Texte intégral
Europe 1 : lundi 29 novembre 1993
J.-P. Elkabbach : À 15 jours du délai fixé par les Américains pour la signature de l'accord, quel est votre point de vue ?
J.-P. Chevènement : Il y a des gens qui ne veulent jamais exister sous prétexte de ne pas s'isoler. En politique, il faut être capable de dire non. C'est aussi la seule possibilité de dire oui et de donner à son oui une valeur véritable.
J.-P. Elkabbach : Il faut dire oui ou non ?
J.-P. Chevènement : Il faut prendre une vue générale du dossier. D'après ce que je sais, les choses sur Blair House ne bougeraient pas beaucoup. S'il n'y a pas d'accord le 15 décembre, date butoir fixée par le Congrès américain seulement, ce ne serait pas un drame. Peu de jours après ce serait Noël et les jours commenceraient de rallonger.
J.-P. Elkabbach : Souscririez-vous à l'accord s'il garantissait les intérêts élémentaires des Français ?
J.-P. Chevènement : Absolument mais, par exemple, n'est pas en cause l'arsenal protectionniste dont les Américains se sont dotés. Ça, ça doit faire l'objet d'une discussion et il n'est pas normal que la France ait déjà perdu la bataille de la communication tandis qu'à la veille d'une négociation décisive, on voit ses principaux leaders expliquer qu'il faut conclure à tout prix. Cela me scandalise.
J.-P. Elkabbach : Pourrait-on se passer d'un tel accord ?
J.-P. Chevènement : Bien sûr. Ceux qui vous disent que ce serait un drame font semblant de croire qu'il y a un rapport entre la croissance et la libération des échanges. On ne voit rien de tel dans l'histoire et les Américains ont clairement une stratégie d'éviction, non seulement pour nos exportations céréalières mais aussi pour l'aéronautique, l'audiovisuel, pour toute une série de domaines dans lesquels la France existe. Nous devons défendre les intérêts légitimes du peuple français.
J.-P. Elkabbach : Ce qui est probablement en train de se faire ?
J.-P. Chevènement : Je l'espère, mais l'expérience que je peux avoir de cette affaire me rend très inquiet. Nous avons des dirigeants très frileux dès lors qu'il s'agit d'exister, incapables de dire non, même quand les intérêts supérieurs de la France sont en jeu.
J.-P. Elkabbach : Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
J.-P. Chevènement : C'est le spectacle de mon pays. Je vois le déclin industriel, la stagnation de sa production, l'augmentation du chômage, le rôle de sa diplomatie qui a été limée. Je ne vois pas, jusqu'à présent, où s'est manifestée la capacité de fixer des règles du jeu qui nous permettraient de jouer le jeu du libre-échange.
J.-P. Elkabbach : Que diriez-vous à l'américain Kantor aujourd'hui ?
J.-P. Chevènement : Je lui dirais qu'il faut revoir profondément Blair House mais ce n'est pas le mandat que le gouvernement a obtenu du Conseil européen. Il n'a donné en fait à la Commission qu'un mandat d'éclairage. Il s'agit de compléter l'accord de Blair House, de l'interpréter. Il ne s'agit pas de le renégocier.
J.-P. Elkabbach : Vous vous considérez à gauche de la gauche ?
J.-P. Chevènement : Non, j'incarne une gauche républicaine soucieuse de mener en France une autre politique. Je suis pour que la France mène une politique tout à fait différente.
J.-P. Elkabbach : Quel est votre objectif avec votre mouvement ?
J.-P. Chevènement : Un premier sondage donne au mouvement des citoyens 5,5 % dans une élection européenne mais ce n'est qu'une base de départ. Si je me suis résolu à créer un nouvel acteur politique, c'est que je ressens, comme beaucoup de Français, que ce que les dirigeants de la droite et du PS ont dans la tête, c'est la même chose.
J.-P. Elkabbach : Avec Rocard à la tête du PS, c'est la même chose que la droite ?
J.-P. Chevènement : Absolument. Maastricht, ils étaient ensemble sur les mêmes estrades pour en défendre les orientations. Sur le GATT, vous entendez MM. Barre, Giscard d'Estaing, Rocard, préconiser de signer. Quelle différence de fond y a-t-il du point de vue des intérêts de la France et de la vie quotidienne des Français ?
J.-P. Elkabbach : Donc pour le Mouvement des citoyens, c'est le début d'une campagne ?
J.-P. Chevènement : Nous sommes actuellement 7 500 et nous espérons, par une suite d'ébranlements successifs, en allant vers le peuple, en ne cherchant pas le confort, en allant sur le terrain, en écrivant des livres, en faisant tout ce qu'il faut pour exister avec persévérance, faire en sorte que le peuple français ait la possibilité de s'exprimer.
J.-P. Elkabbach : Vous allez conduire une liste aux élections européennes ?
J.-P. Chevènement : Ce n'est pas impossible. Le Mouvement des citoyens soit présentera, soit soutiendra une liste pour marquer qu'il y a une autre politique possible pour notre pays et en Europe.
J.-P. Elkabbach : Et la logique c'est que vous soyez présent en 1995 ?
J.-P. Chevènement : C'est une possibilité. Si nous commençons à faire bouger le paysage, ce n'est pas pour s'arrêter en chemin.
J.-P. Elkabbach : Depuis quand croyez-vous qu'on est plus efficace quand on est en marge ?
J.-P. Chevènement : J'ai passé près de 30 ans au sein du PS. Je sais qu'il est prisonnier de ses ornières gestionnaires, je connais suffisamment ceux qui l'animent pour savoir qu'il n'en sortira pas de lui-même. C'est de l'extérieur qu'on fera bouger les choses dans ce pays en créant un acteur politique neuf, en repartant sur des bases nouvelles. Quand les socialistes auront redécouvert la République et qu'ils auront répudié Maastricht, on pourra en reparler mais d'ici-là, il y a place pour le Mouvement des citoyens.
La Tribune Desfossés : 14 décembre 1993
La Tribune : Un accord au Gatt n'est-il pas la moins mauvaise solution ? L'absence d'accord ne risque-t-elle pas d'ouvrir la voie à des sanctions américaines ?
Jean-Pierre Chevènement : Je me méfie du discours du moindre mal. Très souvent, il y a un bon usage à faire des crises. Et le débat sur le Gatt aura au moins fait progresser la conscience de l'extraordinaire désordre qui caractérise aujourd'hui l'organisation économique et monétaire du monde.
La Tribune : La France devrait-elle alors imposer son veto et prendre le risque d'être isolée au sein de l'Union européenne ?
J.-P. Chevènement : La crainte de l'isolement a toujours été l'alibi du renoncement. Valéry Giscard d'Estaing s'inquiète du risque de voir la France devenir le « mouton noir » de l'Europe. Michel Rocard déclare qu'il vaut mieux un mauvais accord que pas d'accord du tout. Ce discours est profondément révélateur de l'abaissement de notre pays dans l'esprit même de ceux qui aspirent à le diriger. S'opposer à Munich, c'était prendre le risque de l'isolement. Et c'est bien M. Chirac qui, à propos de Blair House, a parlé de « Munich agricole ». Le 18 juin 1940, le général de Gaulle était on ne peut plus seul, il a rendu un grand service à notre pays. Ne pas signer c'est aussi le moyen de remettre sur la table l'ensemble des problèmes commerciaux et monétaires qui se posent aujourd'hui.
La Tribune : L'Assemblée va se prononcer sur le Gatt. Vous préconisez de voter contre ?
J.-P. Chevènement : Si le Parlement disposait d'une information complète, de textes traduits en français, ce qui n'a pas été le cas pour le compromis de Blair House, le Parlement pourrait donner acte au gouvernement de ce qui est acceptable. Ce n'est évidemment pas le cas aujourd'hui. En tout état de cause, un accord au Gatt doit être ratifié par le Parlement en vertu de l'article 53 de la Constitution. Et l'article 88-4 précise que le gouvernement « soumet à l'Assemblée et au Sénat dès leur transmission au Conseil des Communautés les propositions d'actes communautaires comportant des dispositions de nature législative ». C'est bien le cas. Je ne vois pas pourquoi moi, député français, je n'exigerais pas l'application stricte de la Constitution. Les congressistes américains Richard Gephardt et Robert Matsui sont à Genève. Robert Dole a créé un groupe de pression au sein du Congrès. Il serait temps que, en France, les parlementaires, qui portent la volonté de leur électeurs, se montrent un peu plus exigeants dans la défense de nos intérêts nationaux légitimes.