Interviews de M. Ernest-Antoine Seillière, président du CNPF, à Europe 1 le 7 mai 1998, à France 2 le 4 juin, dans "L'Est républicain" le 6 et dans "Paris-Normandie" le 17, sur la loi sur la réduction du temps de travail, les conséquences de l'introduction de l'euro, la grève d'Air France et le paritarisme.

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Média : Europe 1 - France 2 - L'Est républicain - Paris Normandie - Télévision

Texte intégral

Europe 1 le jeudi 7 mai 1998

Europe 1 : Qu’est-ce qu’un entrepreneur retient dans la situation actuelle : l’euro qui se fait ou les alliances et les couples européens qui se défont ?

Ernest-Antoine Seillière : Les chamailleries n’ont pas d’importance. L’euro se met en place. L’économie européenne s’installe pour un deuxième stade de sa construction. C’est un défi mondial. Nous, les entrepreneurs, nous sommes passionnés de ce qui se passe et assez indifférents à toutes ces petites querelles diplomatiques très classiques.

Europe 1 : Vous ne vous demandez pas si la France à Bruxelles a bien ou mal joué pour elle-même ou pour l’Europe et si, à Avignon, ça a bien marché entre Kohl et Chirac ?

Ernest-Antoine Seillière : Non, vraiment pas. Pour l’entrepreneur, tout ceci se lit dans les journaux mais ne se traduit pas dans l’entreprise. On pense à l’euro.

Europe 1 : Et la zone euro ? Va-t-elle créer une économie-continent ? Va-t-elle se faire sur le dos des petits ?

Ernest-Antoine Seillière : Non. Ça se fera sur l’idée générale que c’est une secousse. Ce que j’en pense, en tant qu’entrepreneur et porte-parole des entrepreneurs, c’est qu’il faut que nous nous magnions. Il faut se magner, les gars ! C’est une nouvelle dimension de la vie économique qui se met en place pour la France et pour l’ensemble des salariés, des entrepreneurs, des fonctionnaires, et là, il va falloir être à la hauteur.

Europe 1 : Il y aura une concurrence beaucoup plus forte, des restructurations, une course à la taille ? On voit ce qui passe entre Daimler et Chrysler. Y aura-t-il des conséquences graves pour les Français ?

Ernest-Antoine Seillière : Cette fusion possible – elle n’est pas encore officielle – entre Chrysler et Daimler-Benz, est un phénomène considérable : une affaire européenne prend tout d’un coup la grande dimension mondiale. Hélas pour ceux qui n’auront pas pris des initiatives de ce type, tout d’un coup, un matin, on se rend compte que quelqu’un est parti pour la gloire. Ceci est tout à fait dans l’idée que nous nous en faisons, nous, les entrepreneurs : la France est conquérante ; les entrepreneurs sont compétitifs ; ils sont armés pour réussir ; il n’y a strictement aucun découragement dans leurs rangs ; la concurrence ne leur fait pas peur ; donc, tout ceci doit être vu comme une chance et une opportunité pour l’emploi comme pour leur réussite.

Europe 1 : D’accord, mais quand il y a de grandes concentrations et de grandes fusions, elles ne se font pas avec des Français !

Ernest-Antoine Seillière : Elles peuvent parfaitement se faire avec des Français demain. Il n’y a strictement aucune fatalité. Je pense, en effet, qu’il y a beaucoup de retard dans la prise de conscience de que ce qui s’est mis en place avec l’euro va bouleverser notre économie de fond en comble.

Europe 1 : Mais vous parlez au nom de l’appareil CNPF ou des entreprises ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous parlons pour les petites et moyennes entreprises plus encore que pour les grandes, parce que les grandes, dans l’ensemble, ont déjà un peu réalisé cela, alors que les petites et moyennes, confrontées aux difficultés que leur fait un gouvernement qui n’a pas conscience de ce qu’elles sont et de ce qu’elles veulent, se trouvent confrontées à des difficultés. Si la petite et moyenne entreprise est capable de se libérer de ce qu’on veut lui imposer – bien entendu, je vous parlerai des 35 heures si vous le voulez bien, parce que ça reste pour nous un dossier inavalable et quelque chose contre lequel nous sommes résolument hostiles –. Ce n’est pas parce que nous avons été voir Madame Aubry que nous nous sommes ralliés à quoi que ce soit. C’est pour continuer un combat parce que les 35 heures sont totalement contraires à l’euro.

Europe 1 : L’euro vous aide ou pas ?

Ernest-Antoine Seillière : L’euro nous aide et nous aidera parce que le gouvernement et les politiques sont des gens réalistes, même s’ils font de la politique. Ils se rendront bien compte que leur grand thème politique doit se heurter à la réalité du terrain.

Europe 1 : Ce matin, votre message « Magnez-vous, les gars ! », ça s’adresse à qui ?

Ernest-Antoine Seillière : Ça s’adresse aux entrepreneurs, bien entendu, parce que ce sont eux les plus dynamiques dans notre pays, aux salariés qui doivent prendre en effet conscience qu’il faut s’adapter. Donc, terminé de vouloir se bloquer, ne pas bouger. Et au gouvernement qui doit regarder avec intelligence ce qui se fait chez les voisins, renoncer aux spécificités françaises et se mettre à l’unisson d’un comportement raisonnable de ceux qui nous entourent.

Europe 1 : Des exemples !

Ernest-Antoine Seillière : Eh bien, le gouvernement doit regarder, par exemple, ce que l’on fait autour de nous en matière de retraite : il refuse obstinément de faire les fonds de pension. On sait très bien que s’il refuse de faire cela, alors que nos voisins l’ont fait – il n’y a qu’à aller regarder chez eux. Nous avons des difficultés pour gérer les retraites ; il doit aller regarder la manière dont l’Allemagne a réduit ses dépenses de santé. Qu’il aille donc voir un peu à Bonn et Berlin comment on a géré les choses !

Europe 1 : C’est-à-dire ?

Ernest-Antoine Seillière : Et la réforme hospitalière qui, en France, n’est même pas envisagée ! Tout cela est absolument fixe. On n’a qu’à regarder comment, par exemple, Tony Blair, en socialiste, regarde la réalité de demain. « J’aime ça parce que ça marche » : j’aimerais que Lionel Jospin fasse de cette phrase la maxime de son action.

Europe 1 : Que les socialistes soient de plus en plus libéraux ?

Ernest-Antoine Seillière : Non, pas libéraux, mais de plus en plus réalistes, c’est certain.

Europe 1 : On vous voit venir : se mettre à l’heure et à l’exemple européen, ça veut dire baisser les impôts !

Ernest-Antoine Seillière : Bien sûr. Se mettre à la moyenne européenne. Comment voulez-vous en effet que les Français puissent se sortir de cette économie-continent dès lors que notre économie imposition à nous serait supérieure à celle de nos voisins ? Comment pouvons-nous faire ? Il faut arriver à baisser les impôts.

Europe 1 : Quand vous entendez Dominique Strauss-Kahn dire que la priorité fiscale sera la réforme de la taxe professionnelle ?

Ernest-Antoine Seillière : Je m’en réjouis beaucoup. Si ça doit conduire, en effet, à reconnaître que cette taxe qui alourdit, pour l’entreprise, l’impôt chaque fois qu’elle embauche ou chaque fois qu’elle investit, une taxe dont tout le monde a dit que c’était une taxe imbécile, s’il veut bien, en effet, alléger la taxe professionnelle pour les entrepreneurs et faire en sorte qu’elle les pénalise moins, Alléluia ! Si au contraire, il s’agit de favoriser le développement des finances des collectivités locales, alors : haro sur le baudet !

Europe 1 : Autrement dit, l’Europe, si c’est moins de protection sociale, s’occuper des retraites, plus de flexibilité de l’emploi, une réforme hospitalière, pour les gens, c’est un piège !

Ernest-Antoine Seillière : Pas du tout. Pour les gens, c’est l’adaptation de la France au XXIe siècle. On peut leur donner le choix, en effet, de stagner dans le conservatisme et la morosité ou, au contraire, de se mettre très normalement à l’unisson du monde qui nous entoure. Ce n’est pas un très gros effort à faire.

Europe 1 : Vous comptez sur l’Europe pour réaliser ce que vous n’êtes pas parvenu à réaliser et à obtenir en France ?

Ernest-Antoine Seillière : Les entrepreneurs ne sont pas parvenus, en effet, à réaliser grand-chose et ils ont l’intention de compter de plus en plus dans la détermination et de la politique et des décisions administratives de notre pays. Je pense que le réalisme auquel nous oblige l’euro nous aidera à le faire.

Europe 1 : La CFDT lance une campagne militante : Nicole Notat sera à Charléty le 12 mai, je crois, pour que s’ouvrent des négociations sur les 35 heures. Quelle est la réponse du CNPF ?

Ernest-Antoine Seillière : D’abord, permettez-moi de remarquer tout de même que ce qui se passe à Charléty au mois de mai ne conduit pas forcément à des résultats sensationnels et donc je ne pense pas que ce rassemblement soit pour autant le succès des 35 heures. Mais je vous le redis, les entrepreneurs regardent toujours les 35 heures comme un véritable obstacle à leur développement et à leur modernisation. Et nous n’avons pas fini de parler de cette affaire, nous avons vu Madame Aubry et nous lui avons dit clairement, le terrain maintenant va regarder ce qu’il peut faire et nous vous dirons ce qu’il peut faire ou ne pas faire.

Europe 1 : Mais alors il faut négocier ou pas ? C’est ça ce que je veux savoir de votre part.

Ernest-Antoine Seillière : Il faut que chaque entreprise se place devant son problème : celles qui voudront ouvrir des négociations le feront, celles qui ne peuvent pas en ouvrir ne le feront pas et nous diront à Madame Aubry ce qu’elle doit faire pour préparer la fameuse loi de 2000, de façon à ce que les 35 heures ne soient pas un obstacle à la réussite de la France, notamment dans l’Europe.

Europe 1 : Vous avez passé trois heures, hier, pour la première fois, avec Louis Viannet : comment ça a marché ? Il paraît que vous vous êtes entendus, ce qui semble assez drôle, la CGT et le CNPF ?

Ernest-Antoine Seillière : Moi, je trouve que ce n’est pas drôle du tout, je trouve que c’est tout à fait normal. Nous sommes des acteurs sociaux dans un pays démocratique et mûr, il est tout à fait normal que les syndicalistes et les représentants des entrepreneurs se parlent avec sympathie et confiance et constatent leurs désaccords, bien entendu, sur beaucoup de points. Mais la relation doit être là.

Europe 1 : Sur quoi vous pourriez vous entendre ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous pourrions certainement nous entendre pour dire que c’est dans l’entreprise qu’il faut en effet faire des négociations sociales et probablement plus dans les grands-messes au sommet.

Europe 1 : Autrement dit, en ce moment, avec Notat, Blondel et Viannet, vous vous faites de nouveaux copains ?

Ernest-Antoine Seillière : Écoutez, je découvre un monde mais je crois qu’ils découvrent également quelqu’un qu’ils ne considèrent pas exactement comme ce que l’on leur avait décrit.

Europe 1 : C’est-à-dire ?

Ernest-Antoine Seillière : C’est-à-dire plus sympa !

France 2 le jeudi 4 juin 1998

France 2 : Le CNPF a publié un communiqué qui s’indigne au nom des entrepreneurs de la grève des pilotes d’Air France.

Ernest-Antoine Seillière : Pour l’entrepreneur, une grève des transports publics est vraiment une catastrophe. Il ne peut plus se déplacer, ni déplacer ses produits et, donc, ça gêne énormément l’économie française. Nous l’avons dit, hier : franchement, l’État qui veut nous apprendre comment travailler dans les entreprises, qui réglemente, qui nous fixe les 35 heures, qui intervient partout… il ferait mieux tout de même de s’occuper des entreprises dont il a encore la responsabilité. Et il faudrait surtout qu’il les privatise parce qu’elles seraient, à ce moment-là, en mesure de fonctionner comme dans le monde entier. Alors nous disons à l’État : privatisez, occupez-vous des entreprises que vous avez encore et laissez les entreprises privées travailler en paix.

France 2 : Vous pensez que c’est ce statut un peu particulier à Air France qui effectivement génère un conflit social de cette nature ?

Ernest-Antoine Seillière : Je crois qu’à partir du moment où l’État est l’actionnaire et le propriétaire, les choses se dérèglent et que les conflits sociaux prennent des dimensions tout à fait particulières et qui sont, évidemment, pour l’ensemble des citoyens, très graves. La manière dont on déclenche une grève dans les services publics avant même d’avoir commencé à discuter se banalise. Ça n’a plus d’effet sur la négociation elle-même, ça ne sert plus à rien mais ça paralyse le pays. Tout cela, en effet, vu de l’étranger, ternit l’image de la France et fait une mauvaise réputation économique à notre pays. Ça, c’est très grave.

France 2 : Ça veut dire que vous êtes partisan d’une sorte d’encadrement du droit de grève ?

Ernest-Antoine Seillière : Non, même si je crois que les mœurs, en matière de droit de grève, devraient être un peu modifiées, de telle manière que ce soit à un moment très difficile où la négociation est devenue impossible où l’on recourt à la grève, et non pas le déclenchement d’une discussion. Ce n’est pas comme ça qu’on mène un pays.

France 2 : Et il y a l’effet Mondial qui radicalise un peu les positions, ce qu’on retrouve dans le secteur de la SNCF aussi.

Ernest-Antoine Seillière : C’est, en effet, très grave pour l’image de la France. Franchement, c’est du sport, on n’a pas besoin d’y mêler à ce point les difficultés de la vie. Mais la grève des transports publics est surtout quelque chose de très grave pour l’économie et donc pour l’emploi bien sûr.

France 2 : Est-ce que les 35 heures sont toujours un casus belli avec le Gouvernement ?

Ernest-Antoine Seillière : Ce n’est pas un casus belli puisqu’il a gagné la guerre. Il lui suffit de faire une loi et puis tout est réglé. Nous sommes en démocratie, il faudrait bien que nous traitions cette loi. Mais pour nous, les 35 heures, c’est quelque chose que nous considérons encore comme absolument inacceptable. C’est quelque chose que nous considérons comme négatif, nous continuons à le dire même si les entreprises vont se mettre devant les faits et la réalité. La loi, comme vous le savez, n’est pas encore promulguée : il y a un recours au Conseil constitutionnel, tout cela a beaucoup tardé et donc en fait, aujourd’hui, il ne s’est encore rien passé. Les entreprises se préparent à cette difficulté : certaines vont négocier ; nous n’avons d’ailleurs strictement aucune objection. Celles qui réussiront dans la négociation, je dirais même tant mieux pour elles. Mais celles qui n’arriveront pas à négocier ou à mettre en œuvre les 35 heures, alors nous, CNPF, nous irons dire au gouvernement pourquoi c’est difficile, pourquoi on n’y arrive pas et pourquoi il faut modifier les choses pour qu’on puisse au moins y arriver dans des conditions qui ne soient pas inacceptables pour les entreprises et qui ne les gênent pas dans la compétition mondiale.

France 2 : Mais vous allez quand même inciter les chefs d’entreprise à négocier sur le terrain ?

Ernest-Antoine Seillière : Non, nous les laissons absolument libres. Nous ne donnons pas de consigne du tout. C’est à eux de faire face à leurs responsabilités, soit à titre individuel, soit dans les branches. Et nous allons regarder ce que la réalité et le terrain vont nous montrer comme difficultés et ensuite, en effet, nous agirons énergiquement auprès du gouvernement.

France 2 : Vous allez présenter un « projet pour l’espoir », c’est quoi : la riposte du CNPF aux 35 heures ?

Ernest-Antoine Seillière : Le CNPF, les entrepreneurs ont été accusés de ne pas être constructifs. On est contre parce qu’on ne cesse de nous imposer des choses que nous n’aimons pas. Mais nous avons pris cette critique au sérieux et nous nous sommes dit : après tout, pourquoi ne pas présenter un projet entrepreneurial pour la France, montrer comment les entrepreneurs voient que la France peut réussir, les emplois se créer et comment notre pays est dans la course pour l’avenir. Nous réfléchissons à cela, nous le faisons avec les entrepreneurs, avec la base, c’est un dialogue avec notre base d’entrepreneurs. Il y a 1,4 million d’entrepreneurs en France. Nous consultons par les organisations territoriales, 160 en France. Et nous allons essayer de proposer à la rentrée un programme des entrepreneurs pour la France.

France 2 : Il y aura quoi dans ce programme ? Des choses nouvelles ou des choses déjà vues comme la baisse des charges ?

Ernest-Antoine Seillière : Je ne peux pas dévoiler ce qui n’est pas encore fait, mais je peux vous dire que ce sera concret et énergique.

France 2 : Vous avez reçu beaucoup de syndicats : est-ce que la gestion paritaire des organismes sociaux fonctionne ? À un moment donné, on avait cru comprendre que pour ce qui concernait les retraites, vous étiez un peu hésitant.

Ernest-Antoine Seillière : Je crois que nous ne sommes pas du tout dogmatiques. Le paritarisme, c’est-à-dire la gestion entre les syndicats et les entrepreneurs des grands systèmes sociaux, n’est pas quelque chose contre lequel nous nous élevons et la pratique montre que ça fonctionne assez bien. Mais il y a deux difficultés. D’abord l’État s’en mêle, et quand l’État s’en mêle, les partenaires sociaux sont des potiches. Donc si c’est ça qui doit être le partenariat, nous ne l’acceptons pas ou plus. Et deuxièmement, il ne peut pas non plus s’imaginer qu’on puisse encore prélever de l’argent.

France 2 : Pas de hausse de cotisation ?

Ernest-Antoine Seillière : Pas de hausse. Alors un partenariat qui fonctionne sans l’État et, je dirais, avec la masse considérable des prélèvements actuels et sans en prendre plus, ça, c’est un paritarisme qui peut continuer et qui fait partie de la structure sociale et politique de la France. Donc nous ne sommes pas contre. Mais si on veut nous imposer un paritarisme qui soit complètement biaisé par l’intervention de l’État ou qui, en effet, prélève plus, alors nous n’hésiterons pas à mettre un terme à notre présence. Il n’y aura peut-être pas de paritarisme mais ça fonctionnera sans notre responsabilité.

France 2 : Un an de gouvernement Jospin : que mettez-vous au crédit de ce gouvernement ?

Ernest-Antoine Seillière : Il faut être franc et dire que ce gouvernement gouverne. Et je pense que pour un pays, c’est bon d’être gouverné. On ne peut pas dire, nous entrepreneurs, qu’il gouverne dans un sens qui nous est favorable, et quand je dis « entrepreneurs », je veux dire ceux qui font et qui créent l’emploi. Nous considérons, en effet, que les 35 heures sont un très gros obstacle pour les entreprises, très négatif. Et nous considérons aussi qu’on a prélevé, sous forme d’impôts nouveaux sur les entreprises, beaucoup d’argent depuis que Jospin est là avec son équipe. Donc un gouvernement qui gouverne mais qui pour nous ne gouverne pas, et quand je dis « pour nous », ce n’est pas pour les entrepreneurs mais pour l’emploi en France.

France 2 : Votre espoir demain c’est quoi : la monnaie unique ?

Ernest-Antoine Seillière : Elle va changer complètement les conditions françaises. On n’a pas vu les conséquences profondes que ça aura sur notre pays. Il va être obligé de se banaliser dans l’environnement européen, de devenir comme tout le monde toutes les spécificités françaises, que nous croyons être pour nous tolérables, va devenir intolérables. Nous allons devenir un pays comme un autre et ça sera, je crois, pas mal.

L’Est républicain le samedi 6 juin 1998

L’Est républicain : Comment le président du CNPF vit-il les conflits d’Air France et de la SNCF ?

Ernest-Antoine Seillière : Avec un sentiment d’indignation et d’angoisse. Car les entreprises publiques de transport paralysent le pays un peu à tour de rôle. Comment veut-on que l’Europe intégrée crée des emplois, si le transport public empêche la circulation des hommes et des marchandises, menaçant la survie des entreprises qui ne peuvent plus expédier ? Surtout que c’est une spécificité française que de déclencher la grève en guise de préalable, et non comme moyen ultime dans la négociation : sans le Mondial, tout le monde aurait trouvé banal que le transport aérien soit une fois encore bloqué par le personnel.

L’Est républicain : Que préconisez-vous ?

Ernest-Antoine Seillière : Je crois que tant que l’État sera actionnaire et aura l’ultime autorité, nous aurons un fonctionnement bancal de ces entreprises publiques. L’État se prompt à s’immiscer dans l’organisation des entreprises privées s’avère incapable d’assurer le fonctionnement de l’entreprise de transport aérien qu’il tarde à privatiser.

Paris-Normandie le mercredi 17 juin 1998

Paris-Normandie : Vous allez évoquer le dossier des 35 heures devant des chefs d’entreprises normands. Certains d’entre-eux les appliquent déjà. Qu’allez-­vous leur dire ?

Ernest-Antoine Seillière : À ceux qui les appliquent déjà, c’est-à-dire qui ont déjà réussi à mettre en œuvre la réduction du temps de travail, de manière conforme à la compétitivité de l’entreprise et aux désirs des salariés, nous disons bravo ! Nous ne sommes pas contre la réduction du temps de travail en tant que telle. Mais il est vrai que nous sommes radicalement contre la réduction du temps de travail imposée, et à tous, par la loi.
Sur un plan général, le CNPF a connu trois stades dans son attitude face à ce dossier : d’abord la rupture, pour bien marquer le caractère inacceptable de la méthode et de la loi. Ensuite, une période de reprise de contact, dès lors que nous avons compris que, politiquement, il n’était pas question que le gouvernement modifie son axe. Nous sommes aujourd’hui dans la troisième phase, qui consiste à dire, puisque la loi est votée, il faut que les entrepreneurs s’inscrivent dans la réalité.

Paris-Normandie : En cherchant à contourner la loi ?

Ernest-Antoine Sellière : Non, mais en adoptant l’une ou l’autre des nombreuses attitudes possibles. La première consiste à essayer de voir si l’entreprise peut passer aux 35 heures par la réorganisation, mécanisation ou recentrage sur une partie de sa production. La deuxième consiste à aller chercher les subventions proposées. Et la troisième, à ouvrir des négociations dans le cadre de la représentation syndicale, afin de voir si les partenaires sociaux peuvent donner, face à la surcharge de coût que représentent le passage aux 35 heures, des compensations sous forme de modération salariale, et d’aménagement du temps de travail.

Paris-Normandie : À quoi attribuez-vous la baisse actuelle du chômage ?

Ernest-Antoine Seillière : À la croissance, indiscutablement. Nous connaissons un rythme de croissance soutenu, et nous avons heureusement une économie qui réagit bien.

Paris-Normandie : Martine Aubry a lancé un appel en votre direction sur le thème : il est temps que les entreprises embauchent des jeunes. Quelle est votre position ?

Ernest-Antoine Seillière : Je ne comprends pas cet appel, car la moitié des embauches, sont des embauches de jeunes. Par ailleurs, l’apprentissage et la formation en alternance vont nous permettre d’embaucher quatre cent mille jeunes cette année !

Paris-Normandie : Quel regard portez-vous sur le premier bilan des emplois­-jeunes ?

Ernest-Antoine Seillière : Nous avons conscience que cette mesure soulage de nombreuses familles. Mais nous disons deux choses tout à fait claires :
– ce sont des emplois de fonction publique, et cela accroît l’effectif, donc la charge de ce secteur ;
– ce sont également des emplois provisoires. C’est une mesure qui ne correspond pas au besoin de l’économie. Après avoir fait le traitement social du chômage, on en fait le traitement administratif !

Paris-Normandie : Vous allez évoquer également, devant les patrons normands, l’aspect protection sociale. Sous quel angle ?

Ernest-Antoine Seillière : J’ai invité les syndicats à créer un groupe de travail, qui se mettra en place à la rentrée, afin de réfléchir à l’évolution du paritarisme. Car le paritarisme a été créé au lendemain de la guerre, et nous pensons qu’il est temps de le moderniser et de l’adapter à notre époque. Il s’agira principalement de voir ce qui pourrait rester de la responsabilité des partenaires sociaux, ce qui devrait devenir celle de l’État, et ce qui serait convenable de traiter autrement… Bien définir chaque chose. Car si l’État nous considère dans ce domaine comme des potiches, ce n’est pas intéressant ! La privatisation de certaines prestations, certaines gestions de risque, doivent faire partie de la réflexion générale…

Paris-Normandie : Vous regrettez l’interventionnisme de l’État. En résumé : les hommes politiques ne doivent pas s’occuper de la gestion des entreprises. Considérez-vous que les chefs d’entreprises doivent, eux, se mêler de politique ?

Ernest-Antoine Seillière : Les chefs d’entreprises ne doivent pas se mêler d’une politique partisane. Mais nous pensons que les entrepreneurs, qui ont été accusés, ces temps derniers, de n’être pas une force de proposition, doivent présenter une vision et des mesures qui, selon eux, doivent assurer le développement de notre pays, son expansion et bien entendu son emploi. Nous le ferons, sous la forme de ce que nous appelons : un projet d’espoir.

Paris-Normandie : Peut-on connaître les grandes lignes de ce projet d’espoir ?

Ernest-Antoine Seillière : Je ne sais pas si ce terme sera retenu in fine, en tous cas, nous allons recommander au pays un certain nombre d’options dans le domaine qui est le nôtre. Ce projet devrait être dévoilé début octobre, au terme d’une consultation de notre base.

Paris-Normandie : Vous avez déclaré, à propos du récent conflit Air France, qu’il serait utile de modifier les mœurs en matière de droit de grève. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Ernest-Antoine Seillière : Madame Notat a estimé, à propos de ce conflit, qu’il y avait un effort de pensée à faire, en évoquant l’Italie, où il est convenu que pour les entreprises publiques, certains jours importants pour le pays, dans l’année, ne sont pas touchés par des grèves. Venant d’une responsable syndicale, cela me paraît montrer combien il est assez général dans l’opinion de considérer que cette manière abrupte et désinvolte avec laquelle on prive les Français de leur liberté essentielle, doit être regardée désormais d’une autre manière…