Interview de M. Michel Rocard, président de la direction nationale provisoire du PS, à RMC le 21 octobre 1993, notamment sur le PS, la négociation du GATT et la réforme du droit d'asile.

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P. Lapousterle : Quel est votre sentiment sur la grève à Air France ?

M. Rocard : On ne sort bien des conflits que par la négociation. Mon expérience de Matignon sait même qu'il arrive quelquefois qu'une négociation bien menée à temps prévienne l'ouverture d'un conflit. Il y a en ce moment une énorme inquiétude dans l'ensemble des salariés parce que nous sommes en récession économique. La plupart des entreprises vont mal. Cette inquiétude est compréhensible. Il n'est pas question de la mépriser. Tout le problème est d'en sortir par le dialogue et la négociation. Une position de fermeté me paraît dangereuse.

P. Lapousterle : Quand la méthode est agressive, le dialogue est la bonne réponse ?

M. Rocard : Bien sûr. J'ai toujours noté que les méthodes agressives répondaient à une trop grande brutalité dans les décisions et une absence de dialogue.

P. Lapousterle : Vous tenez le PS depuis cinq mois…

M. Rocard : Quel mot ! J'essaie de l'animer.

P. Lapousterle : Le PS est-il un parti d'alternance ?

M. Rocard : Il l'est un peu par sa nature puisque c'est le plus puissant parti d'opposition au gouvernement actuel. Il ne l'est pas dans les faits. Nous avons subi un choc considérable en mars dernier. Nous refaisons nos forces. Tout le travail est de le faire redevenir un parti d'alternance aussi vite que possible, c'est clair. La France est un pays de grande dispersion. Il y a une demi-douzaine d'étiquettes politiques dans la droite française, encore plus dans le camp de la transformation sociale. Tous les écologistes ne se reconnaissent même pas dans le mot de gauche. Toutes ces forces sont diverses. Nous avons vocation à être en recherche d'une alliance aussi ouverte et aussi chaleureuse que possible.

P. Lapousterle : Le PS est-il en mesure de proposer des solutions intéressantes au problème du chômage ?

M. Rocard : Oui. L'idée sera adoptée par le congrès. Nous sommes maintenant arrivés à la conclusion qu'il fallait une diminution importante et rapide de la durée du travail, qu'elle était possible et qu'elle pouvait avoir pour objectif d'ici quelques années la semaine de quatre jours. Naturellement, cela suppose une modification importante de la distribution des revenus. Il faut appeler l'ensemble des revenus qui le peuvent à participer à la compensation pour les entreprises des ressources perdues ou des charges dépensées. Il faut bien continuer à payer les gens.

P. Lapousterle : Attendez-vous un message du président de la République au congrès ?

M. Rocard : À lui de donner la réponse à cette question. Je suis fondé à l'espérer.

P. Lapousterle : Quelles concessions doivent obtenir la France et l'Europe pour que l'accord soit signé ?

M. Rocard : Contentons-nous de remarquer que sur les biens de culture, il est scandaleux de les considérer comme des biens marchands normaux. Les langues n'ont pas toutes le même ressert territorial. On ne peut pas traiter cela avec des techniques du commerce. Ce serait asphyxier l'identité culturelle de bien des peuples. C'est la raison pour laquelle l'exigence d'une exception culturelle a été soulignée par 47 pays au sommet de la francophonie. J'ai récemment découvert qu'elle avait été reconnue par les Américains dans le traité de libre-échange avec le Mexique et le Canada. Le Canada a demandé l'exception culturelle y compris pour les œuvres canadiennes anglophones. Sur l'agriculture, les Américains ne se conduisent pas bien. Il est impossible de se prétendre à la fois la plus grande puissance du monde, de dire les règles, de dire le droit, aussi bien dans les affaires de sécurité qu'en matière de commerce, tout en prétendant régler en même temps ses propres intérêts par des méthodes unilatérales parmi les plus brutales. Les États-Unis sont les seuls au monde à avoir dans leur loi une autorisation permanente à l'administration de prendre des mesures de rétorsion commerciales unilatérales, au lieu de se fier au panel du GATT. Ils se font justice eux-mêmes. Ce ne sont pas de mœurs. Ces affaires sont graves parce qu'il faut signer le GATT. Ce serait un avantage donné à tout le commerce international. On ne peut pas signer l'inacceptable. Le gouvernement a encore devant lui un mois et demi de négociations. Il faut qu'il réussisse.

P. Lapousterle : Le PS votera-t-il d'une seule voix l'opposition au texte sur la réforme du droit d'asile ?

M. Rocard : Il est difficile de faire marcher les partis politiques. Ce sont les outils indispensables de la démocratie. Le PS a débattu. Il a décidé dans les 48 heures qui ont suivi la publication du texte proposé. Tout le monde discutait avant dans le vide. Nous avons pris une décision unanime: cette révision constitutionnelle est inutile. Elle aurait pu être dangereuse. Le président de la République nous a évité cela. Elle est inutile. Elle crée une situation dans laquelle l'actuelle majorité parlementaire dans laquelle nous n'avons pas une énorme confiance pourrait très bien ensuite en profiter pour faire voter des lois brutales. Nous n'en voulons pas. Nous allons voter contre cette révision constitutionnelle pour ne même pas ouvrir cette voie. Comme dans tous les partis, on aura peut-être un ou deux indisciplinés. On verra.

P. Lapousterle : E. Balladur fait-il ce qu'il peut ?

M. Rocard : Je n'aime pas incriminer les hommes. E. Balladur a de la loyauté et de la courtoisie. Tout de même, il y a des points centraux sur lesquels il ne choisit pas. On ne peut pas pour la régulation économique et financière du pays dire à la fois « je veux restaurer le rapport franc-mark et je donne une priorité absolue à la baisse des taux d'intérêt ». C'est contradictoire. Les marchés le savent. Ils en profitent. Cela affaiblit le franc. On ne peut pas dire que tous les Français participent aux sacrifices et taxer à la CSG la totalité des revenus. Tout ceci n'est pas acceptable.

P. Lapousterle : Voir Jurassic Park occuper 25 % des écrans des grandes villes françaises vous choque-t-il ou vous amuse-t-il ?

M. Rocard : Cela ne me choque pas. Cela pourrait éventuellement m'amuser, cela m'amène surtout à conclure que notre système éducatif doit être redistributeur de culture et créer une demande un peu plus exigeante. On n'en est pas encore là, mais c'est l'avenir de l'audiovisuel. Il y a un grand avenir à se faire dans l'élévation du niveau culturel de nos contemporains. Ce qui ne veut pas dire que Jurassic Park soit médiocre, je ne l'ai pas vu.