Texte intégral
P. Amar : Mourir de froid, en France, quel échec pour notre: société !
J. Lang : L'échec est d'abord qu'il y ait 400 000 sans-abris. Des personnes sans ressources, sans revenus. L'échec, il est quand, comme cette nuit, deux personnes n'ont pas pu être repérées, ont été saisies par le froid, En même temps, il faut être juste avec les différents responsables : police, gendarmerie, organisations diverses, ministère de la Solidarité, les villes. Les choses, généralement, sont bien organisées pour accueillir dans des lieux divers ceux qui sont sans abris, Il y a aussi une difficulté parfois. Je l'ai rencontrée moi-même l'année dernière : certains sans-abris n'acceptent pas les conditions dans lesquelles ils sont accueillies et préfèrent parfois rester dehors. Il est très important que chacun d'entre nous, simples citoyens, si cette nuit, dans les prochains jours, voir quelqu'un à l'abandon, qu'il le signale aussitôt aux forces de police ou à la gendarmerie pour qu'on réussisse à le faire échapper à la mort.
P. Amar : Peut-on parler ce soir, à propos du GATT, de confrontation entre les États-Unis et l'Europe ?
J. Lang : Je le crois. D'ailleurs, le président Clinton ne peut pas être surpris. Lorsque F. Mitterrand lui a rendu visite la première fois, en février dernier, j'avais l'honneur de l'accompagner. F. Mitterrand lui a dit pendant tout le déjeuner : "pour nous, Français et Européens, c'est une question capitale. Nous ne pouvons pas accepter un compromis tel qu'il est proposé". Ce qu'il faut bien comprendre à travers ce débat, c'est que ce n'est pas seulement économique, c'est aussi un débat de société et de civilisation.
P. Amar : Ce que dit J. Chirac, d'ailleurs.
J. Lang : Je ne peux qu'être en accord avec ce qu'il vient de dire. Deux sujets notamment très sensibles : l'agriculture et la culture. Je dirais à nouveau : agriculture et culture, même combat ! Quand les empereurs romains voulaient museler le peuple, ils se rendaient maîtres de ce qu'ils appelaient le pain et les jeux, la nourriture matérielle et la nourriture spirituelle. Les Américains, de tout temps, ont souhaité, de façon plus ou moins vive, être les maîtres de l'arme alimentaire, et les maîtres de nos rêves, à travers les films et les séries. Nous ne pouvons pas accepter que notre agriculture et notre culture soient soumises à un modèle uniforme qui serait le modèle américain.
P. Amar : Sur l'agriculture, est-ce que ça ne risque pas de compromettre la libéralisation nécessaire des échanges commerciaux ?
J. Lang : D'abord, il faudrait être sûr que ce qui nous est promis à travers ce GATT nous apporterait tellement de ressources et d'oxygène sur le plan économique général. Mais sur le plan agricole, il faut être concret. Comment voulez-vous appliquer le même modèle de développement agricole aux grandes plaines américaines, qui peuvent accepter 10, 20 % de moins de terres cultivées et la France des quinze ou vingt-mille villages, avec tous nos paysages ? Notre agriculture doit épouser, selon son histoire et ses formes, nos traditions. Par conséquent, si nous acceptions – et je crois que nous n'accepterons pas – 10 % de jachères de plus, c'est mettre en l'air l'âme du pays, c'est mettre en l'air notre art de vivre.
P. Amar : Est-ce que ce blocage n'est pas révélateur de l'évolution du monde ?
J. Lang : Dans le cas de la France, en particulier, ce que nous cherchons à préserver, c'est notre art de vivre, notre manière d'être, notre manière de cultiver la terre. Pour la culture, c'est la même chose. Les Américains voudraient que leurs séries se déversent en quantité inimaginable et imposent une sorte de dictature mondiale. Nous, Français en particulier, nous voulons encourager, soutenir une création originale. Voyez nos films, notre cinéma national qui, aujourd'hui, conquiert un public immense : "Germinal", "les Visiteurs"… Voyez en ce moment-même le Louvre qu'avait voulu F. Mitterrand. C'est une grande réussite. Ça suppose une volonté, une détermination. Là encore, c'est une question d'art de vivre, d'âme d'un pays. Nous ne pouvons pas vendre notre âme pour un plat de lentilles.
P. Amar : Union sacrée donc en France ?
J. Lang : Oui ! Rétrospectivement, j'aurais bien aimé qu'à l'époque où P. Bérégovoy tenait le même langage, il ait obtenu à l'Assemblée nationale le soutien unanime. L'opposition de l'époque devenue majorité n'avait pas fait preuve du même civisme et, par conséquent, avait affaibli un peu notre pays. Aujourd'hui, il n'y a pas de quartiers à faire : un seul bloc, une seule nation, un même combat. Il faut accepter la crise, mais surtout, ne pas céder. Sur ce sujet, ce sont nos idées et quelques autres qui obtiennent un grand succès.