Texte intégral
J.-M. Lefebvre : Les anti-Maastricht n'ont-ils pas eu tort d'avoir raison un peu tôt ?
A. Juppé : Je reste pro-Maastricht. Par conviction : la construction européenne peut apporter des réponses pour certains défis qui nous sont lancés. Et puis parce qu'il n'y a pas de solutions de rechange. Je voudrais bien que les anti-Maastricht nous disent ce qu'ils proposent de substituer à la construction européenne telle que, patiemment, au fil des décennies, nous l'avons élaborée. Notamment la France et l'Allemagne. Nous sortons d'une crise. Nous nous en sortons pas si mal. Le franc n'est pas dévalué. Son « cours pivot » est maintenu. Le SME est maintenu, même si ses marges de fluctuations sont élargies. Ceci constitue des résultats positifs. Est-ce un véritable succès ? Évidemment, non. L'Europe a fait un pas en arrière. Je demande à tout le monde de lui faire faire deux pas en avant. C'est dans cet esprit que j'envisage l'avenir de la construction européenne et nos relations avec nos partenaires allemands. Je souscris tout à fait à ce qu'a dit E. Alphandéry. J'aurais moi-même une journée de travail semblable avec mon homologue allemand M. Kinkel.
J.-M. Lefebvre : M. Sapin, ancien ministre des Finances, dit aujourd'hui dans les colonnes du « Monde » que les discours de certains de vos amis politiques ont encouragé les spéculateurs.
A. Juppé : Y compris les discours dissonants de beaucoup d'amis de M. Sapin ! Dans une situation comme celle-là, on aurait pu imaginer, dans un monde politique idéal, un réflexe de cohésion et d'unité un peu plus grand que celui auquel nous avons assisté. La défense de la monnaie se fonde sur des faits objectifs. Et les réalités objectives sont bonnes aujourd'hui en France, à l'exception de notre niveau d'activité et, hélas, du chômage. Mais la réputation d'une monnaie, c'est aussi un facteur subjectif et psychologique. De ce point de vue, le comportement des uns et des autres, des hommes politiques en particulier – qui ont beaucoup plus d'échos qu'ils ne le croient, notamment à l'étranger – compte. Sans revenir sur le passé, j'espère que nous allons pouvoir retrouver cette unité nationale qui est essentielle à la défense du franc. C'est l'intérêt de tout le monde que le franc reste une des monnaies les plus fortes du monde parce que c'est un instrument pour nous dans la reconquête de l'emploi et du redressement économique. Je lance un appel à tous ceux qui de temps en temps ont d'autres préoccupations qu'économiques et monétaires et cherchent à se faire valoir - à un peu plus de sagesse et de sens des responsabilités. La cohésion nationale, cela fera autant pour le franc que les turbulences sur les marchés monétaires ou la politique des taux d'intérêt.
J.-M. Lefebvre : Le couple franco-allemand est-il viable, à partir du moment où les intérêts sont maintenant complètement opposés : priorité à la relance économique côté français, priorité à l'unification côté allemand. N'est-ce pas essayer de marier l'eau et le feu ?
A. Juppé : Que faire d'autre ? Imaginez aujourd'hui en Europe que l'on fasse autre chose que d'agir sur l'entente franco-allemande, élément de continuité de la politique franco-allemande depuis 30 ans ? Que cette alliance connaisse des difficultés, j'en suis bien d'accord, mais quand j'entends certains commentaires, je me dis qu'on va jeter le bébé avec l'eau du bain et essayer de faire autre chose. Or, il n'y a pas autre chose à faire. C'est difficile, cela demande un effort de compréhension mutuelle, nous aurons d'autres crises. Mais nous n'avons pas d'autres solutions. Les Allemands en sont convaincus et nous aussi. C'est donc dans cette voie qu'il faut aller. Peut-être avec plus de souplesse que nous ne l'avions imaginé, mais dans la compréhension mutuelle. Je ne pense pas que l'objectif de réunification l'Allemagne soit en contradiction, avec nos propres intérêts. Pourquoi nous sommes nous battus pendant 30 ans ? Nous avons dit : il faut que le mur de Berlin soit démoli. Il faut que l'Allemagne retrouve son unité. C'était un objectif de la politique étrangère du Général de Gaulle puis de tous ses successeurs. Aujourd'hui, nous n'allons pas pleurer parce que nous avons obtenu ce que nous voulions. Soyons courageux et offensifs et non pas en permanence sur la défensive.
J.-M. Lefebvre : On ne peut pas occulter les réalités. Aujourd'hui, le véritable avenir de l'Allemagne est plutôt à l'Est que vers le Sud de l'Europe. Les Hongrois ont pris comme monnaie de réserve le Mark. Le couple franco-allemand peut-il exister longtemps tel qu'il est ?
A. Juppé : Oui. Bien sûr. De toute façon, un couple n'existe que tel qu'il est ! On peut éventuellement faire évoluer, introduire des avenants, mais certainement pas divorcer. Je conteste fondamentalement cette tentation qui pourrait exister ici ou là. Vous parlez de la Hongrie qui a plus ou moins rallié la zone Mark, mais j'étais en Hongrie récemment et la demande de présence française en Hongrie est considérable. Même chose en Pologne. Nous avons aussi une carte à jouer en Europe centrale. Il faut prolonger le dialogue, trouver de nouvelles occasions d'entente avec l'Allemagne. Le gouvernement allemand actuel est très sincèrement attaché au maintien de cette alliance
J.-M. Lefebvre : L'Europe sort affaiblie. Quelles conséquences envisagez-vous dans le règlement du dossier du GATT ? La crise du SME ne va pas faciliter les choses.
A. Juppé : Affaiblissement de la communauté, certes, mais faut-il en rajouter ? Non. Il faut au contraire la renforcer. Je voudrais souligner quelque chose qui est passé un peu inaperçu : hier, la procédure de ratification du Traité de Maastricht par la Grande-Bretagne a été définitivement conclue, alors que certains espéraient qu'elle ne le ferait pas. Voilà au moins une épine enlevée du pied européen. J. Major a même mis en jeu la responsabilité de son gouvernement. Quant au GATT, la position de la France est bien connue, nous n'en changerons pas. Nous ne pouvons pas accepter un certain nombre de choses, en particulier pour l'agriculture française. Nos partenaires sont informés. Nous avons défini nos positions. J'ai demandé que se tienne au mois de septembre prochain une grande réunion. L'accord de « Blair House » ne sera pas accepté par la France.
J.-M. Lefebvre : Les États-Unis sont partisans d'opération aériennes en Bosnie. Vous l'étiez aussi. Mais vous avez sérieusement atténué vos déclarations depuis votre installation au Quai d'Orsay.
A. Juppé : Je suis un peu surpris, parfois un peu amusé, de l'absence totale d'esprit critique vis-à-vis des déclarations américaines. Je lis dans les dépêches : « L'accord de Bruxelles confirme le point de vue américain » Qui a demandé des frappes aériennes ? Ce ne sont pas les Américains, c'est nous. Qui a fait voter par le conseil de sécurité la résolution 836 sur les zones de sécurité ? La France. Que prévoit cette résolution ? Dans l'hypothèse où des événements comme ceux de Sarajevo il y a quelques jours se produisent, nous sommes fondés à demander l'intervention aérienne de l'OTAN. C'est la France qui l'a voulu. Je me suis indigné à plusieurs reprises que la mise en œuvre de la protection aérienne reste un chiffon de papier. Je suis heureux aujourd'hui de voir que nous avons enfin obtenu gain de cause, nous Français, hier à Bruxelles, lorsque l'OTAN a enfin décidé d'être opérationnelle C'est un concept français et je m'en réjouis. La deuxième chose qui me réjouit dans cette réunion de Bruxelles, c'est que tout le monde est venu sur un terrain où nous étions déjà, je pense en particulier aux Américains, pour exercer les pressions maximum sur les belligérants afin qu'on trouve un accord à Genève. Il y a encore quelques semaines, certains me parlaient de la levée de l'embargo sur la fourniture des armes, essayaient de dissuader les Musulmans de se mettre à la table des négociations... Aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour dire il faut négocier. Il faut qu'à Genève on trouve un accord qui respecte les grands principes de la concertation de la conférence de Londres et qui soit viable politiquement. Troisième source de satisfaction : l'OTAN s'est mis au travail pour voir ce que pourrait être les garanties que nous donnerions à un accord de paix, dans la mesure où il y aurait un accord de paix à Genève à la fin de la semaine prochaine. Il ne faut pas toujours écouter un seul son de cloche.
J.-M. Lefebvre : La diplomatie américaine a semblé peser d'un tout autre poids ?
E. : C'est vrai que les États-Unis ont plus d'influence que la France au Proche-Orient. C'est vrai. Je l'ai longtemps déploré. Nous nous sommes mis dans ce mauvais pas au fil des années en soutenant des thèses qui n'avaient aucune chance d'aboutir. J'ai trouvé cela en arrivant, et ce n'est pas en l'espace de quelques mois que l'on peut changer cette réalité. Les États-Unis ont demandé en même temps que nous que les bombardements sur Israël soient interrompus, cela a eu le même effet, cela a marché au bout de 15 jours.
J.-M. Lefebvre : Votre homologue américain est en Israël aujourd'hui.
A. Juppé : Avant mars 1993, la France s'est mise en dehors du coup en ne soutenant pas le processus de la conférence de Madrid. Nous avons été mis hors-jeu et les Américains sont co-parrains de cette conférence. Voilà pourquoi je ne suis pas à Beyrouth ! Dans les négociations multilatérales pour préparer l'avenir que se passera-t-il si un accord de paix est signé au Proche-Orient ? La France travaille à réfléchir au développement économique de la région, au problème des réfugiés, du regroupement familial. Nous sommes très actifs sur tous ces sujets. Par ailleurs, nous avons de bonnes relations avec tout le monde. J'ai été très sévère avec l'intervention israélienne mais j'ai également désigné les responsabilités du Hezbollah, qui a déclenché ces attaques. C'est cela le rôle de la France: avoir un discours équilibré, désigner toutes les responsabilités et essayer d'être disponible avec les partenaires pour faire passer des messages et aboutir à plus de paix.