Texte intégral
Q - Pensez-vous toujours que les 35 heures ne créeront guère d’emplois ?
Je sais ce qu’est une entreprise. Je sais que le patron aura constamment à choisir entre une amélioration de l’équipement et l’embauche. Dans une entreprise de 49 salariés, il en faudra beaucoup pour qu’il franchisse le seuil de 50, qui déclenche la création du comité d’entreprise ! Et, là où il y a de la place pour 200 salariés, on ne peut pas toujours en installer 20 de plus. Je reste persuadé que la création d’emplois passe par la relance des salaires, et notamment celle du Smic et des minima professionnels et sociaux. Je milite aussi beaucoup pour que les gens qui ont commencé à travailler à 14 ou 15 ans, et qui auraient quarante ans de cotisation, puissent partir en préretraite. Pour que l’on puisse embaucher en compensation. C’est le système de l’Arpe (allocation de remplacement pour l’emploi). Mais le patronat ne veut pas négocier. Les effets de la réduction de la durée du travail sur l’emploi doivent s’inscrire dans ce contexte.
Q - L’attitude d’Ernest Antoine Seillière explique-t-elle cette situation ?
Il n’est pas l’homme de ses déclarations. Il est meilleur qu’il n’en a l’air. Etre président du patronat dans une démocratie, c’est être « vice-Premier ministre » : il a un poids considérable. Il faut qu’il continue à jouer ce rôle, qu’il renonce au repli. Sinon, les entreprises feront leur lobbying toutes seules – certaines le font déjà. L’utilité du CNPF, c’est d’assurer les relations du travail au niveau interprofessionnel.
Q - Mais vous, allez-vous inciter vos syndicalistes à négocier les 35 heures ?
Si les syndicats ne négocient pas, ils vont crever. Ou alors ils se mettront à faire de la politique. Mais arrêtez de dire « les 35 heures » ! C’est la durée légale qui passe à 35 heures, pas la durée effective. Si une entreprise reste à 39 heures, elle devra payer les quatre heures de différence au tarif des heures supplémentaires. Cela fait une hausse de salaire de 2,86 % en l’an 2000. Je sais bien que cela pose la question du contingent d’heures supplémentaires. Mais je vous parie que Martine Aubry ou les négociateurs patronaux et syndicaux sauraient trouver les souplesses…
Q - Sentez-vous chez le Premier ministre la volonté d’utiliser cette loi sur les 35 heures pour « flexibiliser » l’économie ?
Le gouvernement est pris entre deux volontés contradictoires. La première : tenir sa promesse. Je ne veux pas être méchant en disant cela, mais Jospin est atteint du « syndrome Léon Blum » : il restera dans l’Histoire comme le Premier ministre des 35 heures, comme Léon Blum a été de celui des 40. La seconde : rendre les 35 heures le moins chères possible. J’ai encore entendu Martine [Aubry] ce matin : elle ne parlait que de « souplesse ». Pour autant, tout le monde entend récupérer une partie de la gloire. D’un autre côté, Strauss-Kahn veut apparaître comme l’homme le plus raisonnable, celui qui comprend le mieux les entreprises. Je rappelle tout de même que les 40 heures ont été adoptées en 1936, qu’en 1968 on travaillait encore 48 heures par semaine, et qu’en ce moment, avec une durée légale à 39 heures, la moyenne s’établit à 41 h 40 !
Q - Martine Aubry est-elle un bon ministre de l’Emploi ?
Elle est volontaire et maligne, c’est le moins que l’on puisse dire ! Mais, en réalité, son pouvoir est limité. Un gouvernement doit utiliser les six premiers mois pour réformer. Après, il est absorbé par la gestion au quotidien ; ce sont les événements qui le sollicitent. De surcroît, tout le monde s’étant plus ou moins rallié à l’économie de marché, les gouvernements ont perdu beaucoup de leur marge de manœuvre.
Q - Le vrai pouvoir appartient-il à l’entreprise ?
A Davos, il y avait les 1 200 représentants des plus grandes multinationales. De Bill Gates au patron de Nestlé. Ce qui les intéresse – et ils le disent clairement – c’est avant tout un retour sur investissement le plus rapide et le plus important possible, avec le moins de réglementation. Quand on leur demande : « Mais comment les gens vont-ils manger ? Quel est leur devenir ? », ils répondent que ce n’est pas leur problème, que c’est celui des politiques. Ceux-ci sont-ils en mesure de constituer le contre-pouvoir nécessaire ?
Q - Le départ de Jacques Mairé, ex-patron de l’Union départementale de Paris-FO, et des militants qu’il a entraînés avec lui n’affaiblit-il pas votre confédération ?
L’événement n’a pas d’ampleur nationale ; Mairé est parti avec quelques-uns de ses amis. Il a annoncé 3 000 puis 5 000 départs. Maintenant, il en annonce, à terme, de 30 000 à 50 000 dans le mensuel Capital [avril 1998]. En réalité, Mairé n’a emmené que 500 personnes. Je suis sûr de mon chiffre. Mais il veut se valoriser auprès de l’Unsa [Union nationale des syndicats autonomes], qu’il a rejointe, pour obtenir des responsabilités dans la nouvelle structure. L’ambition de l’Unsa est de rassembler le mouvement syndical et, si c’était possible, de refusionner la CGT et FO. De son côté, le gouvernement rêve d’avoir une organisation syndicale, disons… soumise. Moi, je refuse que FO subisse l’autorité de quiconque. Je souhaite défendre notre indépendance. Il est inadmissible de changer de position parce que le gouvernement change.
Q - À qui pensez-vous ?
À la CGT, par exemple. Lors du dernier conflit routier, géré par un ministre des Transports communiste, Jean-Claude Gayssot, la CGT a complètement disparu au cours des derniers jours. Quant à la CFDT, elle est soumise à tous les gouvernements, parce que, comme eux, elle a adhéré à l’économie de marché. Et puis elle poursuit un travail de pénétration de l’Etat. L’un de ses responsables [Philippe Grangeon] vient de rejoindre le cabinet de « DSK ». Si l’un des miens entrait dans un cabinet, cela ne se passerait pas comme ça !
Q - Mais vous, n’êtes-vous pas « soumis » aux trotskistes ?
Vous allez me rendre fou ! Dans une organisation, il y a des socialistes, des rien du tout, des gens plus ou moins de droite, et des trotskistes – on dit des « lambertistes » – et c’est vrai. N’y en a-t-il pas à SUD, à la CFDT ou à la CGT ? Ont-ils les pieds fourchus ? Nous avons voulu un syndicat qui rassemble tous les salariés.
Q - Le conflit des routiers peut-il redémarrer ?
Bien sûr. Ils en discutent en ce moment. En juillet, on va ouvrir les routes françaises à l’étranger. Cela veut dire que des gens qui gagnent 2 500 F par mois pourront faire du fret, travailler par exemple à Bordeaux et remonter à Paris. C’est ce contexte que la CFDT a signé un accord sur l’annualisation du temps de travail, et cela me met en colère. L’annualisation s’apprécie différemment selon qu’il s’agit d’une usine ou d’un métier où il est impossible de prévoir à l’avance la charge de travail et qui, de surcroît, se pratique individuellement : il n’y a pas de notion collective de travail dans le transport routier.