Intervention de M. Michel Rocard, premier secrétaire du PS, sur les raisons essentielles de la construction européenne, devant le congrès du SPD à Wiesbaden le 18 novembre 1993.

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Circonstance : Congrès du SPD, les 18 et 19 novembre 1993

Texte intégral

Chères camarades, chers camarades,

Je veux d'abord vous dire mon plaisir de m'adresser à vous aujourd'hui.

D'abord parce que c'est l'occasion pour moi de rendre la visite dont Rudolf Scharping nous a fait l'amitié, à l'occasion de notre propre congrès du Parti Socialiste français, il y a à peine un mois. Nous appartenons à la même famille des socio-démocrates et des socialistes démocratiques d'Europe et il faut que cela se sache davantage.

Ensuite parce que, vous comme nous, aujourd'hui dans l'opposition, aspirons à retrouver les idées et les pratiques qui nous permettront de revenir au gouvernement avant que les dégâts de la crise et la pratique de politiques antisociales n'aient fait trop de ravages dans nos pays. Et je crois que nous avons à apprendre les uns des autres.

Enfin, plus gravement, en cette période où des voix commencent à s'élever en Allemagne pour nier l'urgence de la construction d'une Europe plus forte et plus politique, je pense qu'il n'est peut-être pas inutile que le Premier Secrétaire du PS français vienne vous dire pourquoi, à ses yeux, cette construction apparaît au contraire plus que jamais nécessaire.

J'évoquerai ici rapidement quatre raisons :

Une raison d'ordre général d'abord : face à la mondialisation des problèmes résultant des mutations technologiques en cours, ni la France seule, ni l'Allemagne seule, ni nos autres partenaires européens, ne sont plus capables de relever isolément la plupart des défis qui sont devant nous.

Pour des socialistes, qui, par définition, pensent que l'homme peut maîtriser son destin, et qui veulent qu'il en soit ainsi pour lutter contre les inégalités intérieures et planétaires, là se trouve à mes yeux la motivation essentielle de la mise en place de l'Union Européenne, cette union dans laquelle nous vivons ensemble depuis le 1er novembre et que nous devons encore renforcer.

Ma deuxième raison de construire l'Europe sera une application de la première mais sera au contraire très concrète : je veux parler du chômage.

Celui-ci constitue pour moi le risque majeur qui pèse aujourd'hui sur nos sociétés. C'est le chômage qui risque de mettre en danger notre cohésion sociale, notre protection sociale, fruits de décennies de lutte. C'est lui, nous le savons, vous le savez, qui fait le lit du racisme et nationalisme, pouvant conduire jusqu'à la guerre. C'est lui que nous devons combattre absolument.

Mais ce combat, largement, ne peut plus aujourd'hui être national, il doit être européen ! Européenne doit être l'initiative coordonnée en faveur de la croissance, à travers un grand emprunt communautaire, telle que le Parti des Socialistes Européens où nous nous retrouvons ensemble l'a définie il y a juste quinze jours. Européenne doit être la nécessaire réduction de la durée du travail, qui me parait indispensable compte tenu de la pente actuelle des gains de productivité. À cet égard je veux dire clairement que la perspective de la semaine de quatre jours, que mon parti explore en ce moment, n'est pas une façon détournée de baisser les salaires dans l'entreprise en officialisant le chômage technique. C'est une véritable perspective de société, avec une autre division entre temps de travail et temps libre, une autre relation entre activité et revenu, un autre partage des revenus épargnant bien sûr les moins élevés. Tout cela doit être discuté et précisé chez nous, mais aussi, je le souhaite, avec vous !

Ma troisième raison de construire l'Europe est l'environnement. Chers camarades, je vais ici vous faire un aveu, même si pour un responsable politique un aveu est toujours difficile. Je crois que sur ce sujet de l'environnement, les socialistes français ont beaucoup à apprendre de leurs camarades allemands ! Sur quelques autres sujets aussi d'ailleurs, je pense par exemple à la place des femmes dans la vie politique : mais peut-être avez-vous vu que là, nous avons appris rapidement ces derniers temps !

Pour en revenir à l'environnement, il est clair que les pollutions ne connaissent pas de frontières et qu'il nous faut, dans ce domaine aussi, une Union Européenne forte, capable d'imposer les règles et les contrôles nécessaires voire, pourquoi pas, des taxes nouvelles, visant à préserver l'environnement et dont le produit pourrait pour partie être reversé au Tiers monde pour aider à son développement durable.

Reste enfin ma dernière raison d'engagement en faveur d'une Union Européenne digne de ce nom : la paix !

La paix, chers camarades, entre nous elle est aujourd'hui une évidence et nous devons en remercier avec émotion les pères de la Communauté européenne passée.

Mais, la paix, elle n'est jamais un acquis irréversible ! Certains croyaient, après la chute du mur de Berlin, après l'effondrement de l'Union soviétique, que notre continent allait enfin en bénéficier sans réserve. Et, aujourd'hui, nous voyons réapparaître dans l'ex-Yougoslavie des discours et des comportements que nous imaginions révolus. Et nous préférons ne pas trop regarder ce qui se passe d'assez voisin dans le Caucase.

La paix n'est jamais un acquis. Elle suppose aujourd'hui pour moi un renforcement du rôle de l'ONU, seule instance habilitée à dire ce qui doit devenir un véritable droit mondial, droit non seulement des États mais aussi des minorités et des personnes. Mais, de même que dans un État il n'existe pas de justice sans police, peut-il exister un droit international sans force pour le faire respecter ? Je sais combien cette question est délicate mais l'Union Européenne, si elle se veut facteur de paix, n'y échappera pas : peut-elle éviter d'établir une force militaire significative, à la disposition du Conseil de Sécurité de l'ONU, pour rétablir quand nécessaire la paix ?

Chers camarades, j'ai déjà été long mais je vais me répéter : oui nous avons besoin d'une Union politique de l'Europe, fondée sur l'organisation et non sur la dérégulation, fondée sur la protection de ses citoyens et non sur la régression sociale, fondée sur la volonté politique et non sur le seul jeu du marché !

Depuis vingt ans la relation franco-allemande a presque toujours été organisée entre un Président de la République et un Chancelier de couleurs politiques différentes. Je souhaite, devant votre congrès et trois semaines après le mien, qu'enfin nous arrivions au pouvoir en même temps afin de construire ensemble, et à égalité avec nos autres partenaires bien sûr, l'Union Européenne politiquement forte, efficace contre le chômage, imaginative pour l'environnement, et surtout productrice de paix, dont tous nos citoyens ont besoin.