Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Permettez-moi tout d'abord de vous dire le plaisir que je ressens à m'exprimer devant vous, dans cette fameuse université de Dauphine, dont chacun célèbre si justement les mérites, et dont je tiens à saluer le Président, Monsieur Ivar Eckeland. Ma fierté également d'avoir été distingué par l'Association Dauphine Espace-Europe et par son Président, Olivier Vu-Liem, pour être leur invité de ce premier semestre, avec tout ce que cela peut comporter de prestige – pour moi – mais aussi de risque – pour eux.
Je vois en effet dans le choix de cet amphithéâtre, qui portera bientôt le nom du Président Edgar Faure, une forme de clin d'œil, mais aussi un défi. Edgar Faure n'a-t-il pas été en même temps que l'un de mes prédécesseurs à l'Hôtel de Lassay, l'un des esprits les plus subtils et les plus vifs des IVème et Vème Républiques, esprit dont le talent et l'ingéniosité restent inégalés ?
Mais le véritable défi qui m'est lancé ce soir réside surtout dans le sujet imparti, le plus délicat de tous, mais aussi le seul qui vaille avec celui du chômage : l'Europe. Cette Europe qui semble passée brutalement de l'euphorie au doute, de l'enthousiasme au scepticisme, de l'élan à l'incertitude ! Cette Europe dont je mesure ce qu'elle représente et ce qu'elle doit représenter pour votre génération.
Car ne vous y trompez pas, vous êtes la véritable, vous êtes la première génération de l'après-guerre. La mienne eut l'illusion de l'être ; elle n'était que celle de la reconstruction. Vous êtes génération de la réconciliation européenne. La mienne fut celle de la réconciliation franco-allemande.
L'Europe sort en effet d'une très longue guerre. Cette guerre, qui l'a déchirée de toutes parts, résonne pour nous comme un interminable suicide. Il y eut des guerres ouvertes et la guerre froide ; il y eut l'ombre horrible du nazisme et du stalinisme ; il y eut la guerre franco-allemande de 1870, puis les deux conflits mondiaux, chacun si meurtrier que les esprits s'en trouvèrent durablement bouleversés, obsédés par les dangers que faisaient courir aux civilisations les conceptions dévoyées de la nation.
L'Europe sort donc de cette très longue guerre, et pourtant l'Europe est dans un trou noir.
Parmi les Douze, qui sont censés en être l'aile marchante, l'atmosphère est au désenchantement et à l'amertume. Le Président de la Commission ne cache plus les doutes grandissants qu'il entretient sur l'avenir de la construction communautaire. Le Conseil européen de Bruxelles, censé fêter la naissance de l'Union, a été lugubre : le baptême s'est déroulé dans une ambiance d'enterrement. Nul n'a osé ici-même célébrer le premier anniversaire du référendum sur le Traité de Maastricht ; nul n'a osé souffler sur la bougie du gâteau, de crainte sans doute d'éteindre ce qui restait de flamme incertaine et vacillante.
De l'avis unanime, l'Europe est donc en crise et sa démarche se réduit aujourd'hui à un curieux mélange de renoncement et de fuite en avant. Cette évolution, si elle devait se confirmer, serait redoutable ct pourrait nous engager dans un processus de dislocation. Il y a donc urgence. Urgence à réagir, urgence à parler, à proposer, à tracer enfin des perspectives neuves et claires pour la construction européenne.
Mais qui peut aujourd'hui légitimement parler de l'Europe ? Face au silence assourdissant des conformismes de toute sorte, face aux bons esprits qui se cramponnent à des chimères, seuls ne sont pas condamnés au mutisme ceux qui annoncèrent les impasses présentes, seuls peuvent parier pour l'Europe ceux dont la bouche n'est pas cousue par leurs erreurs.
Et ceux-là ont le devoir de parler. Car les peuples attendent et, pour l'instant, ne voient rien venir. Le débat sur Maastricht a eu un immense mérite : il a interpellé les citoyens, il a fait de l'idée d'Europe un thème central du débat public. Et ce débat nous a délivrés de la stratégie du fait accompli par laquelle on comptait faire l'Europe au mieux sans les peuples, au pire contre eux. Ainsi est morte l'utopie technocratique d'une Europe "clés en main". Ainsi s'est affirmée, parallèlement, l'idée qu'il est plusieurs façons de faire l'Europe, plusieurs façons d'être pro-européen, et qu'il est légitime d'en débattre.
Grâce à ce premier grand débat dans l'histoire de la construction européenne, tout le monde a été conduit à admettre qu'il n'était nul autre horizon politique à nos nations que leur union, nul avenir en dehors d'une grande Europe. Les erreurs étant faites, les peuples étant alertés et mobilisés, c'est donc aujourd'hui le moment de proposer une nouvelle ambition pour notre continent.
Je souhaiterais ainsi vous convaincre qu'il est temps de faire la Grande Europe sans défaire la Communauté, qu'il est temps de poursuivre la construction de la Communauté sans poursuivre la destruction des nations et des États qui la composent.
C'est pourquoi je vous propose de revenir sur le mécanisme du blocage de la construction communautaire, d'analyser le grippage de son mouvement, d'élucider le mystère de sa panne et de son arrêt. Il sera alors possible d'esquisser les principes et les moyens de la nécessaire relance de l'Europe, dans la double perspective de la stabilité et de la prospérité de l'ensemble de notre continent.
I. – Comment en sommes-nous donc arrivés là ?
Les causes de l'enrayement sont multiples.
Soyons justes : la Communauté a dû, d'abord, affronter des difficultés conjoncturelles exceptionnelles qui ont créé le pire des contextes et n'ont pas facilité, c'est un euphémisme, les changements de perspectives qui s'imposaient. Ces difficultés conjoncturelles étaient et demeurent liées à la crise mondiale. La réalité de cette crise, son ampleur et sa durée sont indiscutables. Elles ne suffisent cependant pas à expliquer comment l'Europe s'est transformée en quelques années de pôle de développement en pôle de récession, puisque la voici à la traîne des autres grands blocs de l'économie mondiale.
À ces difficultés se sont ajoutées les conséquences des choix qui ont présidé à la réunification allemande. Chacun connaît l'enchaînement qui s'est alors produit : la flambée des taux d'intérêts déclenchée par la Bundesbank a abouti à faire diverger les pays qui s'alignaient sur le mark – quel que fût le prix à payer –, et ceux qui choisissaient de dévaluer, au point de fausser le jeu du marché unique et d'aboutir à l'éclatement du SME en août dernier.
Cet implacable engrenage aura donc fait coïncider une crise économique mondiale et une crise monétaire européenne. Dès lors, la montée inexorable des taux d'intérêt et du chômage, les tentations conjointes des dévaluations compétitives et du dumping social auront nourri les suspicions réciproques. Parallèlement, montait le sentiment légitime que le mode de fonctionnement technocratique de la Communauté n'était plus tolérable.
D'où une troisième crise, politique et morale celle-là, qui se traduit par la tentation quasi-générale du repli sur soi, du chacun pour soi. Ce repli sur soi n'est d'ailleurs pas seulement national. Il est aussi et surtout "régional". De l'Écosse aux Ligues italiennes, en passant par la Flandre, voire par certaines régions françaises, nous assistons à l'émergence de mouvements communalistes qui font leur unité autour de la négation commune des valeurs de la Nation et de l'État. Autant le dire d'emblée : ce repli, auquel d'aucuns reconnaissent une forme de légitimité, est tout aussi infondé que le repli nationaliste, car il n'est pas animé par la recherche de nouvelles solidarités ; il est un alibi pour refuser toute solidarité.
Et pourtant, les raisons essentielles du désarroi actuel sont probablement à chercher ailleurs ; elles sont à chercher dans la tragique incompréhension du changement de donne radical que constituait la libération de l'Europe centrale et orientale. Nous avons ignoré, ou pire, nous avons voulu ignorer les devoirs que cette libération nous créait.
Il était pourtant clair que, sitôt acquise la chute du mur de Berlin, faire l'Europe sans les nouvelles démocraties était absurde. Clair aussi qu'il dépendait de la Communauté que l'Europe de l'Est soit un risque ou une chance, un risque pour notre prospérité et notre tranquillité ; ou une chance accrue de paix et de développement, ce qui imposait d'autant plus de s'organiser pour répondre à ses attentes. Clair, enfin, qu'il fallait renouer avec les objectifs et les ambitions originels de la construction européenne au moment où disparaissait la menace communiste.
Remettons nous en mémoire, en effet, les objectifs assignés, à ses débuts, à l'Europe communautaire. Les conceptions étaient souvent contradictoires, les méthodes parfois antagonistes, mais un consensus existait sur quelques principes simples : d'abord, la paix, l'entente organisée se substituant aux oppositions incontrôlées ; ensuite la prospérité grâce à des disciplines consenties ; enfin, et là est tout le débat sur le rôle de l'Amérique – la volonté de peser sur les affaires du monde, de devenir un pôle autonome de décision. Non point pour satisfaire un fantasme de puissance, mais pour préserver et diffuser certaines valeurs propres de la conscience européenne.
Car si nous partageons de nombreuses valeurs avec les États-Unis d'Amérique, elles s'expriment souvent avec des nuances non négligeables. Et nous avons aussi, pourquoi ne pas le dire, des valeurs spécifiques, à savoir une conception de l'organisation collective, un libéralisme à tonalité sociale, une culture qui se refuse à n'être qu'un produit de consommation. Or, l'Europe n'a aucune raison de renier le modèle de civilisation et le message universel dont elle est porteuse, de renoncer aux principes qui sont les siens et qu'elle a vocation à partager avec les peuples du monde.
Le véritable ciment de l'Europe, son originalité profonde résident en effet dans la place qu'elle a, dès l'origine, reconnu aux règles collectives, à côté de l'expression légitime des intérêts privés. Depuis le traité de Rome, en dépit des pressions qui s'exercèrent sur elle, la Communauté s'est refusée à n'être qu'une zone de libre-échange. En défendant l'idée d'une Europe politique contre celle d'une Europe technocratique, d'une Europe solidaire contre celle d'une Europe monétariste, d'une Europe organisée contre celle d'une Europe ouverte à tous les vents, j'ai donc la conviction d'être fidèle à l'inspiration des pères fondateurs de la Communauté, c'est-à-dire au projet du marché commun, contre certains de leurs zélateurs, ralliés, sous l'emprise d'un ultra-libéralisme, à la vision anglo-saxonne d'une simple zone de libre-échange.
Dès lors, les événements de 1989 auraient dû logiquement déclencher un changement radical d'état d'esprit, de cap et d'échelle de la construction européenne. Et cela reste pour moi un motif de stupeur et de consternation que d'avoir vu la France, tout à l'encensement du Bicentenaire de sa Révolution, ignorer et détourner les yeux de cette autre grande Révolution qui se déroulait en Europe de l'Est.
Car enfin, 1989 n'est pas dans l'histoire de notre continent une date moins forte que 1789.
Voici en effet que l'Europe émerge péniblement de l'interminable guerre civile continentale, qui apparaîtra aux historiens futurs comme une autre guerre de cent ans. Voici que la reconquête de leur liberté par les Européens qui en étaient privés est en train de s'accomplir. Car si la démocratie a été rétablie dès 1945 dans sa partie occidentale, la chute du mur de Berlin signifie bien les retrouvailles de la quasi-totalité du continent autour des principes des Lumières : la dignité, la liberté et le droit, ceux des personnes comme ceux des peuples.
Et voici pourtant l'Europe désorientée, comme à la fin d'une longue nuit, lorsque la lumière est elle-même une violence, et qu'on ne sait pas de quoi sera fait le nouveau jour. Voici l'Europe désorientée au point d'envisager, au lieu de se réunifier, un formidable retour en arrière, vers une Union économique et monétaire dont les critères de convergence n'admettraient que la France, l'Allemagne et le Benelux, allant jusqu'à exclure l'Italie, pourtant membre fondateur de la Communauté.
Oui ! nous sommes bel et bien en train de défaire l'Europe. Et les erreurs récentes ont été d'une telle gravité que chacun s'accorde aujourd'hui sur le fait que l'Europe recule.
Si j'en avais le temps, je montrerais combien cela est vrai dans le domaine de la culture, par exemple, domaine dans lequel il est manifeste que, tandis que nous multiplions les incantations à l'Europe de la culture, c'est l'Amérique et ses productions qui s'imposent sur tout le continent, et qui en deviennent le seul ciment culturel. Regardez la cruciale question de la création audiovisuelle, ou regardez la non moins cruciale question de l'enseignement des langues vivantes. Il y a vingt-cinq ans, en 1968, alors qu'il n'était pas question de citoyenneté européenne, les collégiens et les lycéens français apprenaient l'allemand ou l'espagnol dès la première langue, pour respectivement 23 % et 12 % d'entre eux. Eh bien, ils ne sont plus aujourd'hui que respectivement 9 % et 2 % ! Voilà où nous en arrivons ! L'idée européenne a été si mal servie pendant des années que nous la surprenons en plein recul.
C'est bien montrer combien ceux qui avaient la charge d'éclairer l'opinion et d'agir sur l'histoire sont restés confinés dans de vieux schémas, ancrés dans l'ordre de Yalta, figés autour des institutions nées de la guerre froide, quand bien même elles avaient perdu leur raison d'être.
Le traité de Maastricht qui eût pu – l'ai-je assez répété – être rédigé tel quel au temps de Léonid Brejnev et qui fût – quel symbole paraphé le jour même de la disparition de l'URSS, le traité de Maastricht donc était une digue hâtivement construite et illusoire pour résister au déferlement de l'histoire.
Soyons très clairs sur ce texte afin de n'y plus revenir. Le débat est clos depuis que sa ratification par les Douze lui a donné force de loi. Mais, ironie de l'histoire, cette sanction juridique est intervenue après que les événements aient démontré le caractère inapplicable de son dispositif : l'Union économique et monétaire est probablement morte avec l'éclatement du SME au mois d'août 1993 ; la Politique extérieure et de sécurité commune à douze a été enterrée à Sarajevo.
Partisans et adversaires de Maastricht se trouvent donc confrontés à la même contradiction entre la force de l'engagement politique demandé aux peuples d'Europe et le caractère inapplicable du traité. Maastricht existe, mais Maastricht est moribond. Voici le terrible paradoxe dont il nous faut sortir. Le dispositif de Maastricht est dépassé, mais l'inspiration, au moins théorique, de Maastricht, fut – ce au terme d'une véritable pédagogie par l'erreur, peut dessiner l'avenir, voici le beau pari qu'il nous faut tenir.
Nous savons désormais ce que l'Europe ne doit pas être. Nous savons qu'il est impossible de planifier dans les détails la vie d'une multitude de peuples que l'histoire a fait à la fois proches et distincts. Nous savons qu'il est impossible de placer jusqu'au troisième millénaire les politiques des uns et des autres en pilotage automatique : on voit bien que, dès la première étape, prévue par le traité, certains se ménagent la possibilité d'hésiter et de revenir en arrière – c'est bien le sens de la récente décision de la Cour de Karlsruhe –, que d'autres formulent des revendications nouvelles, négocient des exceptions, interprètent largement la lettre et l'esprit de ce qu'ils viennent à peine de signer. Tout cela d'ailleurs n'est pas un objet de scandale, tout cela est normal, et ne fait que résulter du jeu de la démocratie, des débats et des contraintes propres à chaque nation.
C'est normal, mais le mouvement de l'histoire et la vie des peuples ont quelque peu dérangé le bel ordonnancement rêvé au départ. Or, il importe désormais de voir clair, et cela d'autant plus que, ces derniers mois, ce que nous pourrions appeler "la logique de Maastricht" a fini par constituer la pierre angulaire de toute politique européenne. Et ces fausses certitudes ont fini par affaiblir le continent tout entier.
Tirons donc, une fois pour toutes, les leçons de cet épisode raté, afin d'éviter qu'il ne prenne la dimension d'une tragédie.
Il est une leçon qui l'emporte sur toutes les autres : quels que soient les carcans, les calendriers, les critères de convergence, l'Europe n'échappe pas, elle n'échappera jamais à la diversité, diversité géographique, culturelle, politique. À vouloir la nier, nous nous acheminons en réalité vers la divergence générale.
Seconde leçon, à peine moins importante que la première : faire reposer sur l'économie l'immense entreprise politique qu'est l'Europe est une erreur monumentale – une erreur qui pour beaucoup était une ruse. C'était d'ailleurs une pauvre ruse que de tout miser sur une succession de constructions économiques supposées entraîner des progrès dans le domaine monétaire pour finalement aboutir à l'unification politique, comme s'il n'avait pas été nécessaire et même indispensable de la vouloir dès le début.
Cet engourdissement collectif est sans doute compréhensible. Mais une aube s'est levée : il faudra bien, tôt ou tard, se réveiller ; il faudra bien repartir d'un nouveau pied. Autour de nous, tout est à reconstruire.
Alors posons-nous la question : j'ai parlé de trou noir. Et c'est effectivement un vrai chagrin aujourd'hui de voir l'Europe s'y égarer. Comment donc l'en sortir ?
II. – Comment en sortir : l'Europe politique
En d'autres termes : comment relancer la construction européenne ?
L'importance de la question impose le sérieux et l'humilité. Sachons, les uns et les autres je veux parler en tout premier lieu des Français – sortir des oppositions manichéennes, cessons de caricaturer les positions, refusons de dégrader le débat dans des querelles secondaires. L'enthousiasme des uns et les préoccupations des autres peuvent très bien se concilier et conduire à terme à une synthèse heureuse.
J'ai la conviction que les principes que je vais énoncer, hérités des fondateurs de l'Europe, sont à même de réunir le large consensus qui ne pouvait se réaliser lors du référendum de septembre 1992. J'ai la conviction qu'ils peuvent rassembler nombre de ceux qui ont voté oui et la grande majorité de ceux qui ont voté non.
A. – Les principes
Le premier de ces principes est simple : l'ère des nations solitaires est close, close pour de bon. L'Europe doit donc être un ensemble organisé de nations souveraines mais non isolées, de nations qui s'unissent et organisent ensemble leur vie économique et sociale et se proposent de prendre des initiatives politiques communes. Qui n'a applaudi à cette belle citation du catalan Josep Pla, lue par le roi Juan Carlos à la tribune de l'Assemblée nationale : "la frontière n'est pas une limite, c'est une grande fenêtre ouverte". Eh bien, disons le haut et fort, il faudrait être aveugle pour s'en tenir à la vieille conception des frontières, pour en faire des instruments de fermeture et non d'échanges. En cette fin de XXème siècle qu'aura caractérisé le développement des communications en tous genres, rien ne saurait plus séparer nos pays comme le faisaient jadis les barrières de la distance, de la mer, des déserts ou des montagnes.
Il n'est pas jusqu'aux effets pervers du progrès que nous ne soyons contraints de partager : après le désastre de l'Amoco Cadiz, survenu au large de la Bretagne, les nappes de pétrole se sont déplacées jusqu'aux Açores ; le nuage de Tchernobyl est venu menacer la Lorraine ; quant aux poussières des charbonnages de l'Europe centrale, elles se répandent jusque dans les fjords de Norvège… Décidément, l'ancienne conception des frontières n'est plus.
Qu'on veuille bien nous concéder également que les Nations ne sont pas seulement les instruments dérisoires du repli sur soi : elles sont plutôt, elles sont avant tout le moyen, le champ privilégié de la démocratie. Car la démocratie, c'est-à-dire l'acceptation par une minorité de la loi de la majorité, suppose une communauté d'appartenance, un sentiment de destin partagé. C'est à ces conditions que les peuples peuvent prendre leur part aux débats du monde et à la marche de l'histoire.
Et qu'on ne nous parle pas de dimensions nécessaires ou de taille prétendument critique.
Après tout, à l'aune du monde, l'Union européenne apparaît elle- même, comme provinciale, voire marginale : moins de 5 % de la population mondiale aujourd'hui, moins de 4 % d'ici 2015. Et son effondrement démographique n'en fait qu'un tout petit ilot dans un monde qui comptera dans 25 ans 8 milliards d'habitants. Les États-Unis eux-mêmes, forts pourtant d'un marché intérieur de 250 millions d'habitants, éprouvent le besoin de s'élargir encore à la dimension continentale – c'est bien l'objet du grand marché nord-américain, l'Alena, forte de ses 360 millions d'habitants, immense pari sur l'avenir qui devrait nous faire réfléchir. Qu'il s'agisse de nos nations ou de nos petites coalitions de nations, nous ne compterons plus guère si nous devons nous en remettre à notre patrimoine menacé, au lieu de lancer nos conquêtes vers le grand large.
Un deuxième principe découle du premier : nul ne peut ni ne doit sur notre continent être exclu de la construction européenne. Parce que ce qui caractérise l'Europe, mieux que tout autre continent.
C'est l'interdépendance de toutes ses parties, un vieil héritage de migrations, un écheveau de relations économiques, culturelles, politiques et humaines.
Ce constat vaut à l'évidence pour l'ensemble des pays de l'Europe géographique, sans exception : combien de fois faudra-t-il le répéter ? Si l'on a commencé à faire l'Europe à six, puis à neuf, puis à dix, puis à douze, si l'on a ensuite envisagé de ne la faire qu'à seize ou à dix-sept – et ce, je le redis, au mépris de toute réalité géographique et humaine – c'était évidemment en raison de la division idéologique du continent.
Ce serait faire injure aux pères fondateurs, ce serait faire injure à leurs continuateurs que de prétendre qu'ils ont voulu seulement rassembler des pays de même niveau de développement ou de performances économiques comparables. Non, les seuls critères étaient l'appartenance au continent, le choix de la démocratie et la volonté d'adhésion à une entreprise commune.
Et il en fut toujours ainsi jusqu'à aujourd'hui. S'il en avait été autrement, aurions-nous accepté l'adhésion de l'Espagne, celle du Portugal et auparavant celle de la Grèce ? Non, il y avait les trois critères que j'ai dit et aucun autre. Alors pourquoi chercher aujourd'hui à en inventer de nouveaux ? Pourquoi transformer et dégrader l'idée d'Europe en une association de pays riches ?
J'évoquais tout à l'heure les objectifs de la construction européenne. Pourrions-nous prétendre les poursuivre encore si nous nous refusions à l'ouvrir aux pays d'Europe Centrale et Orientale ? Aurions-nous au début des années 1950 refusé leur place à la Pologne ou à la Tchécoslovaquie si elles n'avaient été alors soumises au joug communiste ?
La réponse est non. C'est si vrai que ces pays, on l'oublie trop souvent, se virent proposer à l'origine de bénéficier du plan Marshall et que seule la brutale pression de l'URSS conduisit la Tchécoslovaquie à renoncer à son acceptation initiale. Alors de quel droit les ignorer aujourd'hui ?
Me revient à l'esprit cette parabole : un jour, une famille fut brutalement séparée, plusieurs de ses membres étant enlevés et pris en otage. Le temps passe, on n'a plus de nouvelles des disparus. Or, voici qu'après plusieurs années ils réapparaissent, après avoir faussé compagnie à leurs geôliers, et viennent frapper à la porte de la maison familiale. Ceux qui sont restés libres ont prospéré ; ils sont à table lorsque la sonnette retentit. On ouvre la porte et apparaissent plusieurs visages maigris, hirsutes, les traits marqués par les années de détention. Embarras, conciliabules… Finalement décision est prise de les laisser sur le pas de la porte, de leur donner un peu d'argent et on leur promet de les recevoir un jour, lorsqu'ils seront propres, riches et présentables…
Eh bien ! Cette réaction indigne, c'est bel et bien la nôtre aujourd'hui vis à vis des pays du centre et de l'Est de l'Europe. Alors, je sais on me dira que fermer la porte, renvoyer à plus tard la réunion familiale procède d'un élémentaire réalisme. Ainsi, Monsieur Jacques Delors, tout en reconnaissant la justesse de la critique selon laquelle Maastricht est muet sur l'Est, considère que parler d'aveuglement collectif serait injuste et faux, et que seule serait à incriminer l'impréparation générale à l'après-communisme.
Pour ma part, je crois qu'il y a là, surtout, beaucoup de bêtise et beaucoup d'imprudence. Pour deux raisons au moins d'abord, parce qu'en rejetant ainsi une part de nous-mêmes, nous préparons de terribles drames, dont on voit les prémisses dans ce qui est en train de se passer à nos portes ; non seulement dans ce qui s'appelait hier encore le pays des Slaves du sud, mais aussi dans une multitude de zones, où des tentatives de création d'États mono-ethniques commencent déjà à nous faire sentir quelle sera la réponse à notre égoïsme. Et cela, c'est manifeste, faute que ces peuples brutalement livrés à eux-mêmes aient devant eux quelque perspective fraternelle, un signe d'ouverture de leurs voisins.
Qui pouvait ignorer que la sortie du communisme serait nécessairement une période délicate ? Comment ne pas voir que si nous avions seulement entrouvert la porte de l'Europe prospère à ce qui à bien des égards était un pays moderne, la Yougoslavie, – que l'on pense, par exemple à la modernité et au dynamisme de la ville de Sarajevo –, comment ne pas voir que si nous avions donné un signe à ce pays voisin, qui était après tout situé entre deux pays membres de la Communauté et avec lequel par conséquent la continuité territoriale allait de soi, ses peuples n'auraient pas été livrés à eux-mêmes et à leurs vieux antagonismes, avant de se voir engloutis dans des affrontements d'un autre âge ? Combien nous faudra-t-il supporter de drames de cette sorte avant qu'il ne soit trop tard et que les anciennes fractures ne se recréent sur des bases renouvelées, c'est-à-dire, peut- être, plus dangereuses et plus violentes encore ?
Fermer la porte est une erreur pour une seconde raison encore, d'ailleurs élémentaire : une famille nombreuse et rassemblée est beaucoup plus puissante, créatrice, confiante dans l'avenir, qu'une famille réduite, frileusement repliée sur ses réserves de change, et qui vieillit à vive allure en gardant un œil sur les cours de la bourse, l'autre sur son compte en banque. Construire la petite Europe autour des petits sous, c'est rabougrir par deux fois la grande idée !
Est-ce ainsi qu'on pense susciter l'enthousiasme et l'adhésion des jeunes Européens ? On l'a assez dit : on ne fera jamais rêver, on ne mobilisera jamais avec des taux de croissance ou des critères de convergence.
Après le lent suicide de l'Europe, dont je disais qu'il avait duré plus d'un siècle, saisissons donc la chance qui nous est aujourd'hui donnée, peut-être la dernière chance dans un monde dont les évolutions ne sont certes pas favorables à notre continent. Cette chance, je veux dire sa seule jeunesse possible, c'est sa réconciliation et son large rassemblement. L'Est est notre nouvelle frontière, il doit nous stimuler comme l'Ouest stimula jadis les fondateurs de la nouvelle Amérique.
Cette ouverture à l'Est n'est d'ailleurs pas exclusive. Car si l'Europe a vocation à intégrer les nouvelles démocraties issues de l'éclatement de l'empire soviétique, elle doit aussi associer les peuples de la Méditerranée à son aventure, peuples sans lesquels, aujourd'hui comme hier, il n'y aura ni stabilité, ni développement pour notre continent. Réduire l'Europe à un club de nations parvenues ou à un syndicat blanc, ce serait renier son histoire et ses valeurs, ruiner les espoirs et la mission dont elle est porteuse.
L'objectif que votre génération doit assigner aux dirigeants politiques est donc clair : il vous faut, il nous faut rassembler tout le continent dans une Organisation de la Grande Europe ; et cette Organisation de la Grande Europe ne doit pas obéir à des clivages idéologiques qui appartiennent au passé mais doit reposer sur des valeurs partagées.
L'Europe n'a pas, comme d'autres continents, des frontières naturelles claires et précises. Jadis, bien des géographes considéraient que l'Angleterre n'appartenait pas au continent européen, et plusieurs dirigeants anglais, non des moindres, l'admettaient sans peine, notamment lorsqu'ils affirmaient qu'entre le grand large et l'Europe, le Royaume-Uni choisirait toujours le grand large. Eh bien ! La Grande Europe doit comprendre aussi toute la périphérie, les îles occidentales, la Grande-Bretagne, l'Irlande, l'Islande, mais aussi les pays du Nord, la Norvège, la Suède, la Finlande ; et encore l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie. Elle doit inclure aussi, n'en déplaise à certains, la Russie, cette vieille alliée de la France sans laquelle il n'est pas pour notre continent d'équilibre durable, ainsi que les Républiques voisines, je pense notamment à l'Ukraine et à la Biélorussie.
L'architecture générale étant fermement dressée, examinons le contenu de l'entreprise et définissons nos actions maîtresses, ce que Napoléon appelait nos blocs de granit. J'en propose deux, d'ailleurs indissociables : la paix, c'est-à-dire une volonté politique. Ensuite le redéveloppement, un pari sur la dynamique économique, sur la croissance collective.
B. – Les institutions
Il ne saurait être question d'arrêter la construction de l'Union européenne. Mais il est impératif de l'adapter tant à l'objectif à long terme, je veux dire l'Union de l'Europe toute entière, qu'aux réalités des nations. Parallèlement, il faut commencer à organiser l'ensemble du continent européen et fonder des règles de coopération communes à la grande Europe.
À terme, il faut tendre vers la fusion des deux ensembles, après leur rapprochement progressif, plutôt que de s'en remettre à des adhésions individuelles qui ramèneraient aux erreurs passées. Voilà, soit dit en passant, qui devrait décourager les accusations selon lesquelles les partisans de l'élargissement n'auraient d'autre but que d'empêcher l'approfondissement.
Cette double démarche, poursuite de l'Union, fondation de la Grande Europe, doit d'abord s'organiser sur le plan des institutions.
1. L'Union européenne
Pour l'Union européenne, chacun sait que la prochaine échéance sera institutionnelle. Le traité de Maastricht nous y invite d'ailleurs, qui prévoit une conférence intergouvernementale en 1996. Mais les réalités nous y contraignent de toute façon, pour au moins trois raisons : d'abord parce que les dernières années ont été marquées par un rejet quasi-général du fonctionnement technocratique de la Communauté, même si le mode de gestion projeté pour la monnaie unique aggrave ce travers ; ensuite parce que les adhésions probables des pays scandinaves et de l'Autriche vont rendre inévitable un vaste aménagement du système actuel : conçu pour six, fonctionnant très difficilement à douze, le système est ingérable au-delà ; la réforme institutionnelle constitue donc un préalable à tout nouvel élargissement ; enfin, si l'on souhaite accueillir à terme le reste de l'Europe, ce sont des institutions profondément renouvelées qu'il faut envisager.
L'objectif premier de la réforme fait donc l'objet d'un consensus : il faut démocratiser. Tout le problème consiste à savoir comment.
Une première thèse, généralement considérée comme sans rivale, et, en tout cas la plus répandue, tend à poursuivre le mouvement esquissé depuis plusieurs décennies. Admettant la nécessité d'un certain rééquilibrage entre les pouvoirs respectifs des Conseils et de la Commission, elle pose le postulat de l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen comme moyen exclusif du renforcement de la démocratie.
On retrouve en fait un vieux schéma d'évolution des institutions communautaires : la Commission serait l'ébauche du Gouvernement de l'Union ; le Parlement européen, censé représenter les "citoyens européens", s'arrogerait progressivement les prérogatives d'une chambre basse ; le Conseil des ministres, représentant les États, aurait vocation à se transformer en Sénat des nationalités.
Ce schéma me parait inadapté et dangereux. Car la légitimité démocratique suppose, je l'ai dit, des conditions en termes de communauté d'histoire, de valeurs et d'identité, que seul peut garantir l'échelon national. Face à un Parlement européen juridiquement renforcé mais dépourvu d'une véritable légitimité, le risque serait donc grand de voir les tendances technocratiques se confirmer. Voilà pourquoi c'est une architecture totalement différente qu'il faut promouvoir.
Il convient d'abord d'établir ou de réétablir non point un équilibre mais une prééminence incontestable des Conseils, c'est-à-dire d'une autorité politique, sur la Commission. Cela suppose différentes réformes de textes, en particulier la suppression du monopole des propositions dont bénéficie la Commission ; cela suppose aussi une toute autre périodicité des travaux ; prévoyons donc d'ores et déjà une réunion trimestrielle du Conseil des Chefs d'État et de gouvernement, sans exclure de passer un jour ou l'autre à une par mois !
Quant au pouvoir législatif et de contrôle, je le verrais partagé entre deux instances, fondement d'un bicamérisme original. À l'actuelle Assemblée de Strasbourg reviendrait le rôle d'un Sénat dont les compétences essentielles seraient d'une part, selon l'excellente proposition de Jimmy Goldsmith, de veiller, parallèlement aux États, au respect du principe de subsidiarité, d'autre part de ratifier les propositions et décisions des Parlements nationaux, en même temps qu'elle leur soumettrait les siennes.
Puisqu'il est question de démocratie, je propose en effet de donner les responsabilités de chambre basse aux seuls organes qui, jusqu'à preuve du contraire, détiennent la légitimité démocratique, je veux parler des Parlements nationaux. Qu'on m'entende bien, il ne s'agit pas, de remettre en cause le principe d'une législation européenne. Il s'agit de la faire élaborer collectivement et solidairement par les représentations nationales, au nom de leurs peuples respectifs, et dans l'esprit d'une citoyenneté supplémentaire. Quant au pouvoir de contrôle, il n'en sera que mieux assuré par les seules instances qui gardent un contact authentique avec les citoyens qu'elles ont pour mission de représenter.
Qu'on n'aille pas nous dire qu'une telle organisation collective est impossible à mettre en place. Les Parlements nationaux ont commencé, même si c'est timidement et de manière inégale, à participer indirectement à la confection de la norme communautaire. En France, l'Assemblée nationale -comme le Sénat- applique ainsi le nouvel article 88 alinéa 4 de la Constitution qui l'autorise à prendre des résolutions afin d'éclairer les positions de notre gouvernement lors du Conseil des Ministres de l'Union.
Il serait souhaitable de compléter la réforme en instituant, à l'image de la procédure en vigueur au Royaume-Uni, le principe d'une réserve parlementaire. Ainsi, établirait-on de véritables liens organiques entre les Parlements nationaux d'une part, entre les parlements nationaux et les instances communautaires d'autre part. Le Traité de Maastricht nous y invite, qui prévoit un rapprochement et une meilleure coordination des parlements nationaux des Douze. La récente initiative du Président de la chambre belge de réunir les commissions des affaires étrangères et les rapporteurs de chacun des douze parlements pour étudier ensemble la ratification des accords sur l'Espace économique européen et d'association avec la Hongrie et la Pologne en constitue un heureux exemple et un précédent à confirmer et à poursuivre. Il faudra seulement aller au-delà.
2. L'Organisation de la Grande Europe
Ces propositions de réforme des institutions communautaires ne nous dispensent pas de jeter les bases d'une organisation de l'ensemble du continent qui symbolisera et matérialisera sa réunification.
Bien des raisons plaident en faveur d'une telle organisation. J'ai dit celles qui tenaient aux principes. Il faut encore évoquer celles qui relèvent de l'urgence.
Qui ne voit que certains pays d'Europe centrale et orientale sont déjà tentés de s'écarter définitivement de l'orbite européenne. Les uns entendent complaisamment les sirènes de communistes plus ou moins repentis qui flattent de dangereuses nostalgies. D'autres se lancent, à l'inverse, dans des expériences inspirées d'un libéralisme extrême. D'autres, enfin, inventent des formules de gouvernement qui rappellent bien des ingrédients d'un fascisme authentique.
Et puis, il est une réalité qui saute aux yeux : le continent européen, y réfléchit-on assez ?, est le moins organisé de tous. Ou autre façon de dire les choses, il est tellement d'organisations qui s'imbriquent, se contredisent et s'enchevêtrent qu'elles aboutissent à l'anarchie et à l'impuissance. De surcroît, ces organisations impliquent bien souvent, trop souvent, des participations extérieures, comme si l'Europe était incapable de gérer elle-même, ses problèmes, à la différence des Amériques.
Du coup, on se perd dans un maquis invraisemblable d'architectures où personne ne se reconnaît: Conseil de l'Europe, Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), Communauté économique européenne puis Union européenne, OTAN et Union de l'Europe occidentale, Association européenne de libre-échange (AELE), puis Espace Économique européen, j'en passe, auxquels s'ajoutent les projets innombrables de fédérations et de confédérations. Ainsi, M. Boutros Boutros-Ghali, Secrétaire général de l'ONU, a pu relever qu'il n'existait aucune organisation régionale européenne capable, je le cite, "de représenter tout le continent, rien que le continent, carence d'autant plus inquiétante que c'est bien en Europe que se situent en cette fin de siècle les foyers de conflits les plus préoccupants !".
De fait, ceux qui se sont légitimement indignés de l'impuissance de la Communauté dans les crises de l'ex-Yougoslavie ont sous-estimé ce facteur décisif, qui tient à l'absence d'une organisation commune et légitime de sécurité à l'échelle du continent européen.
Singulière défection : s'il existe une organisation des États américains ou une organisation de l'unité africaine, c'est en effet avec l'autorisation et même sur l'invitation de la Charte de l'Organisation des Nations Unies qui encourage en son article 32 la création d'organismes régionaux de sécurité.
Est-ce assez dire que l'Europe doit mettre un terme à une impuissance et à une irresponsabilité – au sens le plus fort du terme – qui n'ont que trop duré ? Est-ce assez dire qu'il nous faut rapidement créer une organisation qui comprenne un véritable Conseil de sécurité européen ?
Force sera, il est vrai, de poser deux problèmes. Celui des États-Unis, celui de la Russie. Ils sont au demeurant indissolublement liés.
Certains États d'Europe centrale ont souhaité, nous le savons, pouvoir adhérer à l'OTAN par crainte d'un nouvel impérialisme russe, mais aussi parce qu'il n'existe aucune alternative. C'est dire qu'une heure de vérité, longtemps différée, est en train de sonner. Le maintien de l'OTAN dans sa forme actuelle devient d'autant plus anachronique que la donne a évolué en Europe mais aussi aux États-Unis et que ceux-ci, comme le démontre l'ex-Yougoslavie, ne sont plus disposés à garantir en toutes circonstances la paix sur le continent européen. La volonté de s'affirmer comme l'unique gendarme du monde n'est pas compatible avec la priorité que l'Administration Clinton et son opinion publique entendent accorder à la pacification et la cohésion de la société américaine. Par ailleurs, il est pour le moins paradoxal que les États européens, qui fournissent 80 % des effectifs conventionnels de l'Alliance, soient écartés des principaux commandements militaires, y compris le commandement suprême. Non, décidément, tout cela est illogique et tout cela ne saurait durer. Plus vite on affirmera clairement la nécessité de dépasser le blocage actuel et plus vite l'Europe trouvera, avec l'allié naturel que sont les États-Unis, les moyens d'une solidarité politique et militaire équilibrée.
Quant à la Russie, ses dimensions continentales, les crises qui la traversent et qui secouent son empire, ne doivent pas constituer des prétextes pour l'écarter mais des arguments pour une association rapide, qui concerne également les Républiques qui lui sont proches. Il n'y aura en effet ni stabilité, ni démocratisation authentiques du continent sans la Russie, sans son poids démographique, économique et politique. Loin d'affaiblir l'idée européenne renaissante, la présence de la Russie, de l'Ukraine ou de la Biélorussie sera un gage de la volonté des Européens de maîtriser leur destin.
Il est vrai que la création d'une organisation européenne de sécurité est d'autant plus nécessaire que nous avons affaire à une nouvelle conception de la sécurité qui dépasse de beaucoup les seuls aspects militaires. Elle inclut désormais les menaces écologiques, notamment la sécurité des installations nucléaires qui intéresse l'ensemble des pays d'Europe. Tchernobyl l'a montré et le montre encore !
Ainsi, l'organisation de la Grande Europe devrait prendre en charge tous les aspects de la sécurité : la coordination des forces mais aussi la réflexion stratégique, les échanges entre les états-majors mais aussi l'évaluation des risques, l'observation et la prévention des conflits, la réglementation du commerce des armements mais aussi, et ce n'est d'ailleurs pas le moindre enjeu, la sécurité des installations nucléaires civiles. Le tout devrait être coiffé par ce Conseil de sécurité européen que j'appelle de mes vœux et qui agirait en conformité avec les principes de la Charte des Nations Unies. Dans ce Conseil pourraient fort bien siéger des membres permanents, quatre ou cinq grandes puissances européennes et, par rotation, d'autres membres de l'organisation continentale.
La sécurité du continent devrait reposer, à terme, sur l'articulation entre l'Union européenne, l'Union de l'Europe Occidentale et l'Organisation de la Grande Europe : le Conseil de Sécurité disposerait de forces d'intervention rapide dont le noyau pourrait être formé, au plan aéroterrestre, par l'Eurocorps, au plan naval par une flotte combinée en Méditerranée occidentale : l'actuelle mission "Sharp Guard" conduite par l'UEO dans l'Adriatique afin de surveiller et contrôler l'embargo contre l'ex-Yougoslavie en constitue la préfiguration.
Voilà en tout cas de vrais champs de négociation pour une grande conférence qui réunirait l'ensemble des pays d'Europe, conférence dont Édouard Balladur a d'ailleurs souligné la nécessité devant l'Assemblée Nationale, dans sa déclaration de politique générale le 8 avril dernier. Cette conférence devra aussi se prononcer sur le redéveloppement coordonné du continent, seule la croissance économique et la pleine activité feront en effet de l'idée européenne une véritable espérance pour les peuples.
III. – Comment en sortir : l'Europe économique
Et il en va de l'Europe économique comme de l'Europe politique. Le désarroi profond des Européens trouve sa source dans une erreur de méthode et une incompréhension tragique de l'histoire : quand les priorités sont à l'Est, la Communauté se replie à l'Ouest, quand près de 70 % des Européens se déclarent obsédés par le drame quotidien du chômage, la Communauté est accaparée par l'échafaudage utopique de la monnaie unique. Le temps est donc venu, là encore à la lumière de la nouvelle donne européenne, de reposer les fondations de l'édifice.
Oui, l'idée de l'Europe économique s'impose plus que jamais face à la crise que nous traversons. Non, cette Europe ne peut être celle du repli sur un petit noyau dur, arrimé à un monétarisme hors d'âge. L'Europe économique ne se fera depuis Bruxelles que pour autant qu'elle répondra à la formidable attente des nouvelles démocraties de l'Est.
La relance économique de l'Europe doit donc emprunter les mêmes voies que sa relance politique. Il nous faut simultanément enclencher la reprise de l'activité au sein de la Communauté et l'ouvrir à l'Est, précisément parce que la reprise de l'Ouest est indissociable du redéveloppement de l'Est.
A. – Retrouver la croissance et l'emploi
Jacques Attali déclarait récemment que "L'Europe de Maastricht est comme les personnages des dessins animés de Tex Avery qui continuent à courir alors qu'ils ont déjà franchi la falaise". Eh bien, je vous propose de décrire la falaise avant d'envisager les moyens de la gravir à nouveau.
Qu'est-ce aujourd'hui que l'Europe économique ? Quels sont les problèmes et les menaces qu'elle doit relever ?
Partons des faits, et de quelques constats simples mais primordiaux.
Premier constat : non seulement l'Europe connaît un véritable déclin économique, mais ce déclin lui est propre. Notre continent partage désormais avec l'Afrique le triste privilège d'être devenu une zone en récession durable, placée entre deux régions en fort développement, l'Amérique et l'Asie. Quand l'activité économique stagne en Europe depuis quatre ans, elle progresse de 3 % en moyenne aux États-Unis et de plus de 8 % en Asie. Par un de ces étranges et brusques retournements dont l'histoire a le secret, l'Europe après avoir donné au monde l'exemple d'une intégration régionale réussie, l'Europe donc est devenue depuis 1991 un frein à la croissance mondiale, au moment même où émergent d'autres organisations plus dynamiques, telles l'Alena, l'Asean et le Mercosur.
Deuxième constat : ce blocage de la croissance européenne a une traduction immédiate en terme de chômage. Dans la meilleure des hypothèses, la Communauté comptera à la fin de 1994, 23 millions de chômeurs et, de l'aveu même de Jacques Delors, 30 millions à la fin du siècle. Le taux de chômage européen pourrait donc atteindre 16 % en l'an 2000 alors qu'il se stabiliserait légèrement au-dessus de 2 % au Japon et 6 % aux États-Unis.
Troisième constat : la peur du chômage rejaillit aujourd'hui sur l'ensemble des équilibres économiques, mais aussi sociaux, des pays européens. L'investissement a chuté de 10 % en 1993, l'effort de recherche régresse, la démographie s'effondre : dans 30 ans, je le laissais entendre, les États qui composent l'actuelle Communauté perdront 13 millions de jeunes de moins de 20 ans et, en revanche, compteront 21 millions de personnes âgées de plus de 65 ans. Ce suicide collectif est la traduction immédiate de la perte de confiance dans leur avenir des Européens, et notamment des plus jeunes d'entre eux, à qui l'Europe ne propose plus pour seul idéal que la guerre de chacun contre tous pour échapper à la spirale infernale du chômage et de l'exclusion.
Quatrième constat : non seulement l'Europe n'a jamais pris la mesure des défis économiques auxquels elle se trouvait confrontée mais elle a renoncé à toute velléité de politique économique ou commerciale cohérente, comme le démontre tristement la conduite par la Commission des négociations du GATT avant que, sous l'impulsion de la France, le Conseil des ministres ne tente de reprendre les choses en mains. Pis, la seule réponse ébauchée, celle de la monnaie unique, s'est révélée d'un irréalisme tel que nous assistons à la renationalisation accélérée des politiques monétaires et que, paradoxe ultime, le système monétaire européen, créé à l'origine pour éviter le dumping par la monnaie, a été transformé en une machine fabriquer des dévaluations compétitives. Sous le prétexte absurde et illusoire de ligoter politiquement l'Allemagne réunifiée, la monnaie unique étrangle économiquement l'Europe entière.
L'impasse actuelle n'est pas le fruit du hasard ou d'un malencontreux concours de circonstances. Elle est la conséquence logique de deux erreurs cardinales, dont les effets se sont conjugués, pour ruiner le potentiel de croissance des économies européennes je veux parler à nouveau de la monnaie unique et de l'ultralibéralisme qui ont déterminé les orientations de la Communauté au cours des dernières années.
La monnaie unique, dit-on couramment, ne peut être mise en cause dans la situation présente puisque Maastricht vient tout juste d'entrer en vigueur. Cette affirmation est fausse, car la monnaie unique est entrée dans les faits avant d'entrer dans la loi. L'éclatement du SME, en août dernier, est là pour en témoigner. La responsabilité de ces événements ne revient pas à des spéculateurs mythiques ; elle incombe aux dirigeants politiques qui se sont obstinés, contre toute évidence et toute mesure, à accorder une priorité absolue à l'économie monétaire contre l'économie réelle.
Il est grand temps de remettre la réflexion et la politique économiques sur ses pieds : ce ne sont pas les monnaies fortes qui font les économies fortes, mais les économies fortes qui font les monnaies fortes. Les États-Unis et les puissances commerciales asiatiques, du Japon à la Corée en passant par Taiwan, l'ont parfaitement compris, qui ont transformé leur monnaie en une arme de guerre économique au service de leur industrie et de leur commerce extérieur.
La seconde erreur cardinale de l'Europe relève de cet ultra-libéralisme obstiné, qui l'a empêché de conduire une politique commerciale cohérente, à l'instar des États-Unis, du Japon et des puissances montantes de l'Asie du Sud-Est. J'entends régulièrement enfler, ici et là, la rumeur, diffusée par quelques officines, selon laquelle je serais le héraut du protectionnisme, le chantre du nationalisme, le rénovateur du populisme. Ces slogans ne sont pas seulement faux ; ils témoignent d'un authentique mépris pour la vérité et d'un médiocre respect pour le débat public.
Soyons, là-encore, très clairs. Je suis profondément partisan d'une libéralisation des échanges internationaux, mais d'une libéralisation équitable, fondée sur les mêmes droits et les mêmes devoirs reconnus à l'ensemble des nations. Or, je constate aujourd'hui que les plus fervents zélateurs du libre-échange sont également les États qui mettent en œuvre les politiques les plus protectionnistes ; je constate que nous sommes engagés depuis une vingtaine d'années dans une véritable guerre dont l'une des armes les plus perverses est le dumping monétaire, dont les États-Unis et les nouvelles puissances commerciales asiatiques se sont fait une spécialité.
Et j'ai la profonde conviction que ces interminables négociations qui tentent, depuis 1986, de définir un nouvel ordre des échanges internationaux annoncent des déséquilibres tels qu'ils provoqueront des désordres encore plus grands.
Est-ce vraiment être anti-américain que de reconnaître le rôle déterminant des États-Unis dans la paix et la prospérité retrouvées de l'Europe depuis 1945, tout en les prévenant contre la tentation de la surpuissance qui, de la Somalie au GATT, pourraient les conduire à des impasses tragiques ?
Est-ce réellement être anti-européen que de constater l'inexistence diplomatique de la Communauté lors des discussions du GATT ? Une Communauté indifférente au dumping monétaire et social. Une Communauté sans réaction devant les mesures de rétorsion des fameux articles 301, super 301, spécial 301 du Code du Commerce américain. Une Communauté qui, seule au monde, ferme systématiquement les yeux sur les détournements de trafic. Une Communauté inerte devant les exigences des États-Unis et du Japon de sortir respectivement les transports maritimes et les services financiers du champ des négociations. Une Communauté acquise à l'idée de son propre déclin, prompte à anticiper ses concessions en réformant la politique agricole commune, en devançant sans contrepartie aucune les demandes d'élimination des droits de douane et de réduction de moitié des pics tarifaires européens.
Voilà pourquoi j'ai plaidé en faveur d'une Organisation mondiale du commerce et d'une réforme du système monétaire international, afin d'offrir à toutes les nations une chance égale d'accès aux marchés mondiaux et les moyens d'un développement concerté. La fin de la guerre froide nous impose également de réviser l'organisation des échanges mondiaux afin de favoriser, par une ouverture raisonnée et programmée des marchés des pays développés, un développement coordonné et synergique.
Cela dit, la crédibilité de l'Europe, une fois remise sur ses pieds et redynamisée, dépendra de sa capacité à retrouver le chemin de la croissance et des créations d'emplois. Il convient tout d'abord de créer un choc psychologique afin de sortir de la spirale dépressive dans laquelle nous sommes enfermés depuis quatre années. Il convient ensuite de jeter les fondements d'un nouveau mode de développement de la Communauté. Ce n'est qu'à ce prix que sera sauvegardé un acquis considérable, dont nous sommes tous d'accord pour reconnaître qu'il constitue la réussite la plus remarquable de l'après-seconde guerre mondiale.
Je propose d'adopter au plus vite trois mesures d'urgence.
Première mesure, la baisse rapide et significative des taux d'intérêt. L'Europe est aujourd'hui le seul continent en récession durable ; elle est aussi le seul continent où les taux d'intérêt réels oscillent, dans les pays dont la monnaie reste alignée sur le Mark, entre 4 et 6 %, alors qu'ils sont légèrement négatifs aux États-Unis et proches de zéro au Japon. Les deux phénomènes, récession économique d'une part, niveau exorbitant des taux d'autre part, sont directement liés. La baisse des taux reste donc LA priorité du moment. Dès lors que la sortie du Mark hors du SME n'a pas été réalisée en temps utile, il nous faut utiliser les marges de manœuvre issues de la crise d'août dernier et laisser respirer les économies. Il nous faut impérativement sortir d'une situation qui est franchement surréaliste. Persévérer, c'est continuer à fabriquer des chômeurs et prendre le risque de faire éclater l'ensemble de la construction communautaire.
Deuxième série de mesures d'urgence : le retour à l'économie réelle et aux variables non monétaires. Oui, l'Europe a besoin d'une politique d'investissement et de recherche. Elle a besoin d'un important effort de mise à niveau des infrastructures de services, de transports, de communication. Cessons pour l'heure de parler de ces fameux critères de convergence, dont chacun reconnaît qu'ils sont inapplicables dans la conjoncture présente, et concentrons les énergies sur la création d'emplois, sur la marche de nos usines, sur la satisfaction des besoins des consommateurs et des entreprises.
Pour financer cet effort, il est possible de lancer – c'est la troisième mesure – un vaste plan de relance. Mais pour que cette relance ait un sens, il faut qu'elle soit rapide et de vaste ampleur, et que soient tirés les enseignements de l'initiative européenne de croissance adoptée l'an dernier, initiative qui n'a pas trouvé de traduction concrète. C'est tout à la fois un effort de volonté et de méthode.
La relance européenne n'aura de sens et d'efficacité que pour autant qu'elle sera l'aboutissement d'une volonté politique et qu'elle sera relayée par l'action des États. Les techniques et les outils existent. La BEI et la BERD, pour ce qui concerne l'Est de l'Europe, ont la capacité de lever les fonds requis. Il reste à se mettre d'accord sur les modalités fondamentales. Autant les ressources doivent être levées au niveau européen, autant l'utilisation des fonds doit échapper à l'emprise technocratique et relever prioritairement des États. Dans ces conditions, l'ordre de grandeur souhaitable se situe entre les 100 milliards d'écus, avancés par le Président de la République, et la somme de 250 milliards d'écus, soit 4 % du PIB européen, proposée par Edmond Malinvaud.
Ces mesures d'urgence ne prendront cependant tout leur sens que si elles s'inscrivent dans un dessein commun, dans une volonté des Européens de prendre en main leur destin économique. La reconquête de l'identité économique de l'Union doit ainsi s'organiser autour de trois concepts : la monnaie commune, l'équivalence sociale, la préférence communautaire.
Comme j'ai eu l'occasion de le rappeler, l'une des conséquences les plus fâcheuses de la monnaie unique a été la ruine du SME, système qui assurait depuis 1979 la paix monétaire en Europe, moyennant des ajustements réguliers. Ce système souple et efficace, qui conciliait la stabilité monétaire et l'autonomie des politiques économiques nationales, a fait ses preuves. Il est donc souhaitable de le rétablir, avec des marges de fluctuations fortement rétrécies, afin d'éviter la réédition de la crise de l'été 1993, marquée par l'enchaînement des dévaluations compétitives de la livre, de la lire et de la peseta.
Cette régulation monétaire permettrait d'évoluer de façon pragmatique et progressive vers la mise en place d'une monnaie commune, l'Écu, dont la gestion serait confiée à l'Institut Monétaire Européen. Pour la suite éventuelle, il conviendrait de ne pas inverser l'ordre logique des choses et des priorités : quelle que soit la solution en termes de monnaie, elle ne saurait être envisagée que comme une conséquence, et non un préalable, de l'Union politique.
En tout cas, je veux le souligner, le système de la monnaie commune, soutenu dès l'origine par Édouard Balladur, offre tous les avantages de la monnaie unique sans ses inconvénients. Il propose aux acteurs économiques européens un instrument monétaire stable, qui réduit effectivement les risques de change et les coûts de transaction. Il préserve en même temps l'existence des monnaies nationales et évite, dans une période historique très délicate, de créer inutilement des tensions nouvelles sur les marchés de capitaux et dans les opinions.
Au nom de quoi, d'ailleurs, exiger du peuple allemand, confronté déjà au très difficile processus de la réunification, qu'il renonce à sa monnaie alors qu'à trois reprises, au XIXème siècle avec le Zollverein, en 1949 avec la Trizone et en 1990 avec l'unification monétaire, le Mark a joué un rôle clé dans l'histoire de l'Allemagne ? La France s'est construite autour de son État ; l'Allemagne s'est construite autour de sa monnaie. C'est ainsi et cela doit être respecté. Je trouve pour ma part tout aussi légers ceux qui, mus par une inspiration commune, souhaitent briser l'État en France et priver l'Allemagne du Deutsche Mark. À trop violer les peuples, leur histoire et leur conscience, on favorise le retour agressif des démons qui ont ensanglanté l'histoire de l'Europe.
Ainsi dotée d'une règle du jeu commerciale avec le grand marché, d'une règle du jeu monétaire, avec le SME et la monnaie commune, la Communauté doit également élaborer une règle du jeu sociale. Sa nécessité a été abondamment démontrée par les délocalisations brutales et aberrantes, qui aboutissent à faire subventionner par Bruxelles la suppression d'emplois dans les pays à salaires et protection sociale élevés. Je pense bien sûr à l'affaire Hoover ; je pense également aux 5 milliards de francs attribués au groupe Volkswagen pour fabriquer au Portugal un véhicule concurrent de l'Espace de Renault et Matra. L'affaire serait risible, venant de la même Commission qui interdit à l'Aérospatiale de racheter de Havilland au nom d'une conception ultra-libérale de la concurrence, si elle ne risquait de se traduire à terme par des réductions d'effectifs supplémentaires dans l'industrie automobile française.
Cette notion d'équivalence sociale doit obéir à un objectif unique : l'exploitation de tous les gisements d'emplois potentiels, la résorption de l'écart structurel entre l'offre et la demande de travail. La lutte contre le chômage doit devenir, pour l'Europe comme pour la France, l'impératif catégorique de la politique économique et de la politique tout court. Face au modèle américain de la déréglementation sociale, face au modèle japonais fondé sur le civisme et le dualisme du marché du travail, il revient à l'Union de formuler un nouveau modèle pour tendre vers la pleine activité. Ce modèle ne peut consister dans le démantèlement de notre protection sociale ; il doit en revanche permettre une baisse du coût du travail, via la réforme du financement des systèmes sociaux, et la multiplication des emplois de service dans les secteurs protégés.
Le dernier pilier de l'Europe économique, c'est la préférence communautaire. Tous les progrès réalisés depuis le traité de Rome, en matière agricole notamment, l'ont été grâce à ce principe dont la validité est intacte. Et l'équivalence sociale resterait sans effet si l'assainissement de la concurrence intra-européenne n'allait de pair avec la moralisation de la concurrence extra-européenne.
L'Europe est et restera le continent le plus ouvert. Mais son niveau de vie et ses prestations sociales s'effondreront si elle accepte sans aucun frein les productions de pays étrangers à toute préoccupation sociale ou environnementale. Je persiste à défendre l'idée d'une taxe sociale et environnementale sur la valeur ajoutée dont le produit serait intégralement affecté à l'aide au développement. Pour ce qui concerne les relations économiques de l'Europe avec les pays développés, elles ont vocation à s'inscrire dans le cadre de la nouvelle Organisation mondiale du commerce dont chacun se plaît désormais à reconnaître l'intérêt et l'urgence.
Telles sont, Mesdames et Messieurs, les idées susceptibles de redonner du nerf et des muscles au grand corps désarticulé de la Communauté. Encore convient-il qu'elle sache répondre au seul défi historique à sa mesure, celui de la stabilité et du développement de l'ancien Empire soviétique, de ces nouvelles démocraties qui frappent en vain à sa porte depuis 1989.
B. – S'ouvrir aux nouvelles démocraties
Car l'ouverture de l'Europe aux nouvelles démocraties est tout le contraire d'une fuite en avant, moins encore une manière détournée de briser la Communauté. Il ne s'agit nullement de faire une Europe molle mais au contraire de militer pour une Europe forte. Cette ouverture représente en effet une extraordinaire occasion de développement et de retour à la croissance des économies Ouest-européennes.
L'ouverture de nos frontières à l'Est relève de l'exigence morale et de l'intérêt vital, compte tenu des risques d'instabilité et d'explosion sociale qui caractérisent l'ère post-communiste. Elle n'a pas pour autant vocation à être totale, immédiate, inconditionnelle, bref anarchique. Là encore, l'idée européenne n'a de sens historique que si elle est porteuse d'abord d'une perspective d'avenir d'abord, d'une organisation originale ensuite.
Pour envisager le possible, considérons le passé et le présent. Le passé, ce fut le plan Marshall et ses trois innovations géniales : première innovation, un flux d'aide massif représentant 3 % du produit national américain ; deuxième innovation, le lien entre cette aide et la suppression progressive des obstacles aux échanges ouest-européens, conçue comme le vecteur et le ciment de la paix entre la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne ; dernière innovation, la création de débouchés massifs pour les industries américaines d'armement reconverties dans la production de biens d'équipement.
Considérons désormais le présent, et l'exemple de cette même Allemagne qui accepte des déficits très lourds pour financer le redressement des Lander orientaux : les transferts publics atteignent 150 milliards de Marks par an ; surtout les exportations de biens d'équipement de l'Allemagne occidentale vers l'Allemagne orientale ont atteint plus de 33 milliards de marks en 1992. Ceci démontre qu'il est possible de mobiliser des fonds importants vers l'Est et de privilégier une approche en termes réels et non en termes financiers. Eh bien, il est aujourd'hui nécessaire de témoigner vis-à-vis de l'Europe de l'Est de la générosité, de l'ambition et de la volonté qui nous ont fait défaut au moment de la chute du mur de Berlin. La République fédérale allemande a dû affronter seule la réunification allemande. Ne la laissons pas seule devant la réunification de l'Europe.
Je propose une ouverture raisonnée des marchés européens. Il serait désastreux d'ouvrir subitement et complètement nos frontières aux produits de l'Est, ce qui ruinerait des pans entiers de nos économies, notamment tous les secteurs très intensifs en main d'œuvre. Il est en revanche souhaitable et possible de lancer une triple initiative tendant :
Dans un premier temps, à négocier des quotas d'accès au grand marché européen pour les produits de l'Est, en prévoyant une montée en puissance et en reversant à ces pays les droits prélevés à l'entrée sur le territoire communautaire ; l'objectif consiste à introduire de manière significative, mais par étapes, les productions de l'Est dans la Communauté sans déstabiliser nos économies, tout en réinvestissant chez eux les taxes perçues sous la forme de biens d'équipement durable qui seront autant de marchés pour nos entreprises.
Libéraliser les échanges internes à l'Europe de l'Est, porteurs d'une pacification des relations entre leurs peuples ; à tous ceux qui prétendent qu'il s'agit de recréer le COMECON, je réponds que cette zone se constituera sur le fondement de la liberté et du respect des souverainetés nationales et qu'il ne m'apparaît pas plus inconcevable de réconcilier ces peuples que de rapprocher la France et l'Allemagne, deux ans après la conclusion du dernier conflit mondial.
Enfin, dès le début du processus, serait inscrite la vocation des deux zones, celle de l'Ouest et celle de l'Est, à se fondre pour constituer un grand marché européen, qui suppose des économies raisonnablement homogènes.
Cette construction n'a rien d'utopique. Elle s'inspire de l'extraordinaire réussite du plan Marshall mais aussi de certains accords sectoriels déjà conclus avec la Russie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie ou la Pologne dans les industries de la chimie, de l'acier ou de l'aluminium. Il s'agit de systématiser ces expériences et de les inscrire dans un cadre économique et politique cohérent, porteur d'espoir, de croissance et d'emploi pour les peuples de l'Est comme de l'Ouest.
Cette ambition nouvelle permettrait également de purger la vieille querelle entre élargissement et approfondissement. À tous ceux qui instruisent le procès de l'ouverture à l'Est comme une machine de guerre contre la Communauté, elle offre une réponse simple et claire. Poursuivons la construction communautaire en l'ouvrant d'ores et déjà aux pays de niveau de développement comparable, en lui donnant une solide assise monétaire grâce à la monnaie commune, et en favorisant la convergence des niveaux de protection sociale. Mais traitons dans le même temps ce grand enjeu historique qu'est l'écroulement du communisme en offrant aux nouvelles démocraties à la fois un cadre de discussion pour la sécurité et un cadre de gestion pour le développement des échanges. Là est le fondement de l'Union politique.
Conclusion
Telles sont les grandes lignes de l'Europe que je souhaite. Une Europe libre, car fondée sur le respect des nations diverses qui la composent. Une Europe souveraine, car maîtresse de son destin. Une Europe solidaire, car tournée vers le développement. Une Europe unie, car héritière d'une même histoire et engagée dans un même projet politique, celui de la grande Europe.
Et ce projet de la Grande Europe, nul pays mieux que la France n'est à-même de le porter. La France, dont le Général de Gaulle affirmait de manière prémonitoire en 1963, qu' "elle croit depuis longtemps qu'il peut venir un jour où une détente réelle et même une entente sincère permettront de changer complètement les rapports entre l'Est et l'Ouest de l'Europe et (qu')elle compte, si ce jour vient, faire des propositions constructives pour ce qui concerne la paix, l'équilibre et le destin de l'Europe".
Eh bien ce jour est venu.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Le grand débat européen, ouvert l'an dernier, a vocation à se poursuivre, à s'approfondir et à s'amplifier. Plutôt que de l'occulter ou le détourner, sachons donc le nourrir sans caricature ni faux semblant. Dès lors, je ne doute pas un instant qu'il pourra inspirer le nouvel élan européen que, pour ma part, j'appelle de tous mes vœux.