Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, à RMC le 3 juin 1998, sur le conflit des pilotes d'Air-France, les menaces d'attentats terroristes à la veille de la coupe du monde de football, le processus de régularisation des étrangers en situation illégale, et la conjoncture politique.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

P. Lapousterle
Sur le conflit des pilotes, malgré les concessions du gouvernement et les négociations d’hier, rien n'a abouti : le conflit sera long et dur, selon le président du SNPL. Est-ce acceptable pour le gouvernement ?

J.-P. Chevènement
« Je ne veux pas me placer du point de vue du gouvernement. J'ai suffisamment de choses à faire pour ne pas m’occuper, en plus, de la grève des pilotes. Je voudrais simplement dire ma tristesse, en tant que Français, de voir la France prise en otage au moment de la Coupe du monde de football, un événement qui va concentrer l'attention du monde entier sur nous : 37 milliards de téléspectateurs en cumulé, un humain sur trois pendant la finale, et c'est à ce moment-là que la France montre vraiment une absence totale de civisme. »

P. Lapousterle
La France ? Vous voulez dire les pilotes ?

J.-P. Chevènement
« Oui, mais je crains que cela s’enracine dans quelque chose de plus profond. Le sens de l'intérêt public, je ne le vois presque jamais plus évoqué, nulle part et sur quelque affaire que ce soit. Ce n'est jamais l’aune à laquelle les gens sont appelés à se déterminer. Faire appel à l’intérêt national, c'est le comble de la ringardise ! C'est la mienne en tout cas, parce qu’effectivement, je me définis toujours par rapport à ce qui me paraît être l'intérêt public. Mais aujourd’hui, je constate que ces pilotes pensent que la France peut donner le spectacle d'une nation qui n'est plus capable d'organiser un événement de portée mondiale, parce qu'ils ont des revendications qui pourraient être examinées à un autre moment. Mais voilà, le moment qu'ils choisissent, c'est le moment difficile. Franchement, j'éprouve de la tristesse et presque de la honte. »

P. Lapousterle
À propos de la sécurité pendant le Mondial, quelques arrestations ont eu lieu la semaine dernière. Est ce que c’est parce que vous avez comme profession de voir des ennemis potentiels partout, ou est-ce que des informations précises vous laissaient penser qu’il y avait un vrai risque d’attentat ?

J.-P. Chevènement
« La police - c'est une expression de Fouchet - n'est que “l'inquiétude de la république”. Par conséquent, elle doit être vigilante. C'est son métier. Malheureusement, nous n'avons pas inventé l'engin explosif qui a failli sauter le 11 mai dernier, avenue Jean-Jaurès, à Paris, dans le XIXe. Il était bien réel. Il a été heureusement désactivé par nos laboratoires. Nous n'avons pas inventé un certain nombre d’indices, tous concordants, qui tendaient à montrer que de mauvais coups se préparaient. Donc il était urgent de réagir. C'est ce qui a été fait de manière remarquablement efficace, par la police judiciaire, aidée par les renseignements généraux, la sûreté du territoire et en relation, en coopération, avec quatre pays voisins, dans des conditions tout à fait exemplaires de confidentialité et d’efficacité. Il y a 16 mises en examen, il y a eu plusieurs mandats d'arrêts internationaux. Ce matin même, parce que nous en savons plus aujourd'hui qu'il y a une dizaine de jours, trois nouvelles interpellations viennent d’intervenir. »

P. Lapousterle
Êtes-vous, ce matin, inquiet ou confiant ?

J.-P. Chevènement
« Je suis raisonnablement confiant, mais j'appelle chacun à la vigilance. Non seulement la police et la gendarmerie nationale, mais l'ensemble des autorités, tous ceux qui accueillent du public, et chaque citoyen, chaque habitant de notre pays, Français ou étranger. S’il y a un objet suspect qui apparaît, il faut faire le 17, je renouvelle ma consigne. Cela dit, il faut garder beaucoup de sang-froid. Il faut donner l'exemple du civisme, parce que c'est une grande fête mondiale, la fête du football. »

P. Lapousterle
Les sans-papiers : 140 000 demandes ont été déposées auprès de vos services. Est ce que vous confirmez qu’un sur deux sera régularisé ?

J.-P. Chevènement
« Permettez-moi de vous reprendre sur cette expression. Il n'y a pas de sans-papiers. Il y a des demandeurs de papiers français. C'est tout à fait différent. Ceux qu’on décrit comme sans-papiers, ils ont des papiers : ceux de leur pays d’origine. »

P. Lapousterle
Pas tous…

J.-P. Chevènement
« Non effectivement, quand ils les ont détruit pour ne pas pouvoir être reconduits, ils n'ont plus de papiers, mais c’est de leur fait. En réalité, s'ils le veulent, ils peuvent demander un duplicata sur le lieu de leur naissance. Mais ils ont des papiers. Le problème est donc très simple, je voudrais essayer de le faire comprendre. Nous avons demandé combien de gens en France, en situation illégale, estimaient pouvoir être régularisés au regard de critères fixés par le Collège des médiateurs - excusez du peu - et la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans laquelle on trouve toutes les associations pétitionnaires. C'était en septembre 1996. Le gouvernement a fait une circulaire, j'ai signé une circulaire sur cette base en juin 1997. C'est sur cette base que 145 000 personnes, en définitive, se sont déclarées. »

P. Lapousterle
C'est l'application des circulaires qui est très contestée ?

J.-P. Chevènement
« C’est tout à fait injuste, il y a eu plus de 30 directives qui ont été données aux préfectures, il y a des recours gracieux, des recours hiérarchiques. Disons qu’entre 70 000 et 75 000, je ne sais pas combien de personnes exactement, seront régularisées au vu de ces critères d’humanité : conjoints, parents d'enfants nés en France, ou bien personnes qui seraient menacées dans leur pays. Tous ne sont pas régularisés pour une raison très simple, c'est que si nous devions régulariser les 65 000, 70 000 qui ne le seront pas, eh bien, il faudrait régulariser aussi ceux qui, par exemple, selon Le Monde, au nombre de 150 000, seraient des illégaux qui ne se seraient pas déclarés. Madame Sauvaigo, Monsieur Philibert disaient qu’ils étaient 800 000. À mon avis, c'est tout à fait excessif, mais il faudrait les régulariser. Il faudrait régulariser ceux qui viendraient - quelques-uns viennent - certains mêmes ont demandé à être régularisés depuis leur pays d’origine, donc il faudrait régulariser tous ceux qui, chaque année, essaient de franchir nos frontières sans papiers - 45 100 sont refoulés à la frontière. Il y a, en France, 85 millions de visiteurs par an, dont 1,7 million avec un visa de trois mois. Et les deux tiers des gens qu’on décrit comme irréguliers, ce sont des gens qui ont dépassé les trois mois de leur visa. Donc on ne peut pas régulariser tous ceux qui demanderaient à l’être. Il n'y a pas un droit acquis, imprescriptible, de tout étranger à obtenir des papiers français avec les droits qui vont avec. C'est le bon sens. »

P. Lapousterle
Monsieur Debré dit : mais je serai très sourcilleux à ce que ceux qui n’ont pas été régularisés soient expulsés du territoire.

J.-P. Chevènement
« C’est pure démagogie, bien caractéristique de la droite. Car Monsieur Debré, il faut se rappeler de sa manœuvre électoraliste quand, à force d’agitation, et d'un projet de loi dont l'article premier était très provocateur, qui obligeait les hébergeants à déclarer le départ de l’hébergé, avec ce fameux certificat d'hébergement que nous avons supprimé pour le remplacer par une simple attestation d’accueil, monsieur Debré a allumé le feu. Il a créé un contexte difficile, mais je rappelle qu’au temps de Monsieur Debré le nombre des reconduites a rarement dépassé 10 000 par an. C'est-à-dire que nous avons résolu la moitié du problème qu'ils nous laissait. À supposer que 150 000 soit le chiffre exact des étrangers en situation illégale, eh bien, nous avons fait en un an le travail qu'il lui aurait fallu huit ans pour réaliser, puisqu'il en reconduisait 10 000 par an, donc nous sommes plus humains et plus efficaces. »

P. Lapousterle
Vous n'avez pas encore fait de reconduite à la frontière ?

J.-P. Chevènement
« Non, mais nous les avons régularisés sur la base de critères d’humanité. »

P. Lapousterle
Mais les autres ?

J.-P. Chevènement
« Eh bien, nous mettrons deux fois moins de temps que Monsieur Debré, à rythme égal. »

P. Lapousterle
Lorsque vous entendez Robert Hue, membre de la majorité plurielle, qui a des membres dans le gouvernement, dire que le gouvernement Jospin a gouverné petit bras, cela vous inspire quelle réflexion ?

J.-P. Chevènement
« La critique est très facile, l'art est plus difficile. Je pense que, naturellement, nous avons eu essentiellement deux chances : le dollar à 6 francs, qui résulte essentiellement de la politique monétaire américaine, mais qui a dopé la croissance ; et puis, deuxièmement, l'échec de la droite, qui n'en finit pas de produire ses effets, comme dans un jeu de dominos. Ce sont deux chances objectives, mais en même temps il y a la résolution de Lionel Jospin, son art d’écouter, de trancher. Je pense que, en effet, le problème de fond reste devant nous. Est-ce que nous nous sommes dotés des moyens qui nous permettraient, sur le moyen le long terme, de faire reculer le chômage, car pour moi la question sociale reste la question centrale. »

P. Lapousterle
Et de ce point de vue ?

J.-P. Chevènement
« De ce point de vue-là, je dirais qu'on verra dans le système de l’euro, s'il est possible d'amener les Allemands à réviser leur point de vue traditionnel. Il nous faut un euro plus faible que le mark. C'est la condition d'une extension soutenue en Europe dans les prochaines années. »

P. Lapousterle
Quand on vous entend prononcer euro, on sent tout de suite une petite réserve !

J.-P. Chevènement
- « Je voudrais quand même préciser que s'il n'y avait pas eu Lionel Jospin et la gauche plurielle, l'Italie ne ferait pas partie de l’euro. »