Interview de MM. Marc Blondel, secrétaire général de FO, et Alain Madelin, président de Démocratie libérale, dans "VSD", le 8 février 1998, sur le projet de loi de Martine Aubry sur la réduction du temps de travail, la création d'emplois, le libéralisme et les revendications des mouvements de chômeurs.

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VSD : Les 35 heures peuvent-elles comme plusieurs études l'ont opportunément indiqué favoriser la création d'emplois ?

Alain Madelin : Ces études, sorties « opportunément » comme vous dites, ne montrent pas du tout cela. Le Gouvernement s'est livré à une opération de falsification. Ces études indiquent dans les meilleurs scénarios, que pour qu'il y ait création d'emplois, il faudrait plusieurs conditions : que la croissance suive, que les entreprises aient confiance, et surtout, qu'il y ait une réduction des salaires. Et cela, le Gouvernement s'est bien gardé de le préciser. S'il s'agit de faire les 35 heures pour baisser les salaires, le Gouvernement doit le dire ! En fait, la réduction autoritaire du temps de travail va casser la confiance, briser la croissance, provoquer un gel, voire une baisse des salaires. Cela se terminera non pas par plus d'emplois, mais par plus de chômage.

Marc Blondel : Nous n'accepterons pas une baisse des rémunérations. Force Ouvrière (FO) n'a jamais fait de la réduction du temps de travail la priorité « number one » de la lutte contre le chômage. Ce n'est qu'un des éléments pouvant favoriser l'emploi à condition que l'on maintienne une politique de croissance.

Si la réduction doit satisfaire une revendication sociale – c'est naturel de vouloir travailler moins – alors il fallait programmer cela par la négociation, année par année, une heure tous les ans, et, en quatre ans, on y arrivait. Si on veut en faire un élément catalyseur de l'emploi, il fallait alors être plus brutal et dire : « Les 35 heures dès demain ». La grave erreur c'est de croire que la réduction de 39 heures à 35 se traduira par 10 % d'embauches.

La deuxième erreur, c'est de croire que cela va créer des emplois permanents de 35 heures. On va déstructurer le travail à temps complet. Ceux qui avancent des chiffres sont des illusionnistes, car en fait personne n'en sait rien.

VSD : Alain Madelin, vous devez avoir envie de féliciter Marc Blondel ?

Alain Madelin : Si j'ai des désaccords avec lui, je partage totalement sa crainte de voir à nouveau les rémunérations tirées vers le bas. C'est un phénomène en cours depuis plusieurs années. On a fini par enfermer des millions de personnes dans les bas salaires, qui sont devenus une référence pour l'ensemble du monde du travail. C'est inacceptable.

Marc Blondel : Vous voulez votre carte à Force Ouvrière ?

Alain Madelin : Nous avons en France une véritable déflation salariale à laquelle il faut mettre un terme. Une pression à la baisse qui va malheureusement s'accentuer avec les 35 heures obligatoires : elles vont conduire à un gel, voire à une réduction des rémunérations et à une disparition des heures supplémentaires, qui sont souvent précieuses à de nombreuses familles. Les premières victimes seront les salariés. Mais je ne pense pas, comme l'écrit Marc Blondel, que la concurrence internationale et la mondialisation nous conduisent à tirer les salaires vers le bas.

Marc Blondel : Oui, mais je n'ai pas encore dit cela pour l'instant.

Alain Madelin : L'idée que, pour s'en sortir dans la compétition internationale il faudrait aligner les salaires français sur ceux pratiqués en Indonésie est une pure folie. Être compétitif aujourd'hui, ce n'est pas faire concurrence à l'Indonésie ou au Bangladesh à coup de bas salaires. La prospérité et la compétitivité d'un pays vont dépendre de plus en plus de la matière grise ajoutée, de la capacité à imaginer, à créer de nouveaux produits, fabriqués autrement, avec de nouvelles technologies et de nouveaux services de meilleure qualité. Permettre de mieux payer les salariés des secteurs les plus innovateurs et les plus compétitifs, c'est aussi leur permettre d'acheter un peu plus cher des services, comme les services aux personnes, du commerce et de l'artisanat, qui sont insuffisamment développés en France en raison de leur coût souvent trop élevé.

Marc Blondel : Ainsi Monsieur le Ministre est pour la croissance et pour l'augmentation des salaires ! notez-le bien…

Alain Madelin : Mais c'est du libéralisme. C'est pourquoi je vous propose volontiers une carte de Démocratie Libérale…

VSD : Marc Blondel a dit que l'évolution de la société vers le bien-être c'est d'aller vers moins de travail. Alain Madelin, partagez-vous ce sentiment ?

Alain Madelin : Je pense que nous allons vers une civilisation du temps choisi et du temps libéré. Que certains souhaitent travailler 25 heures ou d'autres 50 heures, c'est l'affaire des salariés et des entreprises.

Marc Blondel : Cela sous-entend que l'intervention de l'État n'est pas souhaitée. Moi je souhaite le contrôle et la régulation par la régulation collective. Mais le CNPF n'a jamais accepté ce genre de discussions. La revendication s'est donc orientée directement vers les politiques, ce que je regrette. Elle est même devenue un enjeu politique. Je me sens complètement étranger au débat en cours au Parlement. Ils sont en train d'en faire une affaire partisane, alors qu'il s'agit du comportement et du sort des travailleurs. J'aurais mieux aimé pouvoir en discuter avec les représentants des employeurs.

Alain Madelin : Je rappelle la philosophie libérale qui est aussi celle du syndicalisme réformé : la loi doit suivre la négociation, mais pas la précéder n'y si substituer.

VSD : Vous dites que les 35 heures ne créeront pas forcément des emplois. Est-ce donc raisonnable de les réclamer pour les fonctionnaires ?

Marc Blondel : Le ministre de la Fonction publique, Émile Zuccarelli, a dit : « on n'exclut pas les 35 heures pour les fonctionnaires ». Chez les fonctionnaires, il ne s'agit pas de gains de productivité. Vous ne mesurez pas l'activité d'un pompier au nombre de fois où il éteint le feu. L'important, c'est qu'il soit là quand on en a besoin. C'est donc un problème budgétaire, un problème de création de postes.

Alain Madelin : Donc, annoncer les 35 heures dans la fonction publique, c'est annoncer de nouveaux impôts ! Cela étant, je pense qu'il existe globalement des gains de productivité possibles dans la fonction publique. Et que l'enjeu des prochaines années consiste à négocier ces gains de productivité dans des contrats de modernisation de la fonction publique : ils pourraient permettre, en contrepartie de la productivité ou de la mobilité, d'améliorer le revenu ou de modifier le temps de travail du personnel.

VSD : Le risque n'est-il pas que l'on commence à appliquer les 35 heures dans la fonction publique, là où les syndicats sont le plus actif, plutôt que dans le privé, où les patrons y sont hostiles ?

Marc Blondel : Vous surestimez la revendication des fonctionnaires. Les 35 heures n'étaient ni la revendication prioritaire des organisations syndicales, ni un préalable à la discussion. Dans le cadre d'une négociation sur les salaires, Monsieur Zuccarelli a fini par admettre le principe des 35 heures pour la fonction publique. Mais nous n'avons pas encore de date.

VSD : Vous n'en demandez pas ?

Marc Blondel : Si vous me posez la question comme ça, ma revendication va être : « 35 heures tout de suite ! »

Alain Madelin : Le résultat de tout cela, c'est que les 35 heures, surtout étendues à la fonction publique, ce sera non seulement moins d'emplois, mais aussi plus d'impôts.

VSD : Pour créer des emplois vous dites, Alain Madelin : « Il faut d'abord réduire les charges des entreprises », et vous, Marc Blondel : « On l'a déjà fait, cela n'a jamais marché ».

Alain Madelin : Non, je ne dis pas cela. D'autant plus que ce que l'on appelle baisse des charges n'en est généralement pas, elles ne s'accompagnent jamais d'une baisse de dépenses publiques. Ce que l'on baptise « allègements » n'est donc en réalité qu'un transfert de charges vers d'autres. Si vous mettez un impôt sur les vaches, dit la sagesse fiscale, ce sont rarement les vaches qui paient des impôts. En réalité, s'il faut faire un effort sur les charges il faut le cibler sur les emplois de services à faible valeur ajoutée : pour ces services, le coût du travail constitue un handicap. Car globalement dans les secteurs de l'industrie où la part de la main d'oeuvre est faible dans le prix du produit, la compétitivité ne se fait pas en baissant le coût du travail, mais en mettant davantage de matière grise, d'innovation, d'intelligence dans la distribution du produit.

Marc Blondel : Nous avons un point commun. Alain Madelin a raison : ce que l'on ne fait pas payer par les uns, on le fait payer par les autres. Et quand on regarde de plus près, ce sont les mêmes. Ou nous voulons maintenir un niveau élevé de protection sociale, ou on coupe dedans. Mais je vous fais remarquer que, de toute façon, on vit toujours avec l'argent des autres. Si on veut maintenir un certain niveau de protection sociale, il faudra aller chercher un financement, et là, avec la poursuite du plan Juppé on ira à l'impôt.

VSD : Dans le mouvement des chômeurs, Marc Blondel, on vous a trouvé un peu distant. Et vous Alain Madelin, plutôt sympathisant…

Alain Madelin : Dans ce pays, le fait d'enfermer des gens dans l'assistance et dans la dépendance, sans futur, sans espoir, c'est normal que cela provoque des sentiments de révolte. Je sais qu'ils n'ont pas été totalement spontanés. Il n'en reste pas moins que si cela doit donner quelques coups de poing dans l'estomac et déranger le confort de quelques-uns c'est tant mieux ! Je dis les choses telles que je les pense.

Marc Blondel : Je voudrais corriger un petit peu le tir ; quelle est l'organisation syndicale qui, le 10 octobre dernier, a demandé la hausse de l'allocation spécifique de solidarité ? Pendant que les autres réclamaient en priorité et quasi exclusivement les 35 heures, moi je demandais d'abord que l'on augmente l'ASS, qui n'avait pas été revalorisée depuis 1994 et qui a perdu 10 % de son pouvoir d'achat. Je soutenais la revendication des chômeurs qui est d'avoir un revenu de substitution.

Alain Madelin : La revendication des chômeurs, c'est surtout d'avoir un travail !

Marc Blondel : C'est mon slogan. Il vient de me le piquer ! La plus belle allocation pour un chômeur, c'est d'avoir un boulot. Le talent médiatique des associations de chômeurs est une chose, les opposer aux syndicats en est une autre. Pour certains, ce fut aussi l'occasion pendant quelques jours ou semaines, de se donner bonne conscience. Mais ils ont commencé par occuper les Assedic, vous vous rendez-compte du symbole !

Alain Madelin : Ils ne peuvent pas occuper leurs entreprises…

Marc Blondel : Cela me gêne moins quand ils occupent les chambres de commerce et d'industrie. Notre rôle de syndicalistes, c'est de défendre les intérêts conjoints – et qui ne sont pas contradictoires – de celui qui a un travail et de celui qui n'en a pas. Je ne veux pas qu'on oppose les travailleurs entre eux. C'est pour ça que j'ai adopté une position modérée. On ne va tout de même pas faire une convention collective du chômage, avec au bout de trois ans, une augmentation pour ancienneté.

Alain Madelin : Ce que vient de décrire Marc Blondel est un nouveau phénomène. Ce n'est plus la lutte des classes, mais la lutte des places. Le remède sur le fond est évident : il faut remettre la société en mouvement. Et seule la voie libérale est efficace pour créer les places nouvelles dont nous avons besoin. Faute de quoi, ce phénomène fera exploser la société française. Le chômage de masse et l'enfermement dans le chômage de longue durée sont une toute nouvelle dimension qui dépasse le rôle des partenaires sociaux. C'est une responsabilité de l'État. L'important n'est pas de proposer un statut de chômeur amélioré, mais un revenu de substitution ou de complément qui soit un revenu d'activité et non plus un revenu d'assistance. Dans les collectivités locales, il y a des emplois qui pourraient être utilisé à cela plutôt que de les offrir ainsi qu'on l'a fait maladroitement avec les emplois Aubry, comme perspective d'avenir à des jeunes diplômés.

Marc Blondel : Pour les chômeurs, ma réponse, c'est l'extension de l'ARPE (Allocation de Remplacement pour l'Emploi). Nous avons initié ce dispositif qui correspond à la possibilité de partir à 57,5 ans en préretraite contre l'embauche de quelqu'un. C'est ce mouvement qu'il faut amplifier. Il faut permettre aux gens qui ont commencé à travailler à 14 ou 15 ans de partir après 40 ans de cotisations au régime de retraite. Dans le privé, 150 000 emplois sont susceptibles d'être ainsi dégagé, j'aime mieux cela qu'une allocation universelle pour les gens qui sont au chômage passé 50 ans. Le problème ne concerne pas seulement les chômeurs qui ont occupé les Assedic, mais les fils de ces chômeurs. Ce sont ceux-là qu'on abandonne le plus, qui n'ont plus d'espoirs, vivent en dehors de notre société et la bouleverseront à un moment donné.

Alain Madelin : Marc Blondel a parlé de la solution de l'extension de l'ARPE. Il aurait mieux valu, en effet, une bonne discussion sur cela plutôt qu'une mauvaise loi sur les 35 heures.