Interviews de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO à RTL le 20 avril 1998, France 2 le 18 mai et RTL le 19, sur l'Union économique et monétaire, la politique économique du Gouvernement, le climat social, la position de FO sur la réduction du temps de travail et ses relations avec les autres syndicats et le patronat.

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Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL : lundi 20 avril 1988

O. Mazerolle
Appartenez-vous à la catégorie de ceux qui ont peur de l’euro, et dont parlait J. Chirac la semaine dernière ?

M. Blondel
– « Attendez, je crois qu’il ne faut pas présenter les choses de cette façon. Je n’ai pas le sentiment d’ailleurs que le Président Chirac ait parlé beaucoup de l’euro. J’ai le texte sous mes yeux d’ailleurs. »

O. Mazerolle
Quand même !

M. Blondel
– « Non, non ; je crois qu’il a parlé de l’Europe, il a fait un plaidoyer pro-européen, beaucoup plus marqué que par le passé, qui mérite d’ailleurs quelques observations, à mon avis. Je ne suis pas sûr, par exemple, que la constitution de l’Europe soit le meilleur moyen pour défendre la langue française. J’ai plutôt l’impression que nous avons quelques difficultés en la matière. Mais enfin, c’est un point de détail. Ceci étant, je veux regarder les choses de manière objective. Ce que je sais, c’est que l’euro posera d’abord des problèmes pour le secteur bancaire ; j’en suis certain. Parce que, d’ores et déjà, on sent bien que ce qui est en train de se passer, c’est que nous avons des problèmes – notamment en matière de concurrence – entre le secteur bancaire français et le secteur bancaire européen. J’ai l’impression que là, cela va être rude et que nous allons le payer en matière d’emploi. »

O. Mazerolle
La privatisation du CIC, telle qu’elle s’est passée…

M. Blondel
– « Oui, mais cela ne veut pas dire que cela règle tous les problèmes. La privatisation, je sais que c’est très à la mode en ce moment, mais ce n’est pas la panacée, la privatisation ! Ce qui est certain, c’est que l’euro va modifier beaucoup de choses. Vraisemblablement, on va avoir, aussi, une opération en matière de salaires. Cela va être assez curieux de faire des comparaisons objectives qui seront démonstratives. »

O. Mazerolle
Dans quel sens ?

M. Blondel
– « Eh bien parce qu’on pourra faire des conversions immédiates et voir quel est le niveau des salaires dans chacun des pays, y compris les problèmes frontaliers qui vont s’aiguiser, etc. Il y a toute une série de choses fort intéressantes. Ceci étant, moi je compare un petit peu l’euro au dollar. En disant : le dollar, 260 millions d’Américains qui utilisent la même monnaie, c’est une forme d’intégration des États-Unis ; c’est pas plus mauvais. Je pense que pour la  France et pour l’Europe, cela peut être la même chose. À une petite différence près : c’est que nous ne parlons pas tous la même langue, et que nous n’avons pas les mêmes structures. »

O. Mazerolle
Le Président de la République à dit : il n’y a pas de raison d’avoir peur de l’euro, à la condition qu’on s’attaque à nos handicaps – qui sont : la bureaucratie, les impôts et les dépenses publiques.

M. Blondel
– « Oui, eh bien cela, vous comprenez, c’est de la démarche tout à fait… Cela, c’est les rapports entre l’Élysée et Matignon. Il est clair que c’est une critique sous-entendue du comportement de M. Jospin, et plus particulièrement – c’est clair – c’est la création éventuelle d’emplois dans la fonction publique, et notamment les emplois-jeunes. Bon. Est-ce que cela devait être fait à l’occasion de l’euro ? Je n’en sais rien ; cela a été une façon de parler. Comme le fait de faire cette déclaration la semaine dernière, sachant que cette semaine, en principe, M. Jospin va en faire une aussi sur le sujet. »

O. Mazerolle
Mais vous ne croyez pas que le Président a exprimé des convictions, quand il dit qu’il y a trop de bureaucratie en France, trop d’impôts, trop de dépenses publiques ?

M. Blondel
– « Personnellement je ne suis pas d’accord avec lui. C’est surtout cela le problème. »

O. Mazerolle
Cela, c’est une autre affaire. Mais il est convaincu tout de même, lui ?

M. Blondel
– « Il est toujours convaincu le Président de la République ! À chaque campagne électorale : il est convaincu ! Il est d’ailleurs convaincu aussi, six mois après, quand il dit le contraire. Mais, c’est pas grave cela. »

O. Mazerolle
Tout de même ; regardez : les Italiens veulent réduire leur déficit l’an prochain à 2 % ; les Allemands disent – et quelles que soient les tendances politiques – qu’il faut remettre les finances publiques en ordre. Ne croyez-vous pas que la France va devoir s’attaquer plus rapidement au déficit »

M. Blondel
– « Non, mais vous ne croyez pas que la France est en train de remettre tout cela en ordre, comme vous dites ?! Je pense même qu’on fait un transfert de situation. Regardez un sujet du Président de la République, celui de l’aérospatiale : il dit qu’on ne peut plus maintenant dominer l’aérospatiale tout seul en France, cela coûte trop cher – désengagement de l’État –, donc on le fait au niveau européen. Conséquence : eh bien tout le système de l’aérospatiale en France, tous les salariés se posent la question de savoir à quelle sauce ils vont être mangés. On va mettre debout des filiales – on le sait. Maintenant il s’agit de savoir très exactement qu’est-ce que nous appliquerons comme textes à ces filiales ? Quelle sera la convention collective ? Vont-elles être en concurrence ? Etc., etc. Cela veut dire qu’on est en train, en ce moment, en France, de privatiser à l’extrême ; on est en train de désengager l’État. Est-ce que le souci final n’est pas justement que la dette soit moins forte ? C’est bien cela l’objectif. On est en train de transformer fondamentalement un pays qui, depuis Colbert, avait une intervention étatique qui était importante. Et moi je pose la question : quels sont les patrons qui sont prêts à y aller sans avoir la garantie de l’État en ce moment ? Quels sont ceux qui créent des entreprises ? Quels sont les managers qui prennent des dispositions pour essayer de développer les sociétés privées sans aide de l’État, ni avant et ni après ? Je fais là, des allusions un peu lourdes. »

O. Mazerolle
Donc cela veut dire que, pour vous, l’euro risque d’entraîner le gouvernement de gauche dans une contradiction ?

M. Blondel
– « Attendez, vous êtes en train, à mon avis, de juxtaposer deux termes : l’euro et l’Europe. C’est quand même différent. L’euro est un des moyens d’intégration européenne. Le problème qui peut se poser est de deux natures : premièrement, est-ce qu’il serait bon – oui ou non ? – de consulter les Français pour savoir quelle délégation nous voulons faire au niveau européen ? »

O. Mazerolle
À votre avis ?

M. Blondel
– « Moi je pense qu’on ne fera pas l’économie ; on retarde à chaque fois, mais il y a un jour où on posera la question. Il faudra bien… »

O. Mazerolle
Un référendum ?

M. Blondel
– « Pourquoi « référendum » ? Je ne sais pas la formulation ! Il y a un jour où on posera la question, ou alors cela se passera dans la rue ; il y a des gens qui ne seront pas contents, et ils le feront savoir. Cela me semble évident Parce que cela va vite ; contrairement à ce qu’on dit, cela va très vite. Et la deuxième chose qu’on pouvait se poser comme question : fallait-il faire l’euro avant de faire une intégration plus politique ? J’ai l’impression que le Président de la République reste, d’ailleurs, en suspens en ce qui concerne une intégration politique. Il dit : c’est peut-être pas nécessaire – au moins pas immédiatement, etc., etc. Je ne sais pas si on va pouvoir… »

O. Mazerolle
Mais est-ce que tout cela peut mettre la France en contradiction avec son système socio-économique habituel ?

M. Blondel
– « C’est fait. »

O. Mazerolle
Il n’y a plus d’exception française alors ?

M. Blondel
– « Il ne parle plus d’exception française, il parle maintenant européen ; vous remarquerez. Le Président nous disait avant : il y a une exception française, une façon de régler les rapports sociaux, la place du social, la réglementation, le Code du travail, les conventions collectives, tout cela. Maintenant il ne dit plus cela, il dit : européen. »

O. Mazerolle
Et pour vous c’est fini ? Il n’y a plus d’exception française ?

M. Blondel
– « Attendez ; moi je m’en fiche de la qualification. Moi, je défends les intérêts des salariés. Si pour défendre les intérêts des salariés, il faut défendre une forme d’exception française, je n’hésiterai pas un seul instant. C’est aussi simple que cela. Je ne lâcherai pas ma mission dans ce domaine ; je défendrai les intérêts des salariés. Lorsque les intérêts des salariés concourent avec les intérêts de l’Europe et des modalités européennes, je n’hésite pas. Lorsqu’il y a contradiction, je défends les intérêts des salariés, c’est ma fonction. Je suis un militant syndical, et je ne suis pas un homme politique. »

O. Mazerolle
Est-ce que l’euro et les contraintes qui sont autour de lui vont empêcher le gouvernement Jospin de poursuivre les réformes selon vous ?

M. Blondel
– « Non, c’est pas l’euro. L’euro, cela va être à mon avis le sujet, bien sûr, puisque cela arrive. Non, je pense que, tout naturellement, le Gouvernement, dans les six premiers mois, peut initier des réformes. Et après il est pris – pardonnez-moi, c’est pas péjoratif, mais je ne trouve pas d’autres mots dans l’immédiat – par « l’épicerie ». C’est-à-dire qu’il faut qu’il réponde aux clients. Et il y a un moment où le Gouvernement – celui-ci comme les autres – va devoir faire face aux situations qui vont naître tous les jours, qui seront ici je sais pas moi : l’Irak ; ici : autre chose : ici : telle évolution : ici : tel pépin ; etc., etc. »

O. Mazerolle
Donc c’est fini ? On…

M. Blondel
– « Je n’ai pas dit que « c’était fini ». Vous êtes bien radical ce matin. Non, non. C’est clair : cela veut dire qu’il initiera vraisemblablement d’autres choses. Mais attendez : il faudrait peut-être aussi que les choses qui sont initiées, commencent à donner des résultats pour qu’on juge s’il faut redresser la barre ou pas ? S’il faut rester sur les initiatives ou les réformer ? »

O. Mazerolle
Quand le Gouvernement s’attend à 600 ou 700 000 emplois, créations d’emplois dans les deux ans qui viennent, vous êtes d’accord ? Vous croyez que c’est possible ?

M. Blondel
– « Je souhaiterais que cela soit même plus, pour tout vous dire. Parce que moi je compte effectivement avec ceux qui sont à la porte, et qui sont en train de faire des micro-sociétés qui vont devenir, par définition, agressives. Je dis cela presque de manière rituelle, je le crains. Je pense à tous les jeunes qui arrivent sur le marché du travail et à ceux qui n’ont pas vu leurs parents travailler. Maintenant, ma préoccupation à la limite – mais qu’on me comprenne bien – c’est plus tellement les chômeurs, c’est les fils et filles de chômeurs qui sont eux-mêmes chômeurs ! Cela commence à poser de très gros problèmes. Je crois qu’il faudrait effectivement que nous réussissions à ce que l’embauche reprenne et l’embauche ordinaire. C’est l’embauche ordinaire qu’il faut faire reprendre. À partir de là, il y aura d’autres embauches. Mais l’embauche ordinaire, il faut qu’elle reprenne. Et cela, c’est une nécessité. Si on réussissait à réduire de 500 ou 400 000 le nombre de chômeurs dans ce pays – c’est-à-dire très nettement descendre en-dessous de 3 millions – il est fort probable qu’il y aurait un comportement différent des gens et peut-être que la croissance, dont nous parlions tout à l’heure, pourrait perdurer. »


France 2 : lundi 18 mai 1988

F. Laborde
On va parler des routiers parce que c’est quand même la question que tout le monde se pose : est-ce que, oui ou non – on a bien compris,  on n’a pas bien compris – il y aura des actions entre le 10 juin et le 12 juillet ? Est-ce que cela va bloquer l’accès au stade pendant la Coupe du monde de football ? C’est la seule question qui préoccupe.

M. Blondel
– « Remettons les choses au point : le fondement le plus sérieux c’est qu’il y a des raisons pour que les routiers se mettent en colère. »

F. Laborde
Vous n’étiez pas d’accord avec la fin de la grève qui a été signée avec la CFDT…

M. Blondel
– « Il faut savoir que les routiers font pratiquement, maintenant, 63 heures par semaine de moyenne comme durée du travail, plus de 240 heures par mois. Cela veut dire que c’est bougrement dangereux. Il y a 20 000 accidents environ et une centaine de morts par an. Voilà les données. Ils gagnent 1,8 % au-dessus du SMIC. Autant de mécontentements qui existaient déjà il y a deux ans, que nous n’avons pas encore résolus. Ce qui veut dire que les raisons objectives pour faire une action sont là. Est-ce qu’ils vont la faire ? Oui, ils vont la faire et notamment parce que le 26 mai il y a des négociations avec les employeurs. Ils vont essayer de mettre debout un rapport de forces en disant aux employeurs : faites attention ! La forme de l’action je ne peux pas vous la dire pour l’instant. »

F. Laborde
Mais la période est bien pendant la Coupe du monde de football ?

M. Blondel
– « Laissez moi allez jusqu’au bout. Ceci étant, personne n’a dit que ce serait pendant la Coupe du monde. Cela est une invention, ou c’est parce qu’on en a peur et on veut le dénoncer à l’avance. Remettons les choses au point. Tout le monde est amoureux de football – apparemment – tout le monde est content. Est-ce que ce sont les routiers qui bloqueraient le système ? Je ne suis pas sûr que du côté des transports, ce soit eux qui soient les plus déterminants. Ceci étant, pour l’instant, moi, je n’ai pas entendu, y compris dans mon organisation syndicale, les routiers dire : nous allons bloquer la Coupe du Monde. »

F. Laborde
On a cru comprendre que R. Poletti, responsable des transports disait qu’il pourrait y avoir des actions à ces moments-là.

M. Blondel
– « Nous avons fait une réunion samedi matin : il y avait 160 chauffeurs représentants les 80 syndicats dans les départements. Discussions sérieuses – j’en étais – où il y avait R. Poletti qui a fait une synthèse à la fin. Il a fait une petite conférence de presse. Je n’ai pas entendu Poletti dire : nous allons faire une action pendant la Coupe de Monde. »

F. Laborde
Vous pouvez rassurer les amateurs de football : il n’y aura pas de soucis avec les routiers à ce moment-là ?

M. Blondel
– « J’ai dis : je n’ai pas entendu. Je n’ai pas dit qu’il n’y aura rien. Cela veut dire que ce n’est pas à l’ordre du jour. Cela veut dire que nous avons des négociations le 26 et il faut que ces négociations donnent un résultat concret. Sinon il y aura une journée d’action autour du 26 déjà avec des formes d’action diverses. Je ne sais pas ce qu’ils décideront exactement en fonction du lieu et de la mobilisation des gens pour essayer d’obtenir satisfaction. Vous voulez que cela marche bien ? Cela n’est pas difficile : tous ceux qui aiment le football n’ont qu’à téléphoner, écrire ou utiliser le Web sur la fédération nationale des transports, la fédération des patrons en disant : réglez le problème avec vos chauffeurs comme cela il n’y aura pas d’ennuis avec la Coupe du Monde. »

F. Laborde
Alors N. Notat – je sais que c’est toujours un peu provocateur de vous parler d’elle – dit que laisser penser qu’on pourrait prendre les supporters en otage c’est porter une contre-performance. Elle n’a pas compris, elle non plus ?

M. Blondel
– « C’est son jugement. Ce que je note c’est que la secrétaire générale de la CFDT utilise le terme d’otages comme de temps en temps certains journalistes paraissaient l’utiliser. Tout de même il y a une différence entre un otage qui a un pétard sur le nez et le fait de voir ou de ne pas voir la Coupe du Monde. N’interprétez pas mon propos comme : nous lancerons un mot d’ordre durant la Coupe du Monde. »

F. Laborde
On a bien compris que pour l’instant, rien n’est fait, rien n’est clair. Autre sujet de fâcheries avec N. Notat : la Sécurité sociale. Vous contestez ?

M. Blondel
– « Je ne conteste rien. Je disais même : tiens, dans le fond, le plan Juppé est en train de se réaliser c’est-à-dire le contrôle, l’encadrement même des dépenses. On avait oublié le rôle du médecin là-dedans. Ce qui fait qu’on disait : voilà des chiffres. Et puis depuis 48 heures on commence à dire que c’est curieux que les dépenses s’accélèrent à nouveau. La vérité c’est que tout simplement il y a beaucoup de gens qui, à l’heure actuelle, ne se font pas soigner parce qu’ils ne peuvent plus, c’est-à-dire qu’à la place de faire un contrôle des dépenses médicalisées on fait un contrôle strictement comptable : on a donné une enveloppe et on ne dépassera pas cette enveloppe. Dans deux ou trois ans, il y a des gens qui ne pourront plus se faire opérer. C’est bien réglé : on est en train de casser la Sécurité sociale. Cela confirme très exactement les observations qui nous avaient conduit, là aussi – vous savez – à prendre des « otages » en 1995 quand on avait fait une grève de 20 jours. C’est pareil nous avions donc une bonne raison de la faire et maintenant on est en train de mettre en musique, on coupe en morceaux, on est en train de dépecer la Sécurité  sociale. C’est la confirmation. »

F. Laborde
Vous allez rencontrer le patron des patrons, E.-A. Seillière, le 26 mai. Comment le trouvez-vous, le responsable du CNPF ?

M. Blondel
– « J’ai dit à différentes reprises qu’il n’était pas l’homme de ces déclarations. Cela veut dire qu’il a fait des déclarations difficiles. On lui prête des déclarations telles qu’on dit – peut-être que à tort – qu’il était derrière la banque, le commerce et ceux qui ont dénoncé les conventions collectives, ce qui est quelque chose de très important dans le cadre des relations entre patrons et syndicats. Quand les relations entre patrons et syndicats durent, qu’on négocie, qu’on discute, il y a une certaine stabilité. Quand il n’y en a pas, on risque des choses comme avec les routiers. Donc c’est clair il y a, là, manifestement une pratique qui était une pratique française et qui était, à mon avis, une bonne pratique. Il se trouve que les déclarations de M. Seillière laisseraient supposer qu’avec la loi sur les 35 heures durée légale, il n’y aura plus de pratiques de ce genre. Il a dit : nous ne pouvons plus négocier. Il a bloqué le jeu comme avait commencé à le faire M. Gandois. Je vais essayer de lui faire sentir toute l’importance qu’il y a à reprendre des contacts normaux et la négociation à tous les niveaux. Et puis je vais essayer de voir avec lui si l’on peut défendre les régimes paritaires car les régimes paritaires ce sont ceux qui aident le plus les gens en difficulté, que ce soit la maladie – encore que maintenant il n’est plus paritaire – que ce soit la retraite ou que ce soit l’Unedic. »


RTL : mardi 19 mai 1988

J.-P. Defrain
Les députés ont adopté la loi sur la réduction du temps de travail, l’un des engagements symboliques de la gauche. L’épreuve sur le terrain commence pour les 35 heures, l’ensemble du monde du travail va négocier. Est-ce que vous vous êtes fixé, par exemple, un chiffre sur le nombre d’accords pouvant être conclus d’ici fin 1999 signifiant que cela serait un succès ? Les pessimistes parient sur 5 000 accords, les optimistes sur 30 000, sur cette fourchette large il y a un chiffre que vous… ?

M. Blondel
– « Non, d’ailleurs je ne mesurerai pas le succès de l’opération au nombre d’accords, peut-être au nombre de gens qui bénéficieraient de la réduction de la durée du travail, ça serait peut-être plus intéressant. Le nombre d’accords, ça ne veut pas dire grand-chose à mon avis. Ceci étant, oui chacun a sa stratégie, et certains font un espèce de marketing qui me surprend. »

J.-P. Defrain
Vous faites allusion à la CFDT, là ?

M. Blondel
– « Non, je ne fais aucune allusion. Je veux simplement dire que je ne comprends d’ailleurs pas, pour tout vous dire ! C’est la position du CNPF qui va être déterminante maintenant : on va se retourner vers lui et on va dire, on discute. On discute comment, et sur quoi ? Est-ce qu’on discute d’une manière générale, ou est-ce qu’on discute par branche pour régler les problèmes de concurrence, ou est-ce qu’on discute par entreprise ? Si le CNPF nous répond, nous refusons de discuter, nous allons faire du pragmatisme et essayer d’obtenir par voie, je dirais, de relations sociales peut-être un peu lourdes, je veux dire rapports de force, les négociations dans les entreprises.
Moi, ce qui m’inquiète le plus, c’est que pour l’instant, les patrons qui sont le plus disposés à discuter, ce sont ceux qui voient l’intérêt financier de la chose. Ils veulent récupérer la mesure incitative. Je la rappelle en trente secondes : 10 % de travail en moins, 39 heures qui descendent à 35. 6 % d’embauches du personnel, on considère qu’il y aura 4 % de productivité. 6 % d’embauches du personnel, une entreprise de 100 passera à 106 et les gens travailleront 35 heures. En contrepartie, pour aider justement à ce que la charge soit moins lourde, les patrons recevront une exonération de l’ordre de 9 000 francs par salarié – pas par salarié embauché ! – les 106. Ce qui est une aide non négligeable, et cette aide sera payée mensuellement. Alors en fait, il y a déjà des gens qui ont compris, notamment dans des professions où il y a beaucoup de mains d’œuvre, que c’est une manne à ne pas négliger, d’autant plus que ça s’appliquerait conjointement aux exonérations pour le travail à temps partiel. »

J.-P. Defrain
Mais pour reprendre l’attitude du CNPF, moi j’ai entendu M. Seillière dire, concernant ces accords : les entreprises qui voudront ouvrir les négociations le feront, celles qui ne le peuvent pas ne le feront pas ?

M. Blondel
– « Je vais essayer de le convaincre du contraire. Nous allons être reçus le 26 mai, à 15 heures, en délégation, délégation officielle. Maintenant on peut dire, le CNPF a modifié un peu sa position, il ne reçoit pas de manière officieuse, il reçoit de manière officielle, ça veut dire qu’il accepte qu’on mette à l’ordre du jour, l’ordre du jour est conjoint, on met à l’ordre ce que l’on veut. Et moi je vais lui dire, je souhaite Monsieur le président que les négociations n’aient pas lieu strictement dans les entreprises, je pense qu’elles doivent avoir lieu au minimum par branche, pour simplement des raisons de concurrence. C’est clair, je viens de citer un chiffre, 100, 106, etc., vous faites ça dans une entreprise du bâtiment, celui qui reçoit la manne sera toujours le moins-disant dans les marchés. On fera du cannibalisme : on va embaucher six personnes dans une entreprise, mais c’est l’autre d’à côté qui n’aura plus les marchés qui sera obligée de licencier : ce n’est pas le but de l’opération. Donc c’est clair, je pense qu’il faut que nous négociions au minimum par branche. Et ensuite, nous avons besoin de reprendre la négociation avec le patronat, car elle est bloquée depuis le 10 octobre 1997, lorsque M. Jospin a pris l’initiative de cette grande réunion tripartite – qui a traité d’autres sujets ! Et moi, comme je suis têtu, je parlerai aussi du départ des gens qui ont commencé à travailler à 14 ou 15 ans et qui ont travaillé pendant 40 ans. Et, comme je suis têtu, je rappellerai qu’en principe, les patrons avaient accepté de discuter de la révision des grilles de salaire. Moi, je viendrai porteur de plus de revendications que celles des 35 heures, bien entendu. »

J.-P. Defrain
Est-ce que, comme M. Aubry, vous dites que le 19 mai est une journée historique ?

M. Blondel
– « Ça l’est au moins pour le Gouvernement et pour le Premier ministre. J’ai coutume de dire que M. Jospin faisait le syndrome de L. Blum : L. Blum, les 40 heures en 1936, Jospin les 35 heures en 1998. Je crois qu’il veut rentrer dans l’Histoire comme ça. Mais je rappelle que L. Blum, les 40 heures, c’était la durée légale et que M. Jospin, les 35 heures, c’est la durée légale. Ça veut dire qu’à l’an 2000, on fera peut-être encore 37-38 heures. J’aimerais mieux que l’on fasse 35 heures. Mais quelles sont les conditions, est-ce que l’on va exiger des salariés qu’ils se paient eux-mêmes l’embauche de leurs camarades et la réduction de la durée du travail ? C’est le gros problème. La revendication initiale, c’était 35 heures payées 39, nous sommes arrivés à 35 heures durée légale à l’an 2000. Et puis on nous a donné le bébé maintenant : débrouillez-vous, disent-ils ; le Gouvernement ayant pris la revendication sans pourtant la maintenir dans sa globalité. »

J.-P. Defrain
Est-ce que cela va faire baisser le chômage ?

M. Blondel
– « Écoutez, moi je suis vraisemblablement sur le plan syndical un des plus sceptiques sur la chose, parce que je considère qu’il n’y aura pas une embauche arithmétique comme certains le croient. Je crains qu’il y ait des embauches, mais que ces embauches soient des embauches à temps partiel. Je donne toujours le même exemple : quand on s’adresse, dans des professions de service et que l’on travaillait 39 heures et que l’on va travailler 35 heures, qu’est-ce que l’on fait ? On va embaucher quelqu’un pendant 4 heures pour remplacer la vendeuse absente du rayon ? J’ai le sentiment que les patrons vont regarder et vont dire, mais 35 heures + 4 heures, est-ce que je ne peux pas faire 20 heures ou 19 heures et à la place d’avoir un contrat à temps plein et un petit contrat à temps partiel, on va avoir deux contrats à temps partiel. Ça, je ne suis pas sûr que nous aurons gagné. On aura trouvé une activité mais une activité partielle aux gens. Maintenant je le dis, si ça peut avoir un effet avec mon keynésianisme raisonnable – vous savez ce que je veux dire par ça, et maintenant les auditeurs commencent à comprendre. L’effet d’âge que je préconise, la réduction de la durée du travail : tout ça peut avoir à mon avis un effet, mais qui sera un effet à terme, ça ne viendra pas tout de suite, un effet à terme sur l’emploi. Sauf si les patrons alors se défilent complètement – et c’est la partie du message que je voudrais bien faire entendre –, si nous en sommes arrivés là, c’est parce que préalablement les patrons ont toujours refusé nos revendications quand nous avons proposé la réduction de la durée du travail. Ils l’ont toujours refusée, maintenant ils sont condamnés et ils nous mettent dans une position subsidiaire. J’aurais mieux aimé que nous créions de droit et que M. Jospin n’ait plus qu’à généraliser les résultats de nos négociations."