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Libération : Il y a un an, Gauche et Droite battaient les mêmes estrades pour défendre le traité de Maastricht. La crise européenne s'est accentuée et, pourtant, socialistes et libéraux français s'opposeront lors des prochaines élections au parlement de Strasbourg…
Michel Rocard : Je me suis bien gardé l'an dernier de battre les estrades avec la Droite. Que beaucoup, y compris à Droite, pensent aussi qu'il n'y a pas d'issue en dehors de l'Europe, soit. Mais tout le problème est de savoir de quelle Europe nous parlons.
Libération : Quand Édouard Balladur et François Mitterrand sont comme les Dupond-Dupont en matière de construction européenne, vous prétendez, vous, qu'il y a une Europe de Gauche et une Europe de Droite ?
Michel Rocard : Absolument. Il y a une Europe du libéralisme qui est de Droite et une Europe, modèle de développement social, qui est de Gauche. Au nom de la difficulté qu'il y avait à faire l'Europe, nous avons trop accepté, nous socialistes, une collusion avec les forces du Centre et de Droite dont nous n'avons pas mesuré le prix. Il faut aujourd'hui redresser la barre. Nous devons nous battre contre l'absence de vision sociale de la pensée libérale et redéfinir une responsabilité des collectivités publiques dans le champ social.
Libération : Le discrédit de l'idée européenne aujourd'hui dans l'opinion tient, pour l'essentiel, selon vous à la montée du chômage dans la Communauté?
Michel Rocard : À cela bien sûr, quoique ce soit injuste, mais pas à cela seulement. Si l'union fait la force, la désunion fait la faiblesse. Or, c'est de cette désunion, de cette faiblesse que l'Europe a surtout donné le spectacle.
Libération : L'initiative européenne de croissance décidée l'an dernier peut-elle suffire à convaincre l'opinion que l'Europe se donne les moyens de redresser la courbe de l'emploi ?
Michel Rocard : L'idée est bonne. La somme est ridicule. Cinq milliards d'écus ! Et en plus, l'exécution tarde. Nous sommes aujourd'hui dans un basculement de civilisation. La révolution technologique est en train de faire subir à l'industrie et bientôt aux services ce que l'on a connu dans l'agriculture depuis un siècle : produire beaucoup plus de richesses avec beaucoup moins d'emplois. Il y a, en outre, une spécificité européenne à la crise de l'emploi. Nos sociétés ont délibérément privilégié l'emploi à plein temps et l'augmentation du pouvoir d'achat en période de croissance. L'Europe a donc fait le choix du chômage.
Libération : Vous avez une recette miracle ?
Michel Rocard : En tout cas, un grand projet. Il repose sur deux idées. D'une part, le droit de chacun à avoir une activité. D'autre part, une nouvelle donne européenne. Sur le premier point, c'est tout le dispositif fiscal et social qui doit être repensé à la lumière du droit à l'activité. Mais dans l'immédiat, c'est la réduction massive du temps de travail qui est la priorité. Diminuer le temps de travail de quelques minutes, voire d'une heure par jour, n'a aucun sens. En revanche, disposer d'une journée de plus par mois, puis par quinzaine et bientôt par semaine, voilà qui change vraiment les conditions de vie et en même temps permet de créer réellement des emplois.
Libération. Beaucoup de gens, y compris à droite, défendent aujourd'hui la semaine de quatre jours. Mais comment la financer sans amputer les revenus ?
Michel Rocard : Trois mécanismes permettront de prendre le virage. Un, il faudra impérativement affecter tout gain de productivité à la création d'emplois. Deux, la nouvelle donne européenne relancera la croissance et donc la richesse disponible. Trois, la diminution progressive du chômage permettra de financer les compensations indispensables qui devront varier selon le niveau des revenus.
Libération : Mais tout cela serait plus facile si la croissance repartait. L'Europe, de ce point de vue, peut-elle aider au redémarrage ?
Michel Rocard : Nous avons dans nos pays d'Europe des besoins insatisfaits gigantesques. Il nous faut, pour préparer notre avenir, des infrastructures modernes, routières, ferroviaires, hertziennes, informatiques. C'est un premier chantier énorme. Il nous faut également dépolluer et aussi changer les processus de production pour les rendre non polluants, inventer la voiture propre. Il nous faut encore reconstruire de vraies villes, développer des services interpersonnels. Il faut enfin aider à construire l'Europe de l'Est pour constituer un immense marché continental. Bref, l'Europe peut financer des grands travaux qui soient à la fois créateurs d'emplois, facteurs de relance et d'investissements d'avenir. Le temps est donc venu de cette nouvelle donne européenne. Or, pour la financer, la Communauté a les moyens d'émettre un vaste emprunt. Je songe à cinquante milliards d'écus, soit 320-350 mil- liards de francs, moins d'un pour cent du produit communautaire. Ils auront des effets multiplicateurs considérables qui seront le vigoureux coup de fouet dont la croissance et l'emploi ont besoin. Et en plus, cela retrempera le sentiment européen tout en préparant l'avenir.
Libération : Ce projet rooseveltien manque peut-être d'un Roosevelt. Autrement dit, les partenaires de la France dans la Communauté vous semblent-ils prêts aujourd'hui à souscrire à la politique de relance keynésienne que vous préconisez ?
Michel Rocard : Bien sûr que non. On ne peut pas attendre d'une Europe où dix pays sur douze sont dirigés par la droite qu'elle prenne les mesures que je propose. Mais chaque pays sait bien aujourd'hui qu'il faut se secouer pour s'en sortir sinon c'est la décadence et la violence civile qui guettent. Le grand donneur de leçons en matière de libéralisme, John Major, est aujourd'hui le plus impopulaire des Premiers ministres d'occident. Il est tout à fait possible que John Smith et les travaillistes britanniques soient au pouvoir dans moins de deux ans. C'est moins net en Allemagne mais là aussi, c'est possible. En France, nous avons dix-neuf mois pour convaincre. Nous partons de loin mais nous y arriverons avec des idées comme cela. Dans deux ans, tous les grands pays d'Europe peuvent être dirigés par des sociaux-démocrates, et c'est la condition.
Libération : Vous avez l'impression qu'à la faveur de la crise du Gatt, les pays de la Communauté sont en train de prendre conscience que l'Europe doit se constituer en puissance commerciale pour résister à la concurrence des USA et de l'Asie ?
Michel Rocard : La préservation de nos identités culturelles est une autre des conditions absolues de la survie de notre cohésion sociale. La prétention des Américains qui nous vendent déjà 15 fois plus de produits audiovisuels qu'ils ne nous en achètent, tend à un génocide culturel. On ne peut pas transiger. Sur le plan agricole, les Américains ne mesurent pas leurs exigences et ils veulent une issue avec des concessions non équilibrées. On ne peut donc pas dire oui. Mais, il ne faut pas oublier pour autant que si la règle actuelle est mauvaise, cela ne signifie pas qu'on puisse se passer d'une règle. Quand j'entends certains dire qu'après tout, on peut vivre sans Gatt, je n'oublie pas, moi, tous les drames que des guerres monétaires et commerciales peuvent produire, comme elles l'ont fait dans l'Europe des années 30.
Libération : Le gouvernement aujourd'hui joue donc avec le feu quand il menace d'opposer son veto à un accord ?
Michel Rocard : Je ne voudrais pas qu'il se retrouve acculé à un choix entre le déshonneur et la catastrophe.
Libération : Vous êtes-vous résolu à conduire la liste socialiste, l'an prochain aux européennes ?
Michel Rocard : Laissez-moi rester juge et du moment et de la réponse.