Article de M. Lionel Jospin, membre du bureau exécutif du PS et ancien ministre de l'éducation nationale, dans "Le Monde" du 11 novembre 1993, sur le bilan de six mois de politique de l'éducation, intitulé : "Le Balladurisme à l'épreuve".

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Média : Le Monde

Texte intégral

Six mois après l'installation de la nouvelle majorité au pouvoir, les réalisations et les engagements d'aujourd'hui sont loin des promesses et des prétentions d'hier. En revanche, le budget pour 1994 montre clairement que l'éducation n'est plus une priorité.

Par Lionel Jospin, ministre de l'Éducation nationale de 1988 à 1992

Depuis 1988 et la priorité que nous avions accordée à l'éducation, le RPR et l'UDF avaient semblé s'intéresser à nouveau aux problèmes de l'enseignement. Certes, il s'agissait le plus souvent de multiplier les critiques contre l'action que nous conduisions, de formuler des diagnostics alarmistes sur notre système éducatif, et j'étais loin d'être d'accord avec le constat comme avec les remèdes proposés. En tout cas, les propositions de réformes radicales ne manquaient pas.

On allait enfin venir à bout du "mammouth" ingérable, bouleverser un système "soviétiforme", rentabiliser le "Léviathan" de la rue de Grenelle. Tous les leaders de l'opposition ou presque s'exprimaient dans ce sens : MM. Chirac, Giscard d'Estaing, Millon, Bayrou, bien sûr, sans compter MM. de Villiers et Léotard.

Avec l'approche des élections, les projets s'étaient faits plus précis : suppression des instituts universitaires de formation des maîtres, abrogation de la loi Falloux, arrêt de la rénovation des lycées et des cursus universitaires, autonomie des établissements, universités concurrentielles, transferts de compétences aux régions, revalorisation de l'enseignement professionnel, etc. Ces déclarations spectaculaires et ces promesses formelles avaient fait naître, chez les uns des espoirs de revanche, chez les autres des craintes. En tout cas, on nous le disait : une autre politique pour l'éducation nationale allait être mise en place !

Six mois après l'installation de la nouvelle majorité au pouvoir, il est peut-être utile de faire le point et de voir ce que signifie le balladurisme appliqué à l'éducation. Je tenterai de le faire sans esprit polémique, car l'éducation nationale est un sujet suffisamment grave et sérieux pour ne pas donner lieu à des surenchères inutiles.

Au moment où je m'exprime, rompant le silence sur ces sujets deux ans après ma sortie du gouvernement, force est de constater que les réalisations, voire les engagements d'aujourd'hui, sont loin et des promesses et des prétentions d'hier. Les IUFM ne sont pas supprimés mais, au contraire, on leur confie désormais la formation des enseignants du privé. L'abrogation de la loi Falloux paraît remise à plus tard. 

La rénovation des lycées, comme celle des premiers cycles, des licences et des maîtrises universitaires, a été, après des modifications de détail, mise en place sans incident. La tentative hâtive et improvisée de modifier la loi Savary sur les enseignements supérieurs s'est heurtée au refus justifié du Conseil constitutionnel, ce qui place les universités nouvelles (créées par moi) dans une incertitude législative inconfortable. 

Une chasse aux sorcières sans précédent

Ajoutons à cela que se poursuivent la politique des cycles dans le primaire permettant de mieux suivre les élèves, les contrôles en lecture et en calcul, la montée en puissance des instituts universitaires professionnalisés, le plan de développement des constructions universitaires, dit "Université 2000", les centres d'initiation à l'enseignement universitaire (pour la formation des enseignants du supérieur), la politique contractuelle avec les universités, les projets d'établissement, les schémas académiques pour l'orientation.

Quant à la décentralisation, aux transferts de compétences vers les régions, annoncés par l'ancienne opposition, on ne voit rien venir.

Concédons qu'il n'est pas désagréable de voir les réformes que j'ai mises en place – et qui, sans constituer à ends seules les réponses à tous les problèmes, sont, je crois, des avancées importantes – acceptées par leurs adversaires d'hier. Il faut croire que les socialistes si décriés n'ont pas fait partout du mauvais travail. En outre, il n’a fait pas de doute que l'immobilisme de MM. Bayrou et Fillon est, dans certains domaines, préférable pour l'éducation nationale et notre pays aux bouleversements annoncés.

Mais il y a malheureusement des domaines où le gouvernement agit, et agit très vite.

J'ai eu le déplaisir de constater qu'une chasse aux sorcières sans précédent s'est abattue sur l'éducation nationale et l'enseignement supérieur. Le milieu de l'éducation sait fort bien que je m'étais gardé d'une telle attitude. J'avais maintenu à leurs postes ou nommé dans d'autres fonctions (souvent à leur demande) les responsables du ministère laissés par M. Monory ; j'avais voulu fonder mes choix sur la compétence et non sur l'appartenance partisane.

Aujourd'hui, directeurs, recteurs, directeurs scientifiques, présidents de comités sont chassés les uns après les autres, sans égards, sans qu'aucune proposition ne leur soit faite. Ceux qui, avec moi, ont mis en place les réformes auxquelles on ne touche pas sont remplacés, et, le plus souvent, même pas par des responsables nouveaux mais par d'anciens responsables. Est-ce la Restauration ? Le militantisme de droite remplacerait-il la compétence ? Et n'est-il pas choquant, en outre, de voir des professeurs d'université candidats au poste de recteur être jugés par un "chasseur de tête" issu du secteur privé plutôt que choisis en pleine responsabilité par le ministre et le gouvernement eux-mêmes ?

Sur le fond des problèmes, on voit réapparaître la vision déformée de la droite qui tend à séparer enseignement professionnel et enseignement général, multipliant les louanges pour le premier mais avantageant en fait le second. Sous couvert d'apprentissage, on remet en cause la scolarité jusqu'à seize ans et l'esprit du collège – au point de provoquer les protestations de l'ancien ministre de Valéry Giscard d'Estaing, René Haby – et l'on conçoit une formation professionnelle régionale qui s'opposera à la formation générale nationale. 

On reparle d'une filière supérieure technologique isolée du reste. Bref, alors que tous nos efforts avaient été de lier culture générale et formation professionnelle, abstrait et concret, las projets actuels tendent à nouveau à les séparer.

La douche froide du budget

Enfin, se pose la question des moyens accordés à l'éducation. Le budget de 1994 représente une véritable douche froide. On peut multiplier les artifices de présentation, la réalité s'impose. La progression du budget est passée de 12 % par an à 3 % ou 4 %, le nombre des postes d'enseignant créés est également divisé par trois. La différence est claire avec les budgets et les postes que j'avais obtenus de haute lutte pour un enseignement qui en a impérativement besoin ! C'est la politique contractuelle avec les établissements – en particulier universitaires – qui va perdre sa crédibilité. Le Premier ministre ne parle jamais d'éducation.

M. Bayrou qui a l'air de croire que l'ensemble des problèmes éducatifs se réduisent à l'apprentissage de la lecture – ne semble pas peser dans ce gouvernement en faveur de son ministère et ne présente aucun grand projet. La conclusion est claire : c'en est fini de la priorité à l'éducation !

Six mois après l'arrivée de la nouvelle majorité, le constat objectif que l'on peut faire est le suivant : les réformes menées par la gauche sont appliquées même si on en masque l'intérêt, les projets antérieurs de la droite ne le sont pas parce qu'ils sont inapplicables, la fin de la priorité à l'éducation risque de conduire à l'enlisement.

Ce retour au désintérêt traditionnel de la droite au pouvoir pour l'éducation est d'ailleurs cohérent avec l'idée qu'elle s'en fait un système onéreux, inefficace, tournant le dos à la formation professionnelle et à l'emploi. Cela conduit naturellement à accuser l'éducation nationale d'être responsable du chômage par inadaptation de la formation aux besoins de notre économie. Ce discours, M. Balladur lui aussi le tient.

Or ce diagnostic est une erreur profonde. Notre système de formation n'est que peu responsable du chômage. La cause essentielle du chômage est intrinsèque au système économique, à ses tendances lourdes et à ses fluctuations. L'Éducation nationale a fait de gros efforts pour former professionnellement les jeunes (lycées professionnels, lycées techniques, IUT, écoles d'ingénieurs, IUP, etc.). Mais beaucoup de diplômés, beaucoup de jeunes bien formés et qualifiés (avec CAP, BEP, BTS, DUT, etc.) ne trouvent pas de travail, si bien que cette recherche devient pour eux une obsession.

Ce n'est pas l'éducation nationale qui pèse sur le chômage mais le chômage qui pèse sur notre jeunesse et perturbe notre système éducatif. Comment éduquer et former des classes de plus en plus hétérogènes, de plus en plus inquiètes pour leur avenir, de plus en plus marquées par le chômage de leurs parents dans des banlieues difficiles ? Comment nos enseignants, malgré leur grande qualité, pourraient-ils faire face si on réduit leurs moyens ? Comment poursuivre l'entreprise de rénovation en profondeur de notre société si on stoppe brutalement l'effort prioritaire en faveur de l'éducation que nous avons entrepris ? 

Ce n'est pas avec les recettes traditionnelles qu'on luttera contre le chômage. Mais notamment en créant des emplois partout où ils sont utiles. Et qui niera que les postes d'enseignant et de chercheur le sont ? M. Balladur ne semble pas l'avoir compris. Enfermé dans une logique traditionnelle, n'intégrant pas le fait que la formidable mutation technologique en cours nécessite importants et privilégié par la nation, il un système éducatif doté de moyens laisse se perdre la dynamique que nous avions su créer à partir de 1988.

L'Éducation nationale et notre jeunesse risquent d'en payer le prix.