Interviews de M. Bernard Tapie, député MRG, à TF1, dans "Le Figaro" et "Le Parisien" le 7 décembre 1993, sur la levée de son immunité parlementaire.

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Circonstance : Adoption par l'Assemblée nationale le 7 décembre 1993 de la demande de levée de l'immunité parlementaire de M. Bernard Tapie

Média : TF1 - Le Figaro - Le Parisien

Texte intégral

P. Poivre d'Arvor : Quelque chose a-t-il basculé pour vous ?

B. Tapie : Pas cet après-midi. Cet après-midi, c'est la fin d'un processus entamé depuis plusieurs semaines. Ce n'est pas la fin de ma vie, ni la fin de ma vie politique, c'est la fin de ce processus. Si le seul enjeu eût été mon problème personnel, il n'aurait même pas eu lieu, parce que probablement, j'aurais demandé que cette immunité soit levée. Cela allait au-delà de ma personne. On est à quinze jours de la même disposition possible pour les magistrats à mon égard. Mon souci n'était pas celui-là. C'est de dire qu'il y a un danger énorme à ce que la politique soit toujours déconsidérée et qu'en tout état de cause, on fasse croire aux gens que l'immunité parlementaire correspond à un privilège, une protection. Il y a une faute énorme d'avoir voulu faire croire aux gens qu'on allait dans le goût du public. De temps en temps, la politique consiste aussi à ne pas aller dans le goût du plus grand nombre, mais à leur dire au contraire que l'immunité parlementaire, c'est votre protection à vous qui élisez des gens qui ne doivent subir aucune pression de personne, le temps qu'ils légifèrent.

P. Poivre d'Arvor : Avez-vous eu l'impression d'avoir été préjugé par les parlementaires ?

B. Tapie : Il est incontestable que, dans une société où les apparences et la médiatisation forte des apparences l'emportent sur le fond, le public retiendra une charge éventuelle jusqu'à la fin du dispositif judiciaire qui verra son terme dans un an ou plus, puisque l'Assemblée aura donné accord. Comme le public n'est pas forcé de comprendre accord sur quoi, sur des accusations qui n'ont pas de sens mais qui sont à la base de l'essentiel de mes problèmes d'aujourd'hui… J'ai expliqué à l'Assemblée que tout est parti de la plainte d'un de mes actionnaires qui avait deux actions, qui se plaignait d'avoir été floué de 60 francs. J'ai surtout voulu dire que c'est la première fois qu'on obtient une levée pour défaite banale. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le procureur général. Les quatre premières étaient des choses graves atteinte à la République, prise d'argent public dans la caisse, des choses qui méritaient, par la gravité, qu'on ne soit plus digne d'être député. Si on commence à envoyer des levées d'immunité pour des gens qui sont soupçonnés d'avoir fait un abus de biens par personne interposée, cela veut dire qu'il n'y en a plus.

P. Poivre d'Arvor : Un député doit être un citoyen ordinaire ?

B. Tapie : Et comment ! Simplement, il l'est six mois par an. D'autre part, cette espèce de volonté de faire croire aux gens, d'une manière un peu démagogique et cynique, qu'il en est assez des privilèges de certains … je crois que la société se cherche de plus en plus. Moi qui viens de tout en bas, je peux vous dire que ce n'est pas rendre service aux gens que de leur faire croire qu'on est tous les mêmes. Chaque citoyen dans sa vie de citoyen est égal. En dehors de cela, la société a besoin de points de repère. Elle a besoin d'être structurée avec le médecin, le professeur, le journaliste, l'homme politique, le représentant syndical, le magistrat. Tous ces gens doivent assumer leurs devoirs à condition qu'on respecte leurs droits. À force de vouloir banaliser cette société en disant que tout le monde est pareil, on la baisse par le bas. Ce n'est pas rendre service à la France. Il est vrai que la France dit "les hommes politiques se donnent des cadeaux". C'était facile et démagogique de leur faire croire, et c'est le discours de la droite : "nous, on ne mange pas de ce pain-là". C'était courageux de la part du PS et de quelques amis de gauche qui ont voulu dire "non à la levée de l'immunité parlementaire, non pas parce qu'on veut garder des privilèges, mais parce que c'est un danger qu'aucune démocratie n'a osé se permettre".

P. Poivre d'Arvor : 72 voix, ça ne fait pas beaucoup de monde à l'arrivée !

B. Tapie : Comme quoi, de temps en temps, il faut savoir être minoritaire et avoir raison.

P. Poivre d'Arvor : Si vous aviez été député de la majorité, votre immunité aurait-elle été levée ? Y a-t-il eu un geste politique ?

B. Tapie : Je préfère ne pas le croire, alors que les résultats sont là : toute la droite pratiquement, à part quelques grands leaders ou des gens qui ont un peu de recul sur les choses et les événements… Ce n'est pas un procès d'intention que je leur ferai. Je vais quand même leur en faire un : c'est de s'être très mal conduits. C'était très dur : impossible de parler, des interruptions, des quolibets, des choses qui ne se voient pas d'habitude à l'Assemblée. C'est le lieu sacré où toutes les idées ont le droit d'être défendues. Cela devient de plus en plus difficile de se défendre. LAIGNEL avait dit : "on est judiciairement coupable dès qu'on est minoritaire en politique". Actuellement, on est en train de vivre un tournant pas très sain.

P. Poivre d'Arvor : Avez-vous songé à abandonner ou avez-vous eu l'envie encore plus forte de continuer en politique ?

B. Tapie : Je dois ce que je suis, non à mes collègues, mais à mes électeurs. Si un jour j'ai des contre-performances électorales… C'est exactement comme dans le football, quand on a des contre-performances chez les chroniqueurs. Ça me fait le même effet quand j'ai des contre­performances chez mes collègues. C'est naturel. À la limite, c'est la loi du genre que d'être contre celui qui est en face de vous. Sauf que là, on jugeait un député. Le fait d'avoir accepté de sacrifier un député, éventuellement pour une sensibilité politique, c'est un danger qui les guette. Attention, boomerang ! Jusqu'à présent, l'ensemble des magistrats était extrêmement réservé. De même, ils ne demandaient pas les levées pour des choses mineures. Je crains qu'ils s'en donnent maintenant à cœur joie. Il va y avoir beaucoup de déconvenues.

P. Poivre d'Arvor : Craignez-vous la réaction des juges de Béthune ?

B. Tapie : Il ne s'agit pas d'une société qui a été vendue un franc à Bernard Tapie, cette société de Trévoux dont vous parlez. C'est le contraire. C'est une société de Bernard Tapie qui a été vendue un franc à Béthune. Je ne suis concerné qu'à titre de représentant légal. Depuis 1988, je n'exerce plus aucune fonction dans l'entreprise, les managers qui les assument l'ont d'ailleurs dit clairement. Par conséquent, je n'ai pas la totalité des éléments pour répondre, sauf quelques-uns. Dans une entreprise, entre la maison-mère et la filiale, il y a des flux financiers, 240 millions ont été enregistrés. Actuellement, l'argent sorti de Testut, ou rentré, est de 300 millions en faveur de ce qui est rentré dans Testut, pour sauver 650 emplois. Par conséquent, les procès d'intention pour savoir si les 180 000 francs donnés à Schwartzenberg pour la campagne, ce sont peut-être des fautes formelles qui n'ont pas lieu d'être, je n'étais pas là pour le savoir… En tout cas, ça a pillé ma poche. C'est normal: les emplois le méritaient. Le patron est responsable. Je l'assume parce qu'à l'époque j'étais président. Mais je n'agissais pas. Je sais simplement que cela m'a coûté plus de 300 millions dans le sens du débit. Le juge d'instruction fera son métier vis-à-vis de moi comme il l'aurait fait vis-à-vis de n'importe quel autre. Il n'est pas question de se distraire de cet objectif. Mais, à la fois pour ce qui s'est passé et ce qui va se passer, il faudrait que je sois traité pareil, ni plus ni moins. On peut être convoqué par un juge d'instruction sans que ça mette en émoi tout le pays. On peut éviter éventuellement d'en faire l'événement le plus important. Les Français ont des problèmes terribles. Chacun essaie d'y répondre le mieux possible. Le GATT est beaucoup plus important que ce qui va se passer sur Tapie. Je serais de toute façon allé voir le juge si je n'avais pas eu de levée d'immunité parlementaire. Quant à l'incarcération de Fellous, elle était tellement injuste que la cour d'appel de Douai l'a sorti immédiatement, avec des réquisitions écrites du parquet qui sont sans ambiguïté. On y trouve que M. Fellous a fait des fautes banales et qu'il ne faut pas confondre l'ordre public et l'intérêt médiatique. Il dit en substance que cette affaire n'est connue que parce qu'elle est proche du groupe Tapie et que Tapie intéresse les médias. Par conséquent, je veux bien payer un tribut normal à la gloire, à la célébrité, au vedettariat. Je ne fais que récolter ce que j'ai plutôt mal semé. Je ne m'en plains pas. Mais il y a une limite. Là, on est en train de la franchir : c'est celle de ma vie qui se joue. Donc, je veux être traité comme les autres, ni mieux, ni plus mal.

 

7 décembre 1993
Le Figaro

Les députés se prononcent aujourd'hui sur la proposition de résolution favorable à la levée de l'immunité parlementaire de Bernard Tapie. Le débat, qui s'ouvre à 16 heures s'annonce mouvementé. Jean-Pierre Soisson, député de l'Yonne (République et liberté), défendra une motion visant à renvoyer l'affaire en commission. Louis de Broissia (RPR, Côte-d'Or), devrait lui répondre. La motion repoussée, Bernard Tapie sera amené à se défendre devant ses pairs. Puis interviendront un orateur favorable et un orateur hostile à la levée de l'immunité. Jacques Chaban-Delmas a fait savoir hier qu'il ne voterait pas la levée.

Le Figaro : Aujourd'hui, les députés pourraient répondre positivement à la demande des juges. Vous êtes coincé, non ?

B. Tapie : Pourquoi ? Il y a simplement une série de députés qui ne voient pas plus loin que le petit bout de leur nez. L'immunité parlementaire est un élément fort de la démocratie. Faut-il s'asseoir dessus ? Ce qui se joue actuellement, ce n'est pas ma mise en examen le 13 ou le 28, car dans 12 jours, à la fin de la session parlementaire, je suis un citoyen comme tout le monde. Pourquoi donc ce vacarme ? Si on lève mon immunité – pour des éléments qui ne sont ni graves, ni rares, ni urgents –, c'est considérer qu'on la lèvera dans tous les cas. Aucune démocratie ne s'est aventurée dans cette voie.

Le Figaro : Mais les députés ne sont pas réunis pour faire « jurisprudence". Ils se prononceront sur un cas précis, le vôtre, après avis d'une commission spéciale…

B. Tapie : Pas un Français ne croit qu'on ne pourrait pas faire l'économie de 12 jours d'attente. S'il y a vraiment la volonté que la justice fasse son devoir à l'égard de chacun, elle n'est pas à quelques jours près !

"Délit de différence"

Le Figaro : Pourquoi n'avoir pas vous-même demandé la levée de votre immunité parlementaire ?

B. Tapie : Mais cela aurait été une façon de reconnaître les fautes qu'on m'impute. Et cela aurait rendu quasiment obligatoire cette attitude pour tous les autres cas. Or il faut se battre pour que l'immunité soit absolue et qu'une levée ne soit décidée que pour des motifs exceptionnels. Il ne faut surtout pas banaliser cette procédure

Le Figaro : Appréhenderiez-vous les procédures judiciaires à venir, notamment l'éventuelle épreuve de la prison ?

B. Tapie : Pourquoi donc, vous, journalistes, prévoyez-vous en permanence des catastrophes qui n'arrivent jamais : la faillite de l'OM, l'invalidation de mon élection à la députation, ma ruine, maintenant la prison… On est immunisé contre tout sens de la mesure quand il s'agit de moi, c'est inimaginable ! Pourquoi, quand il s'agit de moi, toutes les règles élémentaires de la courtoisie et de bonne éducation disparaissent-elles ?

Le Figaro : Peut-être, par votre propre comportement, avez-vous un peu provoqué la discourtoisie…

B. Tapie : C'est cela, c'est encore ma faute ! C'est ce que dit Pasqua : "Tapie a récolté ce qu'il a semé"… C'est pratique comme raisonnement ! Dans le code pénal devrait exister le "délit de différence" : je serais alors condamné à mort !

 

7 décembre 1993
Le Parisien

"Mon espoir, c'est que mon immunité parlementaire demeure"

Hier, lundi, au début de l'après-midi. Joint par téléphone à son domicile, Bernard Tapie accepte de répondre à nos questions. On l'imagine au calme, chez lui, réfléchissant au discours qu'il doit prononcer aujourd'hui devant les députés. Erreur complète.

Bernard Tapie : Oh là là, j'ai autre chose à faire aujourd'hui.

Le Parisien : C'est-à-dire ?

Bernard Tapie : J'ai un boulot de fou et je n'arrive pas à le finir.

Le Parisien : Un boulot de fou ? Ce n'est pas la préparation de votre discours ?

Bernard Tapie : Non, mais pas du tout. Pfff… J'ai dix mille choses en retard à faire sur tous les autres plans. Je commencerai à m'occuper de ça demain matin. (NDLR : ce matin)

Le Parisien : Pas avant ?

Bernard Tapie : Non.

Le Parisien : Une journée comme celle-là se prépare pourtant les propos que vous allez prononcer sont importants.

Bernard Tapie : On peut dire des choses banales en préparant et des choses importantes sans préparer longtemps à l'avance.

Le Parisien : Votre intervention ne sera pas écrite ?

Bernard Tapie : Pour l'essentiel, ce sera du spontané et pour quelques passages qui doivent rester, il vaut mieux que ça soit écrit. Surtout, je veux être court. Très court. Je ne supporte pas les discours longs et je ne veux pas imposer aux autres ce que je ne veux pas qu'on impose.

Le Parisien : Tout au long de ces derniers jours, plusieurs personnalités de la majorité comme de l'opposition ont pris position en votre faveur. Cela a dû vous faire plaisir.

Bernard Tapie : Pas du tout ! C'est inouï d'entendre des gens se prononcer dans un sens ou dans l'autre avant que le débat n'ait eu lieu. Dans n'importe quel tribunal, on crierait au scandale. Mais il y a pire encore : vous savez, ces députés qui ont annoncé leur intention de dire par écrit à certains de leurs collègues ce qu'ils vont voter. Et là aussi, sans même avoir entendu les acteurs du débat. C'est hallucinant ! Pour moi, les députés qui ne seront pas là ne doivent pas avoir le droit de voter.

Le Parisien : Le vote par procuration est une procédure courante à l'Assemblée nationale.

Bernard Tapie : Mais je m'en fous ! On passe notre temps à dire que la démocratie est menacée, que les citoyens perdent leurs repères. Mais si nous, députés, on se met à faire n'importe quoi, où on va ? Vous savez pourquoi les gens sont paumés ? C'est parce qu'on transforme la vie politique en combat de catch, en petites phrases de débiles, qu'on cherche à imiter les Guignols de l'info. Alors, quand on a l'opportunité de nous comporter autrement que dans le "Bébête Show" faisons-le.

Le Parisien : Vous, comment vivez-vous cette situation ?

Bernard Tapie : Quoi, moi ? Je ne joue pas ma vie, moi.

Le Parisien : Vos proches disant que vous souffrez de…

Bernard Tapie : Je souffre de plein d'autres choses. Ce qui me fait souffrir, c'est l'atmosphère générale dans laquelle se trouve ce pays.

Le Parisien : Comment expliquez-vous la succession de vos ennuis ? Persécution ? Injustice ?

Bernard Tapie : D'après vous ?

Le Parisien : C'est votre réponse qui est intéressante.

Le Parisien : Vous ne voulez pas la donner ?

Bernard Tapie : Ah non, je ne l'ai pas. Bon, incontestablement, je subis un régime particulier. Tout le monde s'en aperçoit un peu. Ce n'est pas moi qui ai inventé les 500 millions de déficit de l'OM, que j'allais être invalidé par le conseil constitutionnel, que j'étais au bord de la ruine. Je ne suis pas parano, je n'ai pas inventé tout cela. Or, rien de ce qui était annoncé par les journalistes ne s'est produit. Ce que je sais, c'est que je vis un régime particulier, mais je n'en connais pas les causes.