Texte intégral
P. Lapousterle : Est-ce que les paroles d'amitié, d'encouragement n'ont pas beaucoup manqué à P. Bérégovoy après l'échec électoral du 28 mars ?
L. Mermaz : Je ne crois pas… P. Bérégovoy s'était largement réinstallé dans sa ville de Nevers. Il venait aux réunions du PS. Tout le monde a été surpris, pris au dépourvu, même si on savait qu'il était très triste et très frappé par l'échec.
P. Lapousterle : Des leçons à tirer pour les socialistes et la classe politique ?
L. Mermaz : La volonté de maîtriser son langage, de respecter les hommes. C'est aussi une plus grande maîtrise pour les juges. Il ne faut pas que des informations erronées, prématurées, puissent, malgré le secret de l'instruction, se répandre et exploitées de façon purement politicienne. Il y a là un comportement à changer pour beaucoup.
P. Lapousterle : Les chiffres du Rapport Raynaud sont accablants, 341 milliards de francs de déficit budgétaire pour 93, et des déficits des comptes sociaux qualifiés dans ce rapport de "jamais vu dans leur ampleur".
L. Mermaz : Ils sont accablants pour le système capitaliste. C'est vraiment la dénonciation de ce que donne une crise internationale, crise qui frappe durement l'ensemble de l'Europe. Mais la France est moins touchée que d'autres pays, car il y a eu en France des mesures de protection sociale qui font que les Français ont été mieux armés socialement pour supporter les effets de la crise. D'autre part, au plan économique, la France est certainement plus maître de ses paramètres : moins d'inflation que dans les autres pays, un déficit budgétaire qui n'est pas le plus important de celui des pays d'Europe, et une monnaie qui est forte. Les chiffres ont les connaissait quand E. Balladur est entré à Matignon, il les avait sur son bureau. Quand l'activité économique se ralentit parce qu'il y a crise internationale, forcément les rentrées fiscales se font moins. Quand le nombre des chômeurs bondit, il y a moins de cotisations. Mais les chômeurs continuent, heureusement, à bénéficier de la solidarité. Ce qui m'étonne, c'est qu'on entende plus parler dans le rapport Raynaud, des 20 milliards qui avaient été inscrits au budget pour combler ce déficit de la Sécurité sociale. Gager les avoirs des entreprises publiques était une proposition très sérieuse.
P. Lapousterle : La publication de ce rapport représente un blanc-seing pour les socialistes, pour leur gestion ?
L. Mermaz : C'est une traduction d'une réalité économique qui nous dépasse. On s'apercevra, quand on rentrera dans le détail, qu'il y a des secteurs du budget qui sont plus déficitaires qu'on pensait et qu'il y en a d'autres qui sont excédentaires. C'est vrai pour le compte d'une commune, d'un conseil général. C'est pourquoi on fait des collectifs. Ce qui m'inquiète c'est que la crise s'approfondit et qu'on n'en voit pas l'issue aujourd'hui. Je ne vois pas du tout comment une économie dite de marché sans aucune régulation, ni internationale, ni nationale, peut nous permettre d'en sortir. Si la bataille reste violente entre les États-Unis et le Japon, avec la CEE, notamment la dureté des négociations du GATT, si en France on continue à travers la révolution technologique de dire qu'il faut diminuer les frais salariaux, fabriquer plus de chômeurs, là on est dans logique libérale classique. Je ne vois pas du tout comment on peut sortir de la crise. Il ne faut pas s'enfermer dans un système qui fait des ravages dans le monde entier.
P. Lapousterle : Que pensez-vous des mesures du gouvernement Balladur et notamment la hausse de la CSG ?
L. Mermaz : Il est un peu prématuré pour commenter ce qui n'est pas encore décidé. Il semble qu'on aille, en effet, dans ce sens. Mais si la CSG est déductible des revenus, ça veut dire que les petits revenus paieront plus, et c'est la logique, hélas, de la nouvelle majorité.
P. Lapousterle : Votre avis sur le GATT et la PAC, les décisions du gouvernement ?
L. Mermaz : Le gouvernement est flou et ambigu. On commence à comprendre pourquoi les parlementaires de l'opposition, ceux de l'UDF, RPR, CDS dans l'opposition, n'ont pas voulu voter la confiance au gouvernement de P. Bérégovoy qui voulait l'engagement solennel que la France ne ratifierait pas le pré-accord agricole de Washington. C'est un pré-accord prédateur. Là, on revient aux méfaits du système capitaliste. Car les États-Unis, pays libéral économiquement, plongés dans une crise considérable, essayent de se refaire du gras au détriment des autres pays. Nous avons décidé de développer en France, les biocarburants. Si nous nous privons de cela, s'il y a un mauvais accord sur les oléagineux, on va être dans une grave situation. La prétention des Américains, de nous nourrir à notre place, n'est pas supportable. D'autant, qu'on n'a pas de garantie sur les autres dossiers. Je souhaite que le gouvernement fasse preuve de la plus grande fermeté dans les négociations du GATT et qu'il essaye d'avoir autour de lui, une cohésion de la communauté européenne.
P. Lapousterle : Vous ne dénonciez pas le système capitaliste quand vous étiez ministre ?
L. Mermaz : Si ! La seule chose, c'est que nous ne sortirons pas du jour au lendemain du système capitaliste. Nous n'avons jamais pensé qu'on en sortirait du jour au lendemain non plus. Et tout ce qui est solidarité, protection sociale, partage des revenus, partage des responsabilités dans l'entreprise comme dans la cité, ça nous avance vers un monde meilleur. C'est la raison d'être des socialistes.
P. Lapousterle : Votre avis sur le plan Pasqua.
L. Mermaz : Excessivement dangereux, car on va dans le sens de certains sentiments xénophobes qui sont répandus dans une partie de la société française. On porte atteinte à un des fondements de la République, le droit du sol. Ceux qui sont nés en France sont citoyens français sauf s'ils le récusent. Et quand je vois qu'on envisage de demander à des jeunes gens de 16 ans de faire une démarche pour dire "nous voulons devenir Français", je me pose la question : est-ce qu'ils ne vont pas se trouver en face de tracas administratifs, en face d'un manque de compréhension et d'accueil ? Attention à ne pas marginaliser demain une partie de la population française.
13 mai 1993
France 2
G. Leclerc : Votre avis sur la réforme du code de la nationalité en débat à l'Assemblée nationale ?
L. Mermaz : C'est une opération "os à ronger", lâché par le gouvernement à sa majorité. Car jusqu'à présent, il ne lui a pas été donné grand-chose à moudre qui puisse la satisfaire. Ce n'est pas ce plan dont on ne nous avait pas parlé pendant la campagne électorale qui peut réjouir les députés de la nouvelle majorité. Il y a eu là une sorte de geste typiquement politique, voire politicien, pour faire plaisir à la base RPR et UDF. Le malheur, c'est que pour le moment, l'opinion française n'a pas l'air de très bien se rendre compte que derrière un projet qu'on nous présentait comme anodin, mais qui est en train de se durcir, il y a des risques de dissociation de la cohésion sociale. Ça peut créer demain des gestes d'exclusion, une certaine désespérance dans les quartiers où il y a justement des enfants d'étrangers qui devaient peu à peu naturellement, s'intégrer à la société française selon une tradition séculaire antérieure à la République.
G. Leclerc : On vous répondra qu'il n'y a rien de choquant à ce que les enfants d'étrangers demandent la nationalité française plutôt que de l'obtenir automatiquement…
L. Mermaz : Oui, mais encore faudrait-il être assuré que tout sera fait pour que partout ils soient bien accueillis et que les explications leur soient données. Or on peut s'inquiéter à juste titre de barrages administratifs. Regardez les difficultés qu'il y a pour mener à bonne fin un dossier de naturalisation. Les études indiquent que plus d'un cinquième de la population française est à première, deuxième, troisième génération, d'origine étrangère. L'intégration s'est toujours faite harmonieusement. Et puis, ce qui est grave, c'est d'essayer de dire qu'entre la sécurité, l'immigration, et la nationalité, il y a des coïncidences. C'est artificiel et c'est précisément une argumentation de caractère démagogique pour satisfaire à certaines passions inexpliquées.
G. Leclerc : Le plan Balladur : est-il globalement satisfaisant et y avait-il moyen de faire autrement, compte tenu de la situation économique et des déficits ?
L. Mermaz : Comme le rapport Raynaud l'a dit, les déficits sont automatiquement la conséquence de la récession économique, d'une moindre activité économique et d'une augmentation du chômage. Ce qui est un phénomène international frappant l'ensemble de l'Europe. À partir de ce moment-là il y avait moins de rentrées fiscales et il fallait prendre des mesures. Mais quelles mesures ! Dans la mesure où il est demandé davantage aux classes populaires et moins aux classes plus modestes, à la masse des salariés, le plan est tout à fait déséquilibré. Il est là aussi très représentatif de la physionomie de la majorité actuelle.
G. Leclerc : Mais l'une des principales mesures, c'est la CSG qui avait été votée par le gouvernement Rocard ?
L. Mermaz : Première remarque : on ne nous a jamais parlé de tout ça pendant la campagne électorale. Et même si les Français viennent d'être soumis à quelques semaines d'anesthésie, la douleur au moment du réveil risque d'être vive. Car il n'avait été prévu par les candidats de la nouvelle majorité ni augmentation des impôts, ni aggravation de la fiscalité. La CSG a été mise en route en effet par M. Rocard et par la gauche, mais avec cette différence que l'on demandait un effort contributif non seulement aux salariés – ils ne l'avaient pas beaucoup appréciée – mais aussi au capital. Cette fois, dans l'augmentation, on va demander davantage aux salariés et moins aux revenus issus du capital, puisqu'il y a une déductibilité.
G. Leclerc : Où en est la rénovation du PS, comment se présentent les états généraux ?
L. Mermaz : Ça se présente mieux qu'au début avril et j'espère que ça se présentera tout à fait bien à Lyon en juillet quand ils se tiendront. Car c'est vrai que le changement brutal de responsables avait créé une situation qui n'était pas très légale. À partir du moment où on a rétabli l'instance centrale qui est le bureau national du PS, les choses vont mieux. Tout le monde va s'atteler à cette préparation des états généraux. Il faut souhaiter que ça se fasse dans la plus grande clarté, la plus grande transparence et que le débat se déroule dans l'amitié mais aussi avec un esprit d'invention et de renouvellement des méthodes, des programmes et des dirigeants.
G. Leclerc : Comment F. Mitterrand vit-il cette cohabitation ?
L. Mermaz : Elle est certainement très différente de celle de 1986. Il y a moins de crispation qu'à l'époque, les institutions fonctionnent. Mais la façon dont se durcit le débat sur la réforme du code de la nationalité doit nous éclairer : est-ce que le Premier ministre ne va pas très vite être sous la pression d'une majorité très conservatrice et devenir, disons le mot, à certains aspects, réactionnaire ?