvent encore des réflexes d'armée en campagne, des comportements paramilitaires.

Le Point : Est-ce que vous croyez que les mots de « droite » et de « gauche » ont encore un sens ?

Philippe Séguin : Sur le plan culturel, probablement. Mais cela ne suffit pas, loin de là, à fonder encore des clivages décisifs.

Le Point : Vous-même, à l'intérieur du RPR, pouvez-vous durablement faire entendre une voix discordante ?

Philippe Séguin : Je ne serais pas cohérent avec l'analyse que je viens de faire si, sous prétexte que j'ai un certain nombre de différences avec les principaux dirigeants de mon mouvement, j'allais ailleurs. Aussi longtemps que j'aurai la capacité de m'exprimer au sein du RPR, je ne vois pas pourquoi je chercherais à m'exprimer ailleurs. Je ne ferai à personne un cadeau pareil !

Le Point : Vous avez la possibilité de vous exprimer dedans et dehors…

Philippe Séguin : Soyons clair, chacun sait bien que le débat des législatives ne sera pas entre le PS et l'opposition. Personne ne veut perdre son temps à tirer sur une ambulance. D'ailleurs, le PS semble au moins aussi ravi de quitter les responsabilités que l'opposition actuelle paraît angoissée à l'idée de les prendre. Non, le débat sera entre les Français sur les choix qu'ils veulent faire. La cohabitation étant inévitable, je pense qu'elle n'est jouable que dans la mesure où les Français auront le sentiment que les mesures difficiles qu'elle implique s'inscrivent dans un grand dessein.

Le Point : Personne ne semble en avoir un !

Philippe Séguin : Justement, on vit sur des schémas, des modes de pensée, des analyses dépassées. Les Français sentent qu'entre le discours politique et la réalité concrète il y a bien souvent peu de rapport. Or, nous avons un grand rendez-vous: voilà l'occasion de remettre les pendules à l'heure.

Le Point : Il est dans deux mois. Pensez-vous que l'opposition s'y prépare ?

Philippe Séguin : Pour qu'il soit fructueux, le débat doit satisfaire deux exigences: la clarté et la vérité. Je ne suis pas toujours convaincu que ces deux principes soient le mieux mis en œuvre.

Le Point : C'est-à-dire qu'on promet toujours plus ?

Philippe Séguin : Je ne vise absolument personne, mais je suis toujours stupéfait d'entendre qu'on pourrait baisser simultanément et immédiatement les charges sociales, les impôts, l'endettement, voire le déficit budgétaire.

Le Point : Et augmenter les salaires en même temps…

Philippe Séguin : Absolument ! Alors, on explique que l'on ne peut pas tout dire aux Français - sous-entendu : assez de ces gens qui se prennent pour Churchill - qu'il faut leur donner espoir, l'espoir… Moi, je crois qu'on les prend pour moins intelligents qu'ils ne sont. Ils sont parfaitement prêts à entendre…

Le Point : Quoi, par exemple ?

Philippe Séguin : On reste, quoi qu'on en dise, sur l'idée que c'est la croissance - et elle seule - qui apportera une réponse au problème du chômage. Quand, le premier, j'ai dit qu'avec les mêmes raisonnements on resterait au seuil de 2,5 millions de chômeurs je me suis fait brocarder, y compris d'ailleurs dans le gouvernement auquel j'appartenais. Aujourd'hui, on progressivement à reconnaître qu'il y avait du vrai dans ce que je disais. Seulement, on n'en tire pas des conséquences.

Il n'est qu'à écouter aussi ceux qui nous serinent que lorsque les « fondamentaux sont bons, tout le reste suit forcément, l'emploi en particulier ». Eh bien, tout ça est complètement dépassé !

Je pourrais poursuivre en vous disant qu'on continue à faire l'Europe comme du temps de la guerre froide ; c'est absurde…

Le Point : La droite a-t-elle raison de s'en prendre, comme elle le fait, au bilan de la gauche ?

Philippe Séguin : La première erreur à ne pas commettre, c'est précisément de tout mettre sur le dos des socialistes. Le bilan des socialistes, je le connais, je connais la liste des bombes à retardement qu'ils laissent. Le principal reproche que je leur fais est d'avoir discrédité, et pour longtemps, des valeurs républicaines dont ils étaient censés, à tort d'ailleurs, être les meilleurs gardiens.

Le Point : À quoi pensez-vous ?

Philippe Séguin : L'égalité des chances, la générosité sociale, l'ouverture aux autres peuples, la notion de creuset français, la citoyenneté ont été ainsi discréditées. L'État, seul instrument à l'échelle nationale d'unité et d'équité, est en crise. Je dirais également qu'il y a une crise de la Justice, une crise de la protection sociale, une crise de l'Éducation et une crise d'identité qui se traduit par une incertitude quant à notre rôle dans le monde.

Le Point : C'est de tout cela que vous voulez débattre dans la campagne ?

Philippe Séguin : On a démarré sur un certain nombre de faux sujets : la cohabitation ou les primaires. Moi, je crois que nous devons parler de choses sérieuses. En outre, sur le plan stratégique, si on veut que les Français acceptent des mesures désagréables, mais nécessaires, pendant la cohabitation, il faut qu'ils sachent où on les conduit. Autant en discuter avec eux dès maintenant.

Le Point : Qu'allez-vous leur dire au cours de la trentaine de réunions que vous tiendrez à travers la France d'ici au 21 mars ?

Philippe Séguin : D'abord, qu'ils exigent la vérité. Il ne faut pas qu'ils gobent n'importe quoi. Je leur dirai ensuite qu'il faut un grand dessein qui passe par un certain nombre de principes. Je leur parlerai de la nation, de l'État, de la République. Je parlerai beaucoup de réhabilitation du politique.

Le Point : Pensez-vous que la crise, avant d'être économique, est politique ?

Philippe Séguin : Elle est morale, culturelle, sociale, politique et, in fine, économique. Je récuse totalement la théorie du social subordonné à l'économique. C'est là une analyse de dame patronnesse ! Le social, aujourd'hui, est un des principaux investissements pour le succès de l'économique. J'ajoute que le social a largement évolué. Il ne se mesure plus uniquement en termes de salaires ou de niveau de vie. Il se mesure également en termes de qualité et de mode de vie. A quoi bon avoir un salaire convenable si on doit avoir trois heures de transport dans des wagons sales pour se retrouver dans une banlieue pourrie !

Le Point : Le social, c'est aussi le chômage.

Philippe Séguin : Il faut en effet apporter une réponse au problème du chômage et cesser de parler seulement du problème de l'emploi. Ce sont deux approches radicalement différentes. Je suis ouvert à toutes les réflexions sur le partage du travail, mais je n'en attends aucun miracle. Je suis également ouvert à toutes les idées, non pas de remise en question du SMIC, mais de flexibilité d'une partie du salaire, notamment pour amortir les difficultés conjoncturelles de l'entreprise, mais tout ça ne suffira pas. La vérité, c'est qu'il y a 3,5 millions de personnes à qui il faut trouver une activité. 

Le Point : Comment ?

Philippe Séguin : En 1986, j'avais commencé, mais je n'avais alors ni l'appui du gouvernement ni l'appui de l'opinion. Pourtant, on peut reconquérir des emplois chez les pompistes, chez les poinçonneurs du métro, c'est-à-dire se rendre enfin compte que, si l'entreprise fait une économie nominale en supprimant ces emplois, la collectivité, elle, y perd. Si cela paraît ridicule à certains, qu'ils aillent voir ce qui se passe au Japon, où l'on a su conserver ou reconquérir des emplois de ce genre.

Le Point : Vous avez toujours contesté la décentralisation telle qu'elle est mise en œuvre. Pourquoi ?

Philippe Séguin : Parce qu'elle a provoqué une déchirure du tissu social. La décentralisation, aujourd'hui, c'est chacun pour soi et Dieu pour personne. Il faut évidemment réintroduire des règles de péréquation entre les collectivités.

Le Point : Recentraliser ?

Philippe Séguin : Non ! Je voudrais simplement que chaque collectivité puisse faire son travail et qu'elle en ait les moyens. Il faut donc une meilleure répartition entre les communes. C'est tout de même anormal qu'à Sarcelles ou à Garges-lès-Gonesse on n'ait pas les moyens de faire face aux difficultés et qu'on ne puisse pas avoir un peu de l'argent de Neuilly, qui a beaucoup moins à assumer. C'est le comble de l'absurde.

Le Point : Vous êtes hostile à la décentralisation de l'Éducation et vous insistez toujours sur le caractère national de l'Éducation. Comment, cependant, remédier à la crise qui secoue l'appareil de formation ?

Philippe Séguin : L'école n'est pas là pour former professionnellement mais pour donner une culture, pour apprendre à apprendre. Que l'école collabore avec l'entreprise, d'accord, mais qu'elle seule fasse seule de la formation, il n'en est pas question. Ce n'est pas dans son rôle.

Le Point : Sur l'ensemble des sujets que vous venez d'aborder, vous êtes à peu près en désaccord sur tout avec vos amis de l'opposition. Pas sur les objectifs…

Philippe Séguin : En tout cas, sur la manière de traiter les choses. Comment comptez-vous gérer vos désaccords, en particulier celui sur le franc ?

Le Point : Je ne cherche pas à gérer ma différence, je cherche à faire progresser des analyses qui, à mes yeux, sont les bonnes. Ainsi, on aura beau dire et beau faire, il faut obtenir d'une manière ou d'une autre une baisse des taux d'intérêt. Le demander gentiment à la Bundesbank, c'est inopérant et vraiment dérisoire. Pourquoi accéderait-elle à notre demande ! Je constate depuis quelques jours, d'ailleurs, que les raisonnements changent…

Le Point : Êtes-vous indigné quand on vous accuse d'être responsable de la spéculation contre le franc ?

Philippe Séguin : Non, on me fait trop d'honneur… Soyons sérieux ! La spéculation, en fait, n'est jamais une cause mais un révélateur… Ceux qu'on appelle les « spéculateurs » se disent tout simplement que, compte tenu de la dégradation économique et sociale en France, la situation monétaire actuelle ne peut pas durer très longtemps…

Le Point : N'êtes-vous pas en situation de recours à droite pour l'après-mars ?

Philippe Séguin : Je pense que ce sont mes idées qui seraient en situation de recours. Si les choses tournent mal, il ne manquera pas de candidats pour assumer mes idées. Moi, je les défends. Si j'avais vraiment d'autres objectifs, je sais aussi bien que d'autres faire ma cour, même si je me force un peu plus.

Le Point : Vous ne pouvez avoir de « grand dessein » sans nourrir d'ambition personnelle…

Philippe Séguin : Je suis allé le dire à Strasbourg, devant lui : je souhaiterais que Chirac accepte d'être le porte-parole d'un grand projet pour la France.

Le Point : Et s'il ne l'est pas ?

Philippe Séguin : Rien n'est perdu. Moi, tant que j'aurai un souffle politique, je dirai ce que j'ai à dire. Et je me donnerai les moyens de le dire.

Le Point : Invité de « 7 sur 7 », vous avez dit que vous n'excluiez pas d'être candidat à l'élection présidentielle, non pas en 1995, mais en 2002…

Philippe Séguin : Ça n'était pas daté.

Le Point : Quel discours allez-vous tenir quand la droite sera au pouvoir ?

Philippe Séguin : Je souhaite qu'elle réussisse si elle prend d'autres chemins que ceux que je préconise.

Le Point : On n'est pas sûr que les électeurs de l'opposition s'y retrouvent très bien.

Philippe Séguin : Je vais prendre ma part à l'effort d'explication. Bien sûr, je l'ai dit, il y a un risque de cacophonie, mais c'est un risque à assumer.