Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur les relations France - Afrique et en particulier sur les conséquences de la dévaluation du franc CFA et l'aide de la France, à Paris le 24 mars 1994.

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Circonstance : Réunion de l'assemblée internationale des parlementaires de langue française (AIPLF)

Texte intégral

Messieurs les Présidents,
Monsieur le Secrétaire général,

J'ai tenu à venir passer quelques instants avec vous, quelques instants, hélas, car mon emploi du temps est particulièrement tendu : je viens de quitter à l'instant même mon homologue allemand M. Kinkel, nous avons eu un long entretien très positif et je dois dans quelques instants recevoir Lord Owen qui vient me parler des progrès du processus de paix dans l'ex-Yougoslavie.

J'ai tenu malgré tout à venir, parce que je voulais manifester, par ma présence, tout l'intérêt que le gouvernement, et plus particulièrement le ministère des Affaires étrangères, porte à l'Assemblée internationale des parlementaires de langue française et aux Présidents des assemblées qui sont réunis autour de cette table.

Cela sera pour moi l'occasion de rappeler quelques points forts de notre politique africaine et d'évoquer rapidement le sujet que vous avez inscrit à votre ordre du jour et qui a trait à la situation économique et monétaire du continent africain après la dévaluation du franc CFA.

Je tenais à vous dire, si besoin est, que les relations avec l'Afrique constituent l'une des toutes premières priorités de notre action diplomatique et conservent à nos yeux, aux yeux du gouvernement français, et aux miens, un caractère tout à fait privilégié.

C'est au Général de Gaulle que l'on doit la mise en place, au lendemain des indépendances, du ministère de la Coopération, et l'affirmation de ce caractère privilégié. Nous avons avec vos pays des relations d'une intensité qui sont sans équivalent par rapport au reste du monde : elles sont fondées sur les liens d'estime et d'amitié que beaucoup d'hommes d'État français et africains entretiennent et continuent à nouer au fur et à mesure que le temps passe. Elles se fondent sur la présence de cent mille ressortissants français en Afrique, sur une assistance française annuelle importante et sur une relation culturelle et linguistique elle aussi sans exemple. J'ai été pour ma part très impressionné de ce que j'ai vu à Maurice à la fin de l'année dernière à l'occasion de la réunion du sommet de la francophonie qui certes, ne se réduit pas exclusivement au continent africain, mais où l'Afrique occupe une place de choix.

La France s'intéresse à toute l'Afrique subsaharienne bien entendu, et c'est dans cet esprit que, lors de mon récent voyage en Afrique du Sud, j'ai invité la nouvelle Afrique du Sud à participer au prochain sommet franco-africain qui doit se tenir en novembre 1994 en France ; mais l'Afrique "du champ" comme l'on dit, reste bien évidemment le cercle privilégié de notre coopération avec l'Afrique.

Les trois grands axes de cette politique, vous les connaissez : l'appui à la paix, et à la stabilité sur le continent africain, le soutien au processus de démocratisation et bien sûr, c'est sans doute essentiel dans la situation actuelle, la solidarité dans l'effort de redressement économique.

L'appui à la paix et à la stabilité se concrétise par les efforts de défense et de coopération militaire qui nous lient à plusieurs pays africains et qui contribuent, je crois, à la stabilité globale du continent.

La France joue également au-delà même de ces accords, un rôle important dans la recherche du règlement des conflits qui surgissent hélas trop souvent dans la vie internationale.

Processus de démocratisation aussi, ai-je dit : depuis plusieurs années, la France a affirmé son souci de voir l'État de droit et les grandes valeurs sur lesquelles sont fondés notre démocratie et notre système politique prises en compte par l'ensemble de ceux avec qui nous entretenons des relations privilégiés. Je dois dire que, depuis plusieurs mois, les choses vont dans le bon sens, on l'a vu à l'occasion de l'organisation d'élections dans plusieurs pays où les transitions démocratiques ont été réussies.

Enfin, c'est sur ce point que je voudrais peut-être plus spécialement insister : cette politique se marque surtout par un effort de solidarité en vue du décollage ou du redressement économique de nos partenaires. Et ceci m'amène à dire un mot sur une opération qui, d'une certaine manière, a constitué un choc, je le sais bien, dans les pays de la zone, je veux parler de la dévaluation du franc CFA.

Est-il besoin de rappeler que cet ajustement monétaire était absolument "incontournable", comme l'on dit dans le mauvais français d'aujourd'hui ? Nous ne pouvions pas continuer à voir les économies de la zone stagner dans la récession économique et les efforts de coopération que nous faisions par ailleurs vidés d'une grande partie de leur substance par la situation ainsi créée. C'était une décision difficile, elle a été assumée avec beaucoup de courage par les pays concernés et ils mesuraient tous, et nous le mesurions nous-mêmes le risque politique et social qu'elle comportait.

Mais je voudrais pour convaincre, j'espère que cela a déjà été fait au cours des entretiens que M. Roussin ou d'autres responsables français ont pu avoir avec vous, ou avec les autorités de vos pays, que cette affaire n'a pas été improvisée. Avec nos partenaires africains, et respectueux de leur décision, nous avons préparé et mis en œuvre toute une série de mesures d'accompagnement dont l'ampleur est considérable. Je ne peux pas laisser dire, comme je le lis parfois dans tel ou tel organe de presse, que cette opération de dévaluation petit être assimilée à un "lâchage" de la France. C'est tout le contraire dont il s'agit ! L'effort financier que nous avons décidé sur le plan bilatéral, a été tout à fait considérable puisque, pour le seul rééchelonnement de la dette, il tourne autour de 25 milliards de francs. Ce qui a permis l'annulation de la dette publique des pays les moins avancés, l'annulation de la moitié de la dette des pays à revenus intermédiaires, l'annulation des arriérés de tous ces pays, à la caisse française de développement, la mise en place, vous le savez, d'un fond spécial pour les populations urbaines défavorisées, l'installation de mécanismes d'aide pour les entreprises en difficulté, le développement d'aides budgétaires aux mesures d'ajustement structurel conclues avec le FMI. Simultanément, c'était une des conditions sine qua non que nous avions posée à cette opération, le FMI et la Banque mondiale ont joué le jeu, je crois qu'on petit le dire. Ils ont prévu dans les accords de confirmation signés avec tous les pays de la zone un effort important, et ont tenu pour l'essentiel le calendrier et les délais qui avaient été annoncés. Je voudrais saluer l'attitude courageuse qu'ont eu tous les gouvernements de la zone franc, tous les élus de ces pays et les populations qui ont affronté cette situation nouvelle avec beaucoup de sang-froid malgré l'agitation qui pouvait être entretenue ici ou là par des prophètes de mauvais augure.

C'est d'autant plus méritoire que les effets d'une dévaluation sont en général douloureux à court terme et ne sont positifs qu'à moyen terme ; il faut donc une capacité d'anticipation qui est parfois difficile pour les opinions publiques.

Dès à présent, et je parle sous le contrôle des représentants de l'administration qui sont présents à ma droite, je crois pouvoir dire que le cap le plus difficile a été franchi : on voit apparaître un certain nombre d'effets positifs de cet ajustement monétaire. On enregistre les premiers signes d'une augmentation des productions agricoles qu'elles soient d'exportation, qu'elles soient vivrières, on voit également le début d'une modification des habitudes alimentaires avec une amorce de substitution des produits locaux aux produits importés, la croissance des exportations se dessine, ainsi que, effet plus mécanique et plus immédiat, la diminution des importations et une amélioration sensible de la liquidité des banques.

Tout ceci n'est qu'un premier résultat qui mérite d'être confirmé et nous avons à faire preuve jour après jour d'une très grande vigilance. Sachez qu'au ministère des Affaires étrangères, en liaison avec le ministère de la Coopération et le ministère des Finances, nous avons un système de suivi, pays par pays, et semaine après semaine, qui nous permet de regarder les grandes évolutions macro-économiques, celles qui concernent les prix des denrées de première nécessité, pour éviter les dérapages, ou celles qui concernent la situation des entreprises.

Tout le pari, nous en sommes bien conscients, est un pari sur les six prochains mois. C'est au bout d'une année que l'on pourra véritablement diagnostiquer le succès ou le moindre succès de la dévaluation : il se manifestera par la reprise de la croissance, par la stimulation des exportations, par l'affirmation des économies locales. Je sais bien que la situation est contrastée selon les pays, que le succès de la dévaluation se jouera peut-être dans un certain nombre d'entre eux dont le poids économique est plus lourd que celui d'autres pays. Je sais aussi que beaucoup dépendra du comportement des acteurs économiques et parfois des acteurs économiques français, des entreprises notamment, dont la réaction a parfois été difficile à maîtriser dans les premiers temps, mais qui, aujourd'hui prennent conscience de l'avantage que peut leur apporter cet ajustement monétaire. Au total, je crois que nous avons franchi sans dérapage social et politique, la première période qui était peut-être la plus sensible dans ce domaine et que nous nous acheminons maintenant au cours des prochains mois vers la consolidation de ces acquis et le redémarrage économique que nous nous étions fixé pour objectif.

Sans doute, cette analyse vous paraîtra-t-elle trop optimiste, un peu unilatérale, mais la vertu du dialogue et de la réunion qui a été organisée aujourd'hui par l'Assemblée internationale des parlementaires de langue française est précisément d'apporter des points de vues divergents sur l'analyse qui peut être faite par les autorités françaises et je verrai pour ma part beaucoup d'intérêt aux réactions que les parlementaires ici présents pourront faire valoir, car ils ont beaucoup mieux que nous, cela va de soi, le contact avec la population et peuvent nous éclairer sur les réactions de caractère psychologique et social qui ont été enregistrées. Je sais qu'en économie au-delà des chiffres, au-delà des statistiques, au-delà des grandes analyses macro-économiques, le succès d'une telle opération est d'abord fonction des comportements des uns et des autres, et de la psychologie collective qui s'affirmera dans les pays concernés.

Pour conclure cette rapide intervention, et vous laisser le temps peut-être de réagir avant que je ne sois obligé, de quitter cette pièce, je voudrais en tous cas réaffirmer que les procès d'intention à l'encontre de la France le "lâchage" dont on a parlé ici ou là dans certains organes de presse ne correspondent ni à nos intentions, et certainement pas à la réalité d'une solidarité entre la France et l'Afrique qui ne s'est pas démentie depuis plusieurs décennies et qui ne se démentira pas dans les années prochaines.

Q. : Comment peut-on penser que la dévaluation puisse produire des effets positifs sachant que, pour que la dévaluation ait des effets positifs, il faudrait que l'Afrique puisse produire des produits assez compétitifs sur le plan international et donc puisse se positionner sur le marché mondial ? Personnellement je ne pense pas que l'Afrique puisse le faire.

R. : Je me bornerai à vous répondre par une question moi aussi : comment voyiez-vous, à l'imparfait le développement de l'Afrique et de la zone franc en particulier, en maintenant le statu quo antérieur à la dévaluation ? Pouvait-on continuer longtemps à avoir des économies de la zone franc en récession, en stagnation économique au fil des années ? Le statu quo était impossible et nous conduisait à ce qui est déjà pour ces pays une véritable catastrophe économique.

On aurait pu imaginer effectivement que la réponse à ma question soit d'augmenter encore l'aide de la France : c'était plonger ces pays dans un statut permanent d'assistance, sans débouché ; c'était se condamner à ne jamais obtenir la participation d'autres acteurs économiques, qu'il s'agisse du FMI, de la Banque mondiale ou de certains de nos grands partenaires qui s'abstenaient de toute intervention au motif que c'était la chasse gardée de la France, trop heureux de ne pas y mettre un sou ; et c'était, à terme, l'aggravation des problèmes économiques que subissaient ces pays. Donc, par a contrario, je serai tenté de vous dire qu'il n'y avait pas d'autre solution que celle-là. Par ailleurs, je ne partage pas votre pessimisme, sur l'incapacité des économies africaines à dégager des productions disponibles pour l'exportation. Mon raisonnement n'est pas valable pour tous les pays, je le reconnais bien, mais il y a des pays dans la zone franc, qui sont capables, au prix de beaucoup d'efforts, au prix d'investissements souvent lourds, grâce à une aide accrue et à un rééchelonnement de leur dette, à prendre position sur le marché mondial.

J'ajoute une dernière réflexion : cette technique d'intervention a déjà été utilisée ailleurs, et partout où elle a été utilisée, elle a permis aux pays de s'en sortir.

Regarder, toute proportion gardée, car je sais bien que les différences sont considérables dans les tissus économiques, mais regardez quelle était la situation de l'Amérique latine, il y a quelques années : à force de travail, d'investissements, et en appliquant les techniques qui sont celles du FMI, ce continent s'en est sorti aujourd'hui. Regardez l'Égypte, qui a aujourd'hui trouvé, après un rééchelonnement de sa dette et un réajustement de sa monnaie, un niveau de croissance qui lui donne des perspectives positives. Aussi bien en raisonnant par rapport à la situation antérieure qu'en raisonnant dans d'autres zones géographiques du monde, je crois qu'il fallait en passer par là.

Q. : (sur la dette, sur le FMI, sur les effets attendus, sur l'économie) ?

R. : Sur la dette, je vous renvoie à ce que j'ai dit en commençant. Vous dites que la dette s'est alourdie, mais la France a consenti un effort de rééchelonnement qui représente 25 milliards de francs, donc, lorsque l'on annule la totalité de la dette publique sur les PMA, on ne peut pas dire qu'ensuite elle double, puisqu'elle est annulée. Il y a d'autres formes de dette bien entendu, mais globalement, je ne pense pas qu'il y ait là une aggravation de la situation, je pense au contraire, que cela permet un rééchelonnement, bénéfique aux économies de la zone.

Deuxième réflexion, je pense que votre suggestion, M. le Président, qui est de mobiliser plus encore que ce n'est le cas aujourd'hui les partenaires de la France, est une bonne suggestion. Nous l'avons faite dans le cadre de l'Union européenne, j'ai été moi-même voir le commissaire compétent, d'autres ministres ont fait des démarches en ce sens, M. Roussin lui-même pour que l'Union européenne s'engage. Ce que vous dites sur la longueur des procédures du FMI et de la Banque est vrai. Je crois quand même, grâce à l'insistance particulière de la France, on sait que le Premier ministre français a lui-même reçu le directeur général du Fonds, le directeur général de la Banque, il y a eu une certaine accélération des procédures, cela a été moins long que d'habitude, et nous serons très vigilants pour surveiller les délais.

Enfin, pour en revenir au premier sujet que l'on évoquait, l'effet sur l'exportation, je disais tout à l'heure que certaines des économies de la zone avaient des capacités exportatrices : je crois qu'il ne faut pas non plus sous-estimer l'effet bénéfique de l'opération sur les échanges à l'intérieur même de la zone. La situation monétaire antérieure était une fantastique prime à l'importation de produits venus d'ailleurs ; à partir du moment où on complique un peu ce processus, c'est un encouragement à développer la production locale et les échanges, pas toujours sur les marchés mondiaux, mais dans la zone elle-même, ce qui peut avoir un effet de croissance et d'entraînement bénéfique.

Voilà, je suis vraiment confus, de ne pas pouvoir poursuivre cette discussion : ce qui me console, c'est que mes collaborateurs sont ici et donc pourront vous répondre. Je lirai très attentivement le compte rendu fidèle qu'ils me feront de ces travaux, car j'attache beaucoup d'importance à la réaction des parlementaires face à une opération qui est une opération risquée, qui est une opération qui demande du courage, mais qui est une opération je le répète, qu'il fallait faire, pour se donner une chance de sortir les pays de la zone de la stagnation économique où ils se trouvaient depuis trop d'années.