Interviews de M. Raymond Barre, député apparenté UDFC, à France-Inter, le 16 décembre 1993 et à Europe 1 le 6 janvier 1994, sur le GATT, la politique monétaire et la loi Falloux.

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Intervenant(s) : 

Média : France Inter - Europe 1

Texte intégral

France-Inter : 16 décembre 1993

I. Levaï : Vous sembliez très attentif au débat d'hier ?

R. Barre : J'ai trouvé le débat excellent. J'ai été très heureux de l'issue des négociations qui conduisent à l'acceptation par 117 pays d'accords qui vont libéraliser le commerce mondial et qui vont apporter dès maintenant une ouverture psychologique extrêmement importante pour l'avenir de l'économie mondiale. J'ai été aussi très heureux que la France soit partie prenante à cet accord et que les résultats obtenus soient très satisfaisants, bien meilleurs que ceux auxquels on aurait pu penser quand on se souvient de la façon dont cette malheureuse affaire avait été engagée. En entendant le Premier ministre présenter une analyse mesurée, précise, objective des négociations, ses conclusions, en des termes que je n'aurais pas reniés, je me disais « quel changement ! », par rapport aux revendications corporatistes et aux rodomontades électoralistes que nous avions entendues pendant plusieurs mois et qui m'avaient conduit il y a quelques semaines à demander que la frénésie s'arrête et qu'on laisse les négociateurs négocier dans la sérénité et dans la tranquillité.

I. Levaï : E. Balladur a dompté sa majorité ?

R. Barre : E. Balladur avait une tâche difficile. Il a pris cette négociation en mauvais état. Grâce au mémorandum qu'il a soumis à ses partenaires européens, grâce au fait que dès le 20 septembre 1993 le gouvernement a accepté les résultats de la réunion du Conseil de Bruxelles où il était clair que l'accord de Blair House ne serait pas renégocié, mais serait soumis à interprétation et à amélioration, dès ce moment, on pouvait penser que nous avions pris une meilleure direction. La France a fait valoir ses arguments dans un certain nombre de domaines. Nous sommes sortis de cette espèce de ghetto agricole dans lequel nous étions. Nous avons examiné l'ensemble des problèmes qui étaient traités par le GATT, les services, l'organisation du commerce multilatéral, les problèmes de l'aéronautique, de l'acier.

I. Levaï : Tout ce que vous vouliez ?

R. Barre : J'ai toujours mis l'accent sur le fait que nous devions essayer d'aboutir à un accord global et équilibré. Je n'ai jamais été de ceux qui pensaient qu'il fallait signer les accords du GATT parce que les Américains le demandaient, cela n'a jamais été ma tendance. Mais il est parfois dangereux de prendre des attitudes qui conduisent à l'impasse. Je voyais dans cette négociation internationale la France se diriger droit vers une impasse. Tandis qu'hier, nous avons pu indiquer très clairement quels étaient les acquis de cette négociation, les perspectives qui s'ouvraient à la France, qu'il serait nécessaire d'être vigilant. L'aéronautique : le problème de ses subventions contestées par les Américains. Boeing est intervenu auprès de B. Clinton. Pour que l'on fasse disparaître les aides apportées aux compagnies européennes, notamment à Airbus. Nous devons être très vigilants. Je regrette qu'il faille encore attendre un an pour arriver à des résultats. Comme quoi, il est préférable d'avoir un accord que de n'avoir pas d'accord, tant que les règles du jeu ne sont pas fixées, n'importe quoi peut se produire.

P. Le Marc : Comment a fonctionné la cohabitation dans cette épreuve ?

R. Barre : J'ai parlé de handicap lorsqu'il s'est agi de questions de politique intérieure. Sur le plan de la politique étrangère, ce dont je me suis réjoui, sous cette cohabitation, c'est qu'il y a toujours eu entre le Premier ministre et le président de la République une volonté de faire en sorte que la position de la France apparaisse comme une position unique et claire. J'ai lu ce qu'E. Balladur a dit hier. Comme observateur, je constate que c'est exact. Je m'en réjouis. Comment voulez-vous d'ailleurs que dans une négociation comme celle du GATT le chef de l'État et le Premier ministre puissent prendre des positions différentes ou afficher des positions différentes ? Le bon sens conduisait au résultat qui a été acquis hier. Tout ce qui a été dit auparavant relevait d'une espèce d'incompréhension, d'irréalisme, qui m'ont beaucoup préoccupé.

I. Levaï : MM. Mitterrand et Bérégovoy ont-ils laissé la France isolée ?

R. Barre : Je ne dirais pas que la France ait été isolée. Je dirais que la France avait, à la suite des débats de 1992, notamment lorsque le mot de « veto » a été pratiqué, la France avait suscité une certaine réaction d'appréhension de la part de ses partenaires européens, sans parler de l'irritation des pays en développement. Le président de la République, si mes souvenirs sont exacts, s'est toujours montré partisan d'une solution qui soit « globale et équilibrée ». Mais il y a une différence entre ce que le président de la République qui a la sérénité de la fonction, peut dire et les agitations de l'Assemblée. Ce sont ces agitations qui ont été à l'origine d'une dérive préoccupante.

I. Levaï : Les agriculteurs ont-ils été sacrifiés ? Que pensez-vous du slogan « pas un hectare de jachère en plus » ?

R. Barre : Il y aura dans certains endroits des hectares de jachère en plus, dans d'autres en moins. On ne peut pas poser une règle générale partout. Ce que cette formule veut dire, c'est qu'il ne faudrait pas que l'agriculture française soit pénalisée toutes les fois qu'elle peut produire dans des conditions compétitives. Ce n'est pas de sauvegarder à tout prix les avantages dont l'agriculture française bénéficie, en particulier une réduction des exportations subventionnées, il faut bien voir que jamais il n'a été question de freiner les exportations françaises. On a simplement demandé dans la négociation internationale que les exportations subventionnées puissent être réduites. Cela n'empêche pas, sans subventions, d'exporter. C'est là le vrai problème. Il faut que l'agriculture française devienne compétitive de manière à ce qu'elle puisse affronter les problèmes de demain. J'ai été très heureux d'entendre à la fois V. Giscard d'Estaing et J. Chirac demander une loi d'orientation agricole, ce que je demande depuis plusieurs années. L'occasion se présente aujourd'hui de penser à l'avenir de l'agriculture française. Ne pensons pas, ne croyons pas que l'affaire du GATT règle les affaires agricoles. Ni à Bruxelles, ni sur le plan international, les questions ne sont réglées

Il nous faut maintenant une politique agricole qui soit une politique de compétitivité et une politique de présence sur les marchés internationaux.

M. Garribal : Par la puissance de la monnaie et par les possibilités que garde le dollar, on a l'impression que la liberté commerciale aujourd'hui c'est quand même un peu celle du renard libre dans le poulailler libre…

R. Barre : Vous parlez de la déclaration de B. Clinton sur le triomphe des USA à la suite des accords du GATT. Vous savez que dans la négociation, tout le monde triomphe en même temps. Il y a eu des concessions de part et d'autre et le compromis est équilibré, il est bénéfique à tous. Le commerce mondial est un jeu à sommes positives et non à sommes nues. Les perspectives qui sont ouvertes, laissent, pour l'investissement, pour l'intensification des échanges, pour la conquête de nouveaux marchés, des opportunités considérables. Vous avez raison d'attirer l'attention sur des problèmes monétaires. Je ne pense pas que parce que nous avons actuellement un dollar instable et flottant qu'il faille du même coup renoncer d'avancer sur des sujets comme ceux qui ont été traités dans les accords du GATT. Il faut les compléter par une meilleure organisation monétaire de l'économie globale qui est en train de se constituer.

M. Garribal : On dit ça depuis 1945…

R. Barre : Oui, mais on n'a rien fait pour. Il ne s'agit pas de dire il faut faire. Nous avons maintenant une possibilité de faire quelque chose : créer une monnaie européenne face au dollar qui est la monnaie internationale. Il n'y a rien d'autre. Ni le mark ni le yen ne sort des monnaies internationales. Il faut face au dollar, une autre monnaie qui puisse être utilisée par les agents économiques dans les relations internationales commerciales et financières. C'est ce que la CEE a entrepris de faire. Nous y avons, nous Français tout intérêt. L'un des points sur lequel le Premier ministre a insisté c'est « que la France est plus forte avec l'Europe que sans l'Europe ». Ceux qui se trouvaient dans l'Assemblée auront dû porter attention, tous quels qu'ils soient, à cette formule. Nous avons la chance de pouvoir constituer une union monétaire. Ce ne sera pas facile. Mais en dépit des difficultés récentes, on voit aujourd'hui que les monnaies européennes se sont stabilisées que le SME que l'on avait cru abandonné quoiqu'il eût à fonctionner en fait. Pourquoi ? Car tous les pays européens savent leur intérêt de maintenir des taux de change stables. Permettez-moi de souligner un fait que l'on a peu retenu ces derniers jours : c'est que le franc est revenu à la valeur qu'il avait avant le mois d'août 93, avant la fameuse crise.

M. Garribal : Quelle peur terrible l'été dernier…

R. Barre : En effet, mais le gouvernement, les autorités monétaires, la Banque de France ont conservé leur sang-froid. Quelle déroute quand on voit le résultat d'aujourd'hui, pour tous ceux qui ne cessaient de recommander une dévaluation forte du franc, une baisse très rapide des taux d'intérêt. Les autorités monétaires françaises ont procédé avec sagesse, ont refusé les dévaluations compétitives, ont fait baisser les taux d'intérêt en suivant de près l'évolution de ces taux en Allemagne. Pourquoi a-t-on fait tout ça ? Pour maintenir la cohésion des relations monétaires au sein de l'Europe. Il y a aujourd'hui 9 pays qui se trouvent dans la situation définie auparavant par le SME. Donc nous sommes loin de la disparition du SME, loin de la mort de Maastricht comme certains l'ont soutenu.

M. Garribal : Ce succès du franc se fait quand même au détriment de l'indépendance de la monnaie car nous avons repris un peu notre tutelle vis-à-vis de la BUBA.

R. Barre : M. Garribal, cessons de raconter des histoires de ce genre. Que signifient l'indépendance ou la tutelle ! Nous sommes aujourd'hui dans un monde où il y a des monnaies qui ont des pouvoirs différents. Que signifie l'indépendance du franc ! Même si le franc n'était pas dans le SME, il n'aurait pas pu se dissocier du mark pour une raison simple : l'Allemagne est notre principale partenaire commerciale et économique. Il faut qu'on le comprenne. Avant la Seconde guerre mondiale on parlait du franc-sterling, parce que le sterling était la monnaie la plus importante et que le franc ne pouvait pas ignorer la livre sterling. Aujourd'hui, il y a une monnaie en Europe qui est forte, parce qu'elle est stable et qui est le mark. Nous essayons aussi d'avoir une monnaie forte et stable. C'est ainsi que l'on assure son indépendance et certes pas en racontant qu'en baissant la valeur du franc et en augmentant les taux d'intérêt on va acquérir son indépendance. C'est ridicule je le dis fermement.

M. Garribal : Reste que le plus puissant, le plus riche, c'est l'Amérique qui bénéficie d'un dollar lui permettant de jouer là où nous ne jouons pas, ni les Français ni les Européens.

R. Barre : Je sais bien mais comment transformez-vous l'état naturel des choses. Il y a des choses qui sont plus fortes que d'autres, des femmes, plus jolies que d'autres, des monnaies qui sont plus attirantes que d'autres. L'essentiel c'est de devenir pour une ferme plus jolie, plus séduisante et pour une monnaie plus attirante.

M. Garribal : Faut-il revenir aux anciennes parités ?

R. Barre : Non, il ne faut pas revenir à des parités fixes. La crise que nous avons vécue venait du fait que, comme il y avait des parités fixes entre les monnaies européennes, les mouvements de capitaux se déclenchaient sur l'une des monnaies puis passaient à une autre monnaie. C'est l'affaire des dominos que nous avons eue en août. Maintenant, il y a une incertitude pour ceux qui veulent jouer. Les fondamentaux de l'économie française sont bons. La monnaie française est stable. L'intérêt que nous avons est de maintenir cette stabilité, sans cependant prendre le risque de nous exposer à des mouvements de capitaux spéculatifs.

M. Garribal : Mais vous n'accélérez pas la réalisation de la monnaie européenne ?

R. Barre : Non. On fera la monnaie européenne quand on substituera une monnaie à un groupe de monnaies. Cela a été la grande leçon de la crise d'août 1992 : ce qui manquait, c'était l'Union monétaire.

I. Levaï : V. Giscard d'Estaing a l'air plus pressé que vous ?

R. Barre : V. Giscard d'Estaing a dit simplement que nous devions respecter les échéances fixées dans le traité de Maastricht, c'est-à-dire 1999 pour la monnaie unique. Je suis tout à fait partisan d'appliquer le traité et de mettre en œuvre toutes mesures permettant d'atteindre cet objectif. Nous verrons bien si nous y arriverons. Faisons tout ce que nous pouvons pour pouvoir y arriver.

P. Le Marc : Souhaitez-vous une remise en route volontariste de l'économie ?

R. Barre : Au cours de ces derniers mois, en réalité, depuis l'été, le Premier ministre et le gouvernement se sont rendu compte que l'évolution de l'activité économique était moins favorable qu'ils ne l'espéraient. Ils avaient pris un certain nombre de mesures tout à fait légitimes pour rétablir les comptes financiers et les comptes sociaux de la France. Ils n'avaient pas porté suffisamment attention à la stimulation, au soutien de la conjoncture. Depuis juillet, des mesures se sont échelonnées et répétées.

P. Le Marc : Sont-elles suffisantes ?

R. Barre : Ces mesures sont nombreuses. Elles n'ont pas été présentées d'un seul coup, elles se sont ajoutées les unes aux autres. Il faut faire attention quand on prend des mesures de ce type qu'il n'y ait pas à un moment donné une brusque explosion qui pourrait être une explosion inflationniste. Je continue de penser que c'est vers le printemps, vers avril, que nous verrons exactement quelle est la nouvelle trajectoire de l'économie française.

I. Levaï : Est-on en déflation ?

R. Barre : Non. Nous sommes en récession. La déflation, c'est la baisse régulière des prix. Nous sommes dans une situation de prix stables. Nous ne sommes pas en face d'une diminution constante de la valeur des actifs. La déflation, c'est la baisse régulière des actions en Bourse.

I. Levaï : Ne serait-il pas prudent de nouvelles mesures ?

R. Barre : Il faut attendre, voir dans les mois qui viennent. Les résultats de l'enquête de la Banque de France font apparaître en matière de production industrielle une légère amélioration. Il faut voir si cette amélioration se confirme ou non. Je ne crois pas qu'avant le printemps il soit possible de porter un jugement assuré sur l'évolution de l'économie française.

I. Levaï : La querelle scolaire rebondit parce qu'il faut réviser une vieille loi de 143 ans et on le fait en quelques instants. Que pensez-vous de l'époque où on disait : « Ecoles publiques fonds publics, écoles privées fonds privés ».

R. Barre : Il est très regrettable que l'on continue à discuter ce genre de problème. J'ai toujours pensé qu'il y avait un service national d'enseignement. Ce service national comporte un service public de l'enseignement et un service privé de l'enseignement. Voilà pourquoi depuis des années, des décennies, des mesures ont été prises pour venir en aide à l'enseignement privé, où vont beaucoup de jeunes Français à condition qu'un certain nombre de règles soient respectées. La mesure qui vient d'être votée par l'Assemblée nationale et le Sénat, consistait à permettre aux collectivités locales, d'investir, de financer, de participer au financement des investissements des établissements privés. Il n'y a pas là de quoi provoquer une tempête dans la vie scolaire et universitaire de la France. Ce qui est important, c'est que les mesures qui seront prises par les collectivités locales soient décidées avec discernement. Rien ne serait plus dangereux qu'une sorte de revanche ou un usage excessif des possibilités qui sont ouvertes. Car il est évident que l'on ne saurait sacrifier l'enseignement public à l'enseignement privé. Il y a un problème de sécurité, le rapport Vedel l'a mis en évidence. Commençons par traiter le problème de la sécurité. Pour les investissements il y a des questions auxquelles il faut penser. Quand des collectivités locales financent des investissements dans des établissements privés, à qui appartient la propriété des investissements ainsi réalisés ? Des problèmes juridiques se posent. Le doyen Vedel a raison quand il dit « qu'on aurait dû procéder en deux temps : régler un problème de sécurité dans un premier temps et un deuxième où l'on aurait vu de façon approfondie, quels sont les divers problèmes qui se posent ».

A Ardisson : Comment agir avec discernement, comment faire qu'à budget constant que le service public ne pâtisse de l'aide nécessaire certes, donnée au privé ?

R. Barre : On peut tenir compte des effectifs dans le public et dans le privé, de la croissance des effectifs dans les deux. Pour la sécurité, le gouvernement a déjà pris une mesure intéressante qui est de prévoir des crédits qui seront donnés à taux d'intérêt bonifiés pour la solution d'un certain nombre de problèmes de sécurité. Pour les investissements, il faut s'en remettre je crois au discernement, au bon sens des autorités qui auront à tenir compte des demandes qui leur sont adressées. Le principe doit être que l'enseignement public ne doit pas être sacrifié à l'enseignement privé.

I. Levaï : Vous n'avez pas peur que la querelle scolaire débouche sur les villages ? Certains disent que l'on a voulu faire plaisir à M. De Villiers…

R. Barre : Ce n'est pas mon objectif personnel de faire plaisir à M. De Villiers. Je crois que ce problème devait être réglé. On ne pouvait pas continuer à ignorer l'aide aux investissements privés dans l'enseignement privé pour la simple raison que dans un certain nombre d'autres domaines, l'enseignement privé bénéficiait déjà de dispositions contrôlées, limitées. Il fallait tôt ou tard remettre en ordre notre législation et c'est maintenant une question d'application. Il y a décentralisation, responsabilité des autorités locales, à elles de faire preuve de discernement.

P. Le Marc : La méthode Balladur a été bon gré mal gré approuvé hier. Est-ce qu'elle n'aboutit pas à faire un certain nombre d'impasses sur les réformes de structures notamment en matière sociale ?

R. Barre : J'ai souvent dit que la tâche du gouvernement était très difficile. N'oubliez pas que nous sommes à 15 mois de l'élection présidentielle, que nous sommes en période de cohabitation. Par ailleurs, nous avons affaire à une population qui est aujourd'hui préoccupée, parfois travaillée par certaines peurs, et dont on n'est pas sûr que les réactions soient correctement maîtrisées. Donc, le gouvernement doit avancer avec une certaine prudence. Évidemment, il ne faut pas que ce qui est essentiel soit constamment ajourné. Il s'agit du choix des méthodes. Le gouvernement aura à faire face, dans les mois qui viennent à un problème majeur, qui est celui de la dérive des dépenses sociales et des déficits des comptes sociaux. Allons-nous continuer, sans prendre de mesures appropriées à voir un déficit de la Sécurité sociale qui atteindra 100 milliards de francs ?

I. Levaï : On va continuer parce qu'on ne va pas tout bousculer avant l'élection présidentielle…

R. Barre : C'est possible. Mais y a-t-il un gouvernement qui peut ignorer l'élection présidentielle ? Sauf si celui qui est à la tête du gouvernement à l'intention d'y aller et assume la responsabilité, en disant aux Français, je vais être candidat, mais il y a des mesures à prendre et je les prends. Vous pouvez avoir un autre cas où le Premier ministre se trouve tenu par sa majorité, par les candidatures qui s'annoncent, de faire preuve d'une grande circonspection. Il n'en reste pas moins que des mesures devront être prises, et là nous rencontrons le problème de la résistance des structures sociales. Car c'est facile d'augmenter les cotisations, c'est facile d'augmenter les impôts. Aujourd'hui, le problème est de réduire les dépenses et de maîtriser l'offre de soin. Nous n'aurons jamais de décélération des dépenses de santé si nous n'avons pas une remise en ordre des comportements en matière de dépense de santé, et si nous n'avons pas une maîtrise de l'offre des soins, c'est-à-dire un comportement rationnel et rigoureux des professions de santé.

A. Ardisson : Est-ce que vous n'avez pas le sentiment que la crainte d'une explosion sociale ne le bloque un peu dans sa volonté de réformer ?

R. Barre : Lorsque l'on a la responsabilité du gouvernement et que des mesures doivent être prises, il importe d'agir.

I. Levaï : Le Premier ministre a une autre inquiétude, c'est le chômage des jeunes. Est-ce qu'on reste à attendre 15 mois, ou est-ce que l'on fait quelque chose ?

R. Barre : Il y a longtemps que je dis que l'on ne résoudra pas le problème des jeunes s'il n'y a pas deux mesures qui interviennent. La première mesure, c'est l'adoption d'un Smic jeune. Quand on a discuté avec des chefs d'entreprise, on constate que le Smic est un frein considérable à l'embauche des jeunes qui n'ont pas de formation et qui n'ont pas d'expérience. Deuxièmement, il y a des mesures à prendre en matière de charges sociales. Mais ceci, c'est pour tous les salariés, car nous avons des charges sociales excessives qui pèsent sur les entreprises. Il s'agit de déplacer le financement des acquis sociaux des entreprises vers la solidarité nationale, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens qui bénéficient des avantages sociaux. Il y a une troisième mesure qui est l'intensification de la formation des jeunes, notamment en matière d'apprentissage. Madame Cresson avait lancé des initiatives tout à fait intéressantes en matière de formation. Le rapport qui a été établi à l'époque sur l'apprentissage a été mis dans le tiroir. Et nous sommes aujourd'hui depuis plus de deux ans devant l'impossibilité de voir se développer un apprentissage qui est indispensable pour nos jeunes.

I. Levaï : On prévoit 3,7 millions de chômeurs pour la fin de l'année. Est-ce qu'on peut attendre la fin de l'année comme cela ?

R. Barre : Je crois qu'il faut le plus rapidement possible mettre en œuvre les mesures qui, au moins, créent un climat favorable au redémarrage de l'emploi. Même si les résultats ne sont pas spectaculaires, il est indispensable que quelques résultats tangibles soient obtenus. Malheureusement, nous sommes dans une situation où nous auront l'an prochain près de 200 000 travailleurs de plus qui arrivent sur le marché du travail pour des raisons démographiques. Et je ne crois pas que l'économie française soit en mesure l'an prochain de créer un nombre d'emploi tel que l'on puisse faire face à cet afflux de nouveaux travailleurs.

I. Levaï : Et le plan Delors ?

R. Barre : Je suis partisan d'une initiative de croissance européenne. Cette initiative devrait être étendue aux pays d'Europe centrale et orientale. Je me demande si une initiative dans ces pays n'aurait pas de retombées plus rapides sur nous qu'une initiative de croissance dans les pays de la Communauté. En tout cas, il faut éviter de donner l'impression de mobiliser des ressources sans avoir de projets précis auxquels ces ressources peuvent être affectées. À Edimbourg, on avait donné 8 milliards d'Écu pour financer des projets concernant des projets de PME-PMI. La banque européenne d'investissement a utilisé 4 milliards d'Écu qui ne sont pas encore utilisés. Il serait préférable que l'on mette au point deux ou trois grands programmes, des autoroutes, des voies navigables. Que sur ces programmes on crée un certain nombre d'activités qui sont financées par les ressources qui ont été mobilisées.

A. Ardisson : Avez-vous décelé des objectifs clairs dans le discours d'E. Balladur ? A-t-il un grand dessein ?

R. Barre : Je me méfie beaucoup des questions sur le grand dessein. Posez la question à E. Balladur ! Il a donné une liste de 10 réformes pour l'année prochaine. Sur la substance, je ne suis pas en désaccord. Faire travailler les assemblées sur ces 10 réformes dans les deux sessions de 1994, s'il le fait, ce sera un tour de force.

P. Le Marc : On constate que le centre n'est plus autonome et qu'il se durcit.

R. Barre : Sur l'affaire de la peine perpétuelle, on a beaucoup glosé. Le texte qui est sorti est raisonnable. On ne peut pas ignorer l'effet qu'a dans l'opinion la criminalité sexuelle portant sur des enfants. Il était indispensable d'utiliser des mesures de dissuasion. Evidemment, les qualifications apportées à la peine perpétuelle, le suivi psychiatrique, les établissements spécialisés, le fait que l'on puisse réexaminer si la peine ne peut pas être écourtée, tout cela va dans la bonne direction. Je ne fais pas grief au Garde des Sceaux d'avoir une proposition de ce genre. Il faut voir la réaction des familles. Il faut penser à ceux qui souffrent, qui sont atteints et qui ont normalement une réaction qui peut être dans certains cas très violente.

P. Le Marc : Le centre existe toujours ?

R. Barre : Le centre existe ou n'existe pas. Ce n'est pas le centre qui m'intéresse, c'est de gouverner au centre, gouverner dans le respect du pluralisme, tenir compte des opinions diverses dans un pays, faire en sorte qu'il y ait une affirmation des vues de la majorité. Nous sommes en démocratie. Il faut aussi un respect des vues de l'opposition. Il faut que l'État soit impartial, que dans les nominations, l'État tienne compte des compétences plus que des étiquettes politiques. Nous pourrions regarder beaucoup de régimes et de gouvernements. Personne n'est à l'abri de la critique. Encore faut-il se fixer un idéal et tenter d'y parvenir.

I. Levaï : L'Algérie, la Russie, l'Italie ?

R. Barre : Ce qui se passe en Russie m'inquiète. C'est une évolution générale où il peut y avoir à la fois anarchie et réactions excessives qui peuvent poser des problèmes aux pays voisins ou au continent européen. L'Italie, cela ne m'inquiète pas tellement. Je me demande si les Italiens ne sont pas en train de remettre de l'ordre chez eux. Cela fait un peu de tumulte. Je ne suis pas sûr que cela débouche dans l'anarchie.

I. Levaï : Du post-fascisme ?

R. Barre : Je ne crois pas. Les Italiens ont besoin de se doter de nouvelles institutions, de sortir de la partitocratie. Ce pays, plein de sève et de dynamisme, qui a une activité économique efficace va jouer un rôle important dans la Communauté européenne. Je suis beaucoup moins pessimiste que certains sur l'Italie. L'Algérie, c'est tragique. C'est quasiment la guerre civile. Pour nous, Français, c'est un problème parce que nous sommes historiquement, géographiquement, stratégiquement liés à l'Algérie.

I. Levaï : Si des Algériens devaient venir, vous plaideriez pour qu'on les accueille ?

R. Barre : Il y a trop de liens entre l'Algérie et nous pour que nous refusions de les accueillir. J'espère que les Algériens régleront leurs problèmes entre eux. Il appartiendra à la France de les aider à retrouver la stabilité dont ils ont besoin.

A. Ardisson : Vos envies élyséennes ?

R. Barre : D'ici la fin 1994, P. Meyer pourra voir si ses prévisions sont fondées ou non.

I. Levaï : Les Européennes ?

R. Barre : Je souhaite que les Français votent bien.

I. Levaï : Et vous ?

R. Barre : Je vais voter !

P. Le Marc : Croyez-vous à une liste unique ?

R. Barre : Il faut le demander aux partis politiques. Les élections se font à la proportionnelle. Dans ce cas, chacun doit se battre sous ses couleurs. C'est la logique. Il y en a une autre qui consiste à faire des listes uniques. Sinon, on ne sait plus qui est avec qui et qui fait quoi. Il paraît que c'est la logique transcendante de l'union. Aux partis de décider. En ce qui me concerne, je souhaite que les Français choisissent de bons représentants au Parlement européen, des représentants qui soient présents au Parlement, qui ne se fassent seulement élire pour être membres du Parlement, qui participent aux débats, comme les Anglais, les Allemands, les Néerlandais. Nous avons besoin de députés européens qui défendent nos intérêts sur place.

A. Ardisson : Même pour celui qui tire la liste ?

R. Barre : Je le crois. Quand on prend la tête d'une liste, on assume la responsabilité d'en supporter les conséquences. Si vous êtes élu, il faut aller là où vous devez aller parce que vous avez été désigné pour y aller.

I. Levaï : Après Mitterrand, Barre ?

R. Barre : Tout est possible dans la vie. Il ne faut jamais rien exclure. C'est mon expression favorite.


Europe 1 : 6 janvier 1994

R. Barre : Permettez-moi de passer un amical salut à J.-P. Elkabbach qui m'a si souvent reçu ici.

F.-O. Giesbert : Cela fait longtemps que l'on ne vous avait pas entendu.

R. Barre : En décembre, au moins deux fois.

F.-O. Giesbert : N'est-ce pas parce que vous ne pensez pas tellement de bien du gouvernement ?

R. Barre : J'ai toujours dit ce que je pense. Je pense du bien d'un certain nombre de choses que fait le gouvernement et je le dis.

F.-O. Giesbert : Vous avez entendu les vœux du président de la République hier : « 86 milliards aux entreprises, sans aucun effet sur l'emploi ». Pensez-vous comme F. Mitterrand que le gouvernement Balladur a fait trop de cadeaux aux entreprises ?

R. Barre : Nos entreprises sont dans une situation difficile. Elles ont à s'adapter à un monde où la concurrence est impitoyable. Nos entreprises payent beaucoup d'erreurs qui ont été commises à la fois par les gouvernements et par elles-mêmes. Cela explique la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Beaucoup d'argent leur a été donné, c'est vrai. La question que je me poserai est de savoir si cet argent a utilisé les meilleures voies pour les aider. C'est la question.

F.-O. Giesbert : Vous commencez à vous frotter les mains maintenant : la cohabitation marche un peu moins bien et vous avez toujours été contre ?

R. Barre : Je ne me frotte pas les mains. J'ai toujours pensé que la cohabitation n'était pas conforme à l'esprit de nos institutions. Mais je me réjouis que notre pays – dans les temps difficiles où il se trouve – puisse être gouverné dans des conditions relativement paisibles.

F.-O. Giesbert : La révision de la loi Falloux est une épine dans le pied du gouvernement. Étiez-vous d'accord avec la méthode ?

R. Barre : Non. Premièrement, il y a une question de fond : je suis partisan de l'abrogation de la loi Falloux. Ensuite, il y a une question de forme. La façon dont l'affaire a été menée au Sénat a été tellement expéditive qu'elle ne pouvait que susciter des réactions négatives. Cela donne le sentiment que l'en n'a pas eu le courage d'affronter le problème en face. Troisièmement, au fur et à mesure que l'on examine les conditions d'application des nouvelles dispositions, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de problèmes soulevés, notamment des problèmes qui relèvent de la loi. C'est la raison pour laquelle je me demande si une façon de contribuer à l'apaisement et à la clarté ne serait pas d'avoir une seconde délibération de cette loi qui donnerait lieu à un débat clair et digne.

F.-O. Giesbert : Vous proposez de tout refaire à zéro ?

R. Barre : Non. Simplement d'utiliser une seconde délibération pour approfondir le problème et pour le traiter dans des conditions acceptables pour tous. Étant évident que la majorité ne changerait pas la position qu'elle a prise.

F.-O. Giesbert : Vous pensez que le gouvernement a rallumé la guerre scolaire ?

R. Barre : Je ne dis pas cela. Il a été d'une maladresse insigne et il a surtout « oublié » que le problème de l'école et de la laïcité sont des problèmes auxquels les Français attachent de l'importance, quelles que soient par ailleurs leur confession ou leurs convictions religieuses.

F.-O. Giesbert : Ce matin, l'Événement du Jeudi propose un dossier sur l'état de la France : « Pourquoi une explosion est possible ? ». Croyez-vous à l'explosion sociale ?

R. Barre : Je ne pense pas. L'état dans lequel se trouvent ceux qui sont frappés par le chômage et les difficultés…

F.-O. Giesbert : … 12 % de la population active et peut-être 12,7 % en juin !

R. Barre : … je le sais bien ! Mais il faut tenir compte du fait que les chômeurs d'aujourd'hui ne sont pas les chômeurs de 1930. La solidarité nationale joue à leur égard. Je serai plus soucieux d'un certain nombre de problèmes qui peuvent se poser dans les villes. Il y a là une question à laquelle il faut porter attention. Je vous dis cela car je suis député d'une circonscription dans laquelle il y a un quartier difficile.

F.-O. Giesbert : Le gouvernement a-t-il une chance de s'en sortir sur l'emploi ?

R. Barre : La loi quinquennale sur l'emploi comprend un certain nombre de bonnes dispositions. Mais – je l'ai souvent dit et je le répète – il faut une action de masse, frontale, et non une multitude de petites actions qui sont limitées dans le temps et qui ne convainquent pas les chefs d'entreprise.

F.-O. Giesbert : Vous venez de donner une très mauvaise note au gouvernement Balladur...

R. Barre : Dans quel sens ?

F.-O. Giesbert : Sur la loi Falloux !

R. Barre : Cette opinion sur la loi Falloux est générale. D'ailleurs, le gouvernement s'en rend compte lui-même puisque, d'après ce que je comprends, le Premier ministre ressuscite les commissions et la distribution de crédits.

F.-O. Giesbert : En 1988, vous étiez parti en guerre contre la mainmise d'un parti sur la Haute-administration. L'État ne vous parait-il pas plus impartial aujourd'hui ?

R. Barre : Je ne suis pas enfantin dans ce domaine. Je sais très bien qu'un État procède toujours à des nominations qui sont inspirées par la sympathie pour les gens qu'il nomme. Nous sommes en présence de phénomènes qui doivent être analysés avec soin. Il y a l'État partial, provoquant. Il peut y avoir l'État partial masqué.

F.-O. Giesbert : Aujourd'hui, c'est l'État masqué ?

R. Barre : Il faut faire attention à ne pas donner le sentiment que tout est en train d'être verrouillé.

F.-O. Giesbert : Le RPR et l'UDF se réunissent aujourd'hui une première fois pour discuter d'une liste unique aux européennes. Cela vous intéresse ?

R. Barre : Je leur souhaite d'être inspirés par le Saint-Esprit.

F.-O. Giesbert : Deux personnalités UDF, qui vous avaient soutenu en 1988, S. Veil et F. Léotard, se sont prononcées pour une candidature d'E. Balladur aux élections présidentielles. Cela vous a déçu ?

R. Barre : M. Giesbert, ne posez jamais ce genre de question : vous savez qu'aujourd'hui les gens bien élevés ne parlent pas de l'élection présidentielle !

F.-O. Giesbert : Comme on est mal élevé, on va en parler !

R. Barre : Vous ! Pas moi !

F.-O. Giesbert : Un duel a commencé et à l'air de passionner. Entre Chirac et Balladur, qui préférez-vous ?

R. Barre : Je n'ai pas un grand sens politique. Je serais donc dans une situation difficile pour répondre à cette question qui est, par ailleurs, peut-être pertinente.

F.-O. Giesbert : Si vous aviez à choisir ?

R. Barre : Sont-ils candidats ? Je n'en sais rien ! Je me prononcerai comme les Français le jour où les choses seront claires. Soyons bien élevés : n'en parlons pas.

F.-O. Giesbert : Si vous parlez comme cela, n'est-ce pas parce que vous avez déjà décidé que vous seriez candidat ?

R. Barre : Je viens de vous le dire : ce ne serait pas poli si je vous le disais. Respectons les règles du jeu.

F.-O. Giesbert : Quel est votre pronostic sur l'activité économique en 1994 ? Cela va-t-il frémir ou allons-nous continuer à nous enfoncer ?

R. Barre : Je maintiens la position que j'ai toujours prise : nous aurons une année 1994 qui sera un peu meilleure que 1993. L'image que j'utilise souvent est celle du plateau bosselé : nous aurons une activité qui va avoir tantôt quelques ressauts positifs, tantôt des ressauts négatifs. Mais je ne crois pas que l'on puisse vraiment parler d'une reprise assez rapide, sauf peut-être une lueur favorable dans les derniers mois de cette année 1994.

F.-O. Giesbert : Le bout du tunnel c'est pour 1995 ?

R. Barre : J'ai toujours pensé que cela serait 1995. Vraisemblablement dans le courant de 1995.

F.-O. Giesbert : Le nouveau Conseil de la politique monétaire est acquis dans sa grande majorité – 7 membres sur 9 – au franc fort. Est-ce un bon dosage ?

R. Barre : Je ne crois pas qu'il faille continuer à discuter de la thèse du franc fort ou faible. Une banque centrale défend la monnaie du pays. L'intérêt de la France est d'avoir une monnaie qui soit stable et forte. Regardez ce qui vient de se passer. Vous vous souvenez de tout ce qui a été raconté. Aujourd'hui, le franc est stable et a retrouvé ses marges implicites dans le SME. Tout l'effondrement qu'on avait annoncé ne s'est pas produit. Nous continuons à bénéficier d'une baisse des taux d'intérêt car nous avons commis naguère l'erreur de vouloir décrocher de l'Allemagne. Aujourd'hui, nous avançons sur le plan européen vers une situation qui est de plus en plus favorable.