Interview de M. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la santé, dans "Le Quotidien de Paris" du 31 août 1993, sur la lutte contre le Sida, la préparation des prochaines élections européennes et la place de la démocratie-chrétienne.

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Média : LE QUOTIDIEN DE PARIS

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Au moment où le CDS s'efforce, à son université d'été de Port d'Albret, d'affirmer sa personnalité au sin de l'UDF, le député-maire de Lourdes dresse pour "Le Quotidien" le premier bilan de ses quatre mois d'activités ministérielles. Où l'on comprend mieux comment le surdoué a pu se faire en si peu de temps une place au soleil gouvernemental.

Le Quotidien : Vous qui êtes un des néophytes de l'équipe d'Édouard Balladur, avez-vous le sentiment d'avoir trouvé vos marques après quatre mois passés au gouvernement ?

Philippe Douste-Blazy : Oui. L'équipe dirigée par Édouard Balladur est bien équilibrée entre "anciens" et "nouveaux". Certes, j'apprends tous les jours et je découvre quelquefois. J'ai cependant la chance d'avoir la responsabilité d'un secteur ministériel que je connais bien, de traiter des problèmes sur lesquels je réfléchis depuis plusieurs années déjà et de travailler aux côtés d'une personnalité comme Mme Veil. Tous ces facteurs m'ont facilité la tâche.

Le Quotidien : Vous êtes ministre délégué auprès de Simone Veil. Cette cohabitation-là se passe-t-elle conformément à vos vœux ?

Philippe Douste-Blazy : Ce n'est pas une cohabitation, c'est une collaboration quotidienne et confiante. D'ailleurs, elle ne date pas de quatre mois, puisque en 1989, j'ai été élu au Parlement européen sur la liste qu'elle conduisait. C'est pourquoi tout se passe le plus naturellement et le plus facilement du monde.

Le Quotidien : Le milieu politique s'est fait l'écho de frictions entre vous et Mme Veil. Ces rumeurs ont-elles un fondement ?

Philippe Douste-Blazy : On me pose en effet souvent cette question ! C'est une rumeur dont nous nous amusons. Nos relations sont plus qu'une collaboration technique. Elles sont l'illustration d'une complicité partagée pour les principales options politiques qui nous engagent.

Le Quotidien : Vous engagez vous personnellement dans la discussion actuellement en cours avec le corps médical, qui dit déboucher sur la convention ?

Philippe Douste-Blazy : Ayant été porte-parole de l'opposition sur les questions de santé depuis trois ans, je connais personnellement les différents protagonistes de cette convention, leurs principales revendications mais également leurs craintes et leurs espoirs. Nous les avons reçus régulièrement et je demeure persuadé que nous pourrons signer cette convention dès la rentrée.

Le Quotidien : Avant d'exercer le métier politique à plein temps vous étiez médecin. N'êtes-vous pas tenté par une solidarité corporatiste avec vos anciens confrères ?

Philippe Douste-Blazy : Non, pas du tout. Mon souci premier est de ne pas dresser les uns contre les autres, de ne pas faire monter la tension par des déclarations parallèles aux négociations. La communication extérieure n'est jamais la meilleure façon de faire avancer une négociation difficile. Je constate surtout qu'il y a aujourd'hui une prise de conscience collective sur la nécessité de réguler les dépenses d'assurance maladie. Nous devons tout mettre en œuvre pour éviter les abus, rendre notre système plus efficace pour les malades, sans pour autant désigner facilement des boucs émissaires.

Le Quotidien : En quoi votre politique de santé publique marque-t-elle une rupture avec la politique menée par vos prédécesseurs socialistes ? Y a-t-il une politique de la santé de gauche et une de droite ?

Philippe Douste-Blazy : Il n'y a pas de maladie de gauche ou de droite ! Nous travaillons actuellement à la mise en place d'une politique de santé publique fondée sur un réseau de surveillance et d'alerte qui pourra à la fois intéresser des maladies chroniques, comme les maladies cardio-vasculaires ou le cancer, et des maladies infectieuses, qu'il s'agisse de nouvelles épidémies, comme le sida, ou des résurgences de maladies que l'on croyait à jamais vaincues comme la tuberculose qui, de plus, est actuellement le plus souvent résistante aux antibiotiques classiques. C'est avec un tel réseau que le ministère de la Santé pourra réagir plus rapidement et plus efficacement aux grands enjeux sanitaires de notre pays. De plus, le domaine de la santé est un domaine qui doit être perpétuellement évalué. Ce qui était vrai hier ne le sera pas obligatoirement demain. C'est vrai à la fois pour les stratégies diagnostiques mais aussi pour es traitements. Toutes nos décisions doivent donc être fondées sur les études scientifiques évaluatives. C'est tout l'intérêt de l'épidémiologie. Mais, au moment où tous les efforts se concentrent pour que nos malades puissent bénéficier des moyens les plus sophistiqués, nous ne devons pas oublier pour autant que notre pays se doit de permettre à tous d'accéder aux soins. La crise économique sans précédent que nous traversons s'accompagne d'un nombre chaque jour plus important d'exclus, de laissés pour compte, y compris dans le système sanitaire. Nous travaillons actuellement avec Mme Veil pour lutter contre cette exclusion des soins qui est, sans aucun doute, la pire de toutes. Tout, en effet, dans cette population d'exclus que nous constatons aujourd'hui témoigne de l'émergence de ce que nous pourrions appeler les nouvelles maladies de la précarité. C'est de notre devoir de tout mettre en place pour lutter contre cela !

Le Quotidien : Les Français sont désormais très sensibilisés par le développement du sida. Chacun sait que le seul moyen de lutter contre ce fléau c'est la prévention et qu'en l'état actuel des mœurs, seul l'usage du préservatif est de nature à enrayer la progression de l'épidémie. Votre ministère est-il décidé à s'engager pour en banaliser l'usage et en abaisser le coût souvent dissuasif ?

Philippe Douste-Blazy : Le seul vaccin disponible aujourd'hui contre le sida est la prévention. Cette dernière ne peut se concevoir que de deux manières : soit la fidélité à son partenaire, soit l'usage de préservatifs. Différentes enquêtes d'opinions ont montré que le prix du préservatif état trop élevé. C'est la raison pour laquelle nous avons obtenu, de la part des fabricants et grâce aux pharmaciens, la possibilité de se procurer des préservatifs à un franc dans les vingt-deux mille officines dès la mi-septembre. Par ailleurs, je voudrais mentionner l'excellent travail que font les associations de malades, qui ont su mettre en place de véritables programmes d'éducation pour la santé. Je tenais à les en remercier.

Le Quotidien : Sur le "préservatif à un franc", comment avez-vous obtenu gain de cause ?

Philippe Douste-Blazy : Lorsque je suis arrivé au ministère de la Santé, la première chose que j'ai demandé, c'est de diminuer le prix du préservatif. On m'a dit, c'est impossible car les importateurs ne voudront pas le diminuer. Je les ai réunis et je leur ai dit : il faudrait mettre le préservatif à un franc. Ça fait cinq ans que l'on attendait cela. Ils ont dit oui. Dès septembre, les 22 000 pharmacies de France vont le distribuer pour un franc. Il y aura une gamme de prix et ce sont des préservatifs qui seront aux normes officielles de sécurité et je crois que c'est une première victoire que nous avons à remporter pour la prévention, et donc pour la vie.

Le Quotidien : Ça veut dire que le pape Jean-Paul II, lui, choisit la mort, qui est hostile aux préservatifs ?

Philippe Douste-Blazy : Je suis catholique, je ne m'en cache pas. Je suis aussi médecin, je suis surtout responsable de la santé publique de mon pays, donc des jeunes de ce pays. Je vous ai donné quelques chiffres tout à fait alarmants – et non alarmistes – tout à l'heure et je souhaite que mon pays ne continue pas à être le premier de la Communauté économique européenne à être touché par ce terrible fléau.

Le Quotidien : Vous revenez d'un déplacement en Côte-d'Ivoire où vous avez pu vous rendre compte de l'étendue de la catastrophe que constitue le sida pour le continent africain. Peut-on quelque chose, et quoi, pour venir en aide aux pays africains en matière de lutte contre cette épidémie.

Philippe Douste-Blazy : 70 %, des personnes contaminées par le virus du sida sont dans les pays en voie de développement. Six sur dix sont en Afrique ! L'ensemble de ce continent est aujourd'hui menacé. Il existe aujourd'hui une situation paradoxale où les malades sont essentiellement au Sud et où les traitements, et en particulier les médicaments, sont au Nord. Nous n'avons pas le droit de laisser mourir des millions d'hommes et de femmes laissant derrière eux dix millions d'orphelins dénombrés à ce jour ! Il faut réagir vite face à ce virus sans frontières ! C'est le sens de notre engagement et du travail commun que nous avons commencé avec Michel Roussin, ministre de la Coopération. Avec lui, nous allons pouvoir mettre en place, outre des programmes de prévention et d'éducation pour la santé, des structures de soins ambulatoires qui permettront de mieux suivre et de mieux contrôler les malades africains contaminés. Nous comptons poursuivre cette véritable mission en travaillant ensemble sur le terrain et en nous rendant compte régulièrement de l'efficacité de notre action.

Le Quotidien : En Afrique comme en France, l'Église refuse l'usage du préservatif. Le médecin que vous êtes peut-il accepter que les autorités religieuses interviennent ainsi dans un débat de santé publique ?

Philippe Douste-Blazy : Entre la vie et la mort, un médecin choisit toujours la vie. C'est un réflexe ! Par ailleurs, en raison de la gravité du sujet, de l'explosion de cette épidémie, il faut éviter toute querelle sur les moyens de prévention que sont la fidélité et le préservatif. Tout cela doit se faire dans un grand respect de l'autre, de sa culture, de ses valeurs spirituelles et de ses convictions.

Le Quotidien : Le sida est une pandémie certes médiatique et redoutable mais il est loin d'être la première cause de mortalité en France. Le cancer et les maladies cardio-vasculaires frappent bien davantage. Allez-vous développer une politique spécifique de prévention dans ces deux domaines ?

Philippe Douste-Blazy : Bien sûr. Le cancer tue aujourd'hui 380 personnes par jour. Même si nous entrevoyons aujourd'hui des progrès thérapeutiques indiscutables dans ce domaine, nous devons faire plus pour la prévention. Prenons trois exemples : le cancer du sein, le cancer du col de l'utérus et le cancer du côlon. Voilà trois formes qui peuvent bénéficier d'une véritable politique préventive par l'intermédiaire de dépistages : la mammographie pour le cancer du sein, le frottis cervical pour le cancer du col de l'utérus et la pratique de l'hémoculture pour le cancer du côlon. Mais il est fondamental de définir bien précisément les populations qui doivent être dépistées : c'est-à-dire les "populations cibles", comme par exemple les femmes de plus de 50 ans pour les mammographies. Une telle mesure permettrait d'éviter deux mille décès par an par cancer du sein.

Le Quotidien : En retirant neuf tests de détection du sida, vous avez provoqué une inquiétude légitime dans l'opinion. N'est-il pas temps de repenser la communication en matière de santé publique ?

Philippe Douste-Blazy : Mon devoir est d'assurer le maximum de sécurité La douloureuse affaire du sang contaminé par le virus du sida explique que l'on n'a plus le droit de tergiverser ! Le rapport officiel transmis par l'Agence du médicament concluait noir sur blanc que 9 tests sur 31 étaient moins fiables et conseillait de les retirer. L'erreur aurait été de cacher l'information ; encore une fois souvenez-vous !

Le Quotidien : Vous qui avez été député européen (élu sur la liste conduite par Simone Veil contre celles de l'UDF et du RPR menées par Giscard et Juppé), pensez-vous qu'Édouard Balladur est seul capable de prendre la tête d'une liste de la majorité 1994 ?

Philippe Douste-Blazy : En 1989, nous étions dans l'opposition depuis un an : les stratégies des familles politiques du RPR, de l'UDF et du CDS se cherchaient à l'époque. Aujourd'hui, nous avons la responsabilité des affaires du pays et, en juin prochain, au moment des élections du Parlement européen, nous serons à onze mois des élections présidentielles. La période sera donc cruciale sur le plan politique et la nouvelle majorité parlementaire se doit de passer avec succès le cap de la prochaine échéance : l'union est donc nécessaire. Édouard Balladur ne demande pas la tête de liste : cependant, il est évident aux yeux de tous qu'il est aujourd'hui le mieux placé pour réaliser cette union. Mais on verra le moment venu : vous savez, on a dix mois devant nous. En attendant, explorons toutes les possibilités de nous mettre d'accord sur notre projet européen, afin de préserver les chances d'une liste unique, la tête de liste viendra alors d'elle-même.

Le Quotidien : Plus que jamais notre vie politique s'organise autour de l'élection présidentielle. Est-il exact qu'Édouard Balladur est désormais le candidat pour les centristes ?

Philippe Douste-Blazy : Les centristes n'ont pris aucune position à l'écart de la prochaine élection présidentielle mais il existe une forte aspiration des militants à une visualité du centre lors de ce scrutin. Édouard Balladur a clairement indiqué que la présidence de la République n'était pas son objectif et qu'il entendait mener son action de redressement du pays en dehors des inévitables turbulences que la préparation de ce scrutin majeur entrainera. Ceci dit, il est évident que le Premier ministre à la stature et les qualités nécessaires pour être chef de l'État. Je crois qu'aujourd'hui nous avons montré que nous étions capables d'être solidaires, que le RPR, l'UDF, et centre étaient capables de mener une politique commune en ce qui concerne l'Europe, en ce qui concerne la stabilité monétaire, en ce qui concerne l'emploi, en ce qui concerne la protection sociale. Bref, nous sommes en train de prouver au pays aujourd'hui qu'une équipe faite de centristes, de RPR et d'UDF est capable de réussir, du moins de l'avis des Français, puisqu'on lit semaine après semaine des sondages qui montrent que beaucoup de Français sont derrière le Premier ministre. Ça veut dire qu'aujourd'hui, il y a manifestement une envie des Français de voir une union, et probablement une continuité à l'action de ce gouvernement. Vous me posez la question du Premier ministre : c'est à lui qu'il faut poser la question. Je crois qu'il fait partie de ceux, en effet, qui peuvent très bien amener la France à une prospérité, à plus d'égalité aussi, de chance pour les uns et les autres dans les années 2000.

Le Quotidien : On ne va pas avoir trop de candidats potentiels de la majorité aux prochaines présidentielles : Giscard, Chirac, Balladur, Séguin, Monory. Ça fait beaucoup de monde en poste ?

Philippe Douste-Blazy : Moi, je n'y serais en tout cas pas. Si ça peut vous arranger.

Le Quotidien : La démocrate-chrétienne a-t-elle un avenir en France et en Europe, et comment est-ce que vous pourriez la définir ?

Philippe Douste-Blazy : D'abord, la démocratie chrétienne a plus que de l'avenir en Europe puisqu'elle est à la tête de six gouvernements sur douze. En ce qui concerne la France, je crois que la vie politique française, qui est depuis le début de la Ve République, binaire, droite ou gauche, voit aujourd'hui les limites de ce type de raisonnement. Je crois que, bien sûr, les hommes jouent un rôle fondamental. Je pense surtout qu'aujourd'hui avec la chute du communisme, avec ces échecs socialistes à l'Est, nous sommes obligés de comprendre que l'avenir de l'homme passe obligatoirement par un modèle économique capitaliste. Mais c'est là où la démocrate-chrétienne intervient. Je suis totalement contre une philosophie de l'argent, pour l'argent et par l'argent. Je la refuse. Ce n'est pas mon idéologie de vie. Mes concepts, mes valeurs, mes convictions sont au contraire dans l'homme. Et donc, oui, je souhaiterais que notre société fasse moins d'exclus, moins de laissés pour-compte, que celle société puisse regarder un peu mieux les malheurs, les peurs, les angoisses des uns et des autres. Bref, qu'elle soit plus humaine, c'est ce que j'espère. On a besoin d'avoir du cœur pour faire de la politique.