Interview de Mme Élisabeth Guigou, membre du PS, dans "Le Quotidien de Paris" du 20 septembre 1993, sur la construction européenne.

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Média : LE QUOTIDIEN DE PARIS

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Le Quotidien : Vous avez pris la tête du combat pour Maastricht. Un an après, êtes-vous satisfaite du résultat de vos efforts ?

Élisabeth Guigou : Les traités sont faits pour être dépassés. Je savais en négociant Maastricht, qu'il faudrait aller plus loin, mais en conservant les deux acquis à mes yeux essentiels de l'accord : la monnaie unique et le défrichage de voies jusque-là inexplorées par l'Europe. Il a été difficile de convaincre les Allemands d'abandonner le mark, leur drapeau. Avec la monnaie unique, nous disposons de l'instrument qui nous permet de parler d'égal à égal avec les États-Unis et le Japon en préservant notre modèle de protection sociale. La monnaie unique est un moyen, pas une fin en soi. Le deuxième acquis, c'est l'engagement de l'Europe dans la voie d'une diplomatie et d'une défense communes. Mais là, Maastricht n'est qu'un début, il faut aller plus loin et affirmer une vraie identité européenne, de même que dans le domaine social ou dans les relations économiques avec le reste du monde.

Le Quotidien : Ni la crise monétaire de cet été, ni l'impuissance de l'Europe dans le conflit yougoslave ne vous incitent à une remise en cause ?

Élisabeth Guigou : Qu'est-ce que la crise yougoslave démontre, sinon l'impossibilité pour un pays européen d'agir seul ? La seule réponse, c'est plus d'Europe. D'ailleurs, un an après Maastricht, rares sont ceux qui contestent encore la nécessité de l'Europe, d'une Europe politique fondée sur un système de valeurs clairement défini. Même Jean-Pierre Chevènement ou Philippe Séguin se disent pro-européens !

Le Quotidien : Ce qui ne contribue pas à clarifier le débat…

Élisabeth Guigou : Il y a effectivement un peu de lâcheté dans le discours de certains néo-nationalistes masqués qui refusent l'Europe telle qu'elle est sans expliquer comme ils voudraient qu'elle soit, ni proposer d'autre méthode que de faire du passé table rase. On construit sur des fondations, pas sur des ruines.

Le Quotidien : Sans rectifier les vices de fabrication ?

Élisabeth Guigou : Mais je suis la première à reconnaître que l'Europe a elle-même nourri les accusations qui lui sont faites aujourd'hui ! En se laissant, pendant des décennies, absorber par l'économisme, elle a perdu son sens, elle s'est épuisée en combats secondaires. Maastricht donne les moyens d'interrompre cette dérive vers la bureaucratie tatillonne.

Le Quotidien : Les Français l'ont-ils compris ?

Élisabeth Guigou : Pas assez, parce qu'il y a une formidable démission collective. Qui s'intéressait à l'Europe avant le référendum sur Maastricht ? Quelques politiques, quelques journalistes, quelques militants. Cette indifférence, cette démission collective devant un tel enjeu a autorisé toutes les dérives : le Conseil des ministres, qui décide, a souvent rejeté la responsabilité des décisions impopulaires sur la Commission, ou sur l'Europe en général. C'est vrai de l'agriculture comme de certaines directives sur l'environnement, comme celle sur la chasse à la palombe. La commission a produit des textes obscurs et quelquefois inutiles ou ridicules. Il faut clarifier le fonctionnement des institutions et renforcer celles-ci pour les rendre plus efficaces et plus démocratiques. L'Europe doit être plus politique, se concentrer sur certaines grandes questions ou les nations isolées sont démunies, et revitaliser le contrôle démocratique au niveau des parlements nationaux et du Parlement européen. L'Europe n'a pas à décider à la place de l'autorité locale ou nationale, elle doit agir en complémentarité avec elles. Ce qui suppose qu'aux trois échelons, chacun prenne ses responsabilités, sinon c'est l'échec. Sans cela, l'Europe sert d'alibi commode à tous les immobilismes. Elle devient le bouc-émissaire de tous les maux. Est-ce la faute de l'Europe si nous n'avons pas réformé la fiscalité ? Non, évidemment !

Le Quotidien : N'est-ce pas un peu tard pour le reconnaître ? Pourquoi l'opinion des Français est-elle si mitigée sur l'Europe ?

Élisabeth Guigou : Parce qu'on ne leur en a pas parlé pendant des années, qu'on a peur de ce qu'on ne connaît pas et que le climat actuel favorise le développement de toutes les peurs. La mondialisation de l'économie nous plonge dans un extrême désarroi. Nous la ressentons comme un appauvrissement de notre identité et les adversaires de l'Europe exploitent ce réflexe identitaire. Alors que l'Europe nous offre, au contraire, le moyen de préserver nos diversités en participant à la mondialisation des échanges.

Le Quotidien : À condition d'adopter des mesures protectionnistes ?

Élisabeth Guigou : Ce serait suicidaire. L'Europe réalise la moitié des échanges mondiaux. Si on n'achète plus, on ne peut plus vendre ! Mais une Europe forte pourrait imposer une régulation de commerce mondial qui prenne en compte les règles sociales ou écologiques.

Le Quotidien : Le PS n'a pas encore défini sa position sur le protectionnisme, ni, d'ailleurs, sur le type d'Europe qu'il souhaite, peut-il prendre le risque d'adopter votre voisin alors qu'une partie importante de son électorat la rejette ?

Élisabeth Guigou : Il ne peut pas se payer le luxe d'être frileux sur cette question et il a trop de mal à se faire entendre pour laisser passer cette occasion de s'exprimer. 

Le Quotidien : Michel Rocard doit-il conduire la liste socialiste aux européennes ?

Élisabeth Guigou : Le président du PS ne peut pas donner l'impression qu'il est absent d'un débat national. Si, malgré l'enjeu, le risque apparaît trop grand, il faut quelqu'un de neuf. Dans mes déplacements, je suis frappée du fait que depuis un an les Français comprennent mieux que l'Europe est indispensable pour trouver des solutions à certains grands problèmes, économiques ou politiques. Ce qui est en question, c'est la façon de faire l'Europe, ce n'est plus la nécessité de l'Europe. Il y a donc place pour un vrai débat, qui j'espère ne sera pas esquivé.