Articles de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" du 4 février, 25 mars, 1er et 8 avril 1994, sur l'augmentation des bénéfices et la diminution des salaires, le résultat des élections cantonales et les manifestations de jeunes contre le CIP, dit "SMIC Jeunes".

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Média : Lutte Ouvrière

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Lutte Ouvrière : 4 février 1994

Balladur le bonimenteur

Les journaux télévisés de la semaine dernière ne nous ont pas fait grâce, ni le midi ni le soir, du dévouement des ministres qui, autour de Balladur, consacraient leur dimanche après-midi à prendre des décisions déterminantes contre le chômage et pour l'emploi.

On les a vu arriver trottant et souriant, voire se faisant la bise, et ressortir toujours aussi souriants et alertes.

Quand on a connu les mesures, pour stupéfiant ce fut stupéfiant : comment tout un gouvernement pouvait-il se réunir tout un après-midi pour accoucher de si peu de chose.

5 000 F à tous ceux qui voudraient bien revendre leur vieille voiture ! Les concessionnaires faisaient cela, voire mieux, depuis bien longtemps et sans même demander qu'elle ait 10 ans ! Ils continueront, ont-ils déjà annoncé.

Et ceux qui, de toute façon, avaient l'argent pour se payer une voiture feront donc, sur le dos de l'État, une économie de 5 000 F. Mais tous ceux qui n'ont pas les 40 ou 50 000 F nécessaires pour se payer, ne serait-ce que le plus petit modèle possible, garderont leur vieille voiture, s'ils en ont une.

Quant aux chômeurs, n'en parlons pas. La RATP va embaucher 700 personnes dont 200 pour assurer la sécurité et 400 pour renforcer les « rafles » contre les « sans-billet ». Il ne reste donc que 3 499 300 postes à trouver pour résorber le chômage. Et à condition que la RATP ne fasse pas sortir par une porte ceux qu'elle fera entrer par une autre. Quant aux chômeurs, ils iront chercher du travail à pied.

On va imposer d'embaucher des concierges. Mais d'abord dans les HLM. Pour les logements de luxe, ce sera plus tard, car il s'agit seulement de l'imposer dans les ensembles à construire. Peut-être trouvera-t-on cependant pour ceux-là le moyen de supprimer des impôts à ceux qui ont déjà des concierges, comme on l'a déjà fait pour les domestiques.

Nouveauté cependant, il n'y a pas de cadeau supplémentaire aux entreprises, sauf par le biais des avantages prévus pour l'emploi de jeunes. Mais il n'y a rien, aucun sacrifice, aucun « geste de solidarité » comme disent les journalistes, qui soit demandé aux plus riches.

Et pourtant, la presse du même jour nous apprenait que la Bourse des valeurs à Paris avait franchi un nouveau record historique. Elle a atteint ces jours-ci son plus haut niveau depuis toujours, environ 40% d'augmentation depuis octobre 1991. Alors, comment se fait-il que les entreprises dégagent suffisamment de bénéfices pour que le prix des actions s'envole alors qu'elles ne pourraient pas augmenter les salaires et relancer ainsi la consommation, puisque, paraît-il, c'est de cela qu'il s'agirait ?

En fait, le gouvernement préserve la santé de la bourgeoisie, pas celle de l'ensemble de la population. Les bénéfices, voilà ce qui est important ! Et puisque les ventes ne s'accroissent pas, il faut bien que l'accroissement des bénéfices soit pris sur la diminution de la part des salaires !

Pendant ce temps-là, on nous endort avec des discours sur la compétitivité. C'est pourtant dans le monde entier que la part des salaires baisse par rapport aux bénéfices. Toutes les Bourses du monde vont très bien, même si les Bourses européennes sont celles qui connaissent les meilleurs résultats.

Alors on se moque vraiment de nous et, de ce point de vue-là, la farce de dimanche est plus qu'un symbole. Elle rappelle un humoriste des années cinquante qui annonçait au milieu de son numéro, avec force effets oratoires et gesticulations, qu'il allait sur le champ présenter le clou de son spectacle, avant de sortir un simple clou de menuisier d'une grande boite.

Balladur ne vaut pas mieux que lui, mais l'humoriste faisait au moins sourire et ne faisait de mal à personne. Mais Balladur, lui, joue avec le sort de trois millions et demi de chômeurs et de 25 millions de travailleurs, sans compter leur famille.

Seulement, qu'il se méfie, un clou c'est comme un aiguillon, et à mal l'utiliser on peut, un jour, recevoir une ruade.


Lutte Ouvrière : 25 mars 1994

Plus efficace que le bulletin de vote : La Lutte

Au lendemain du premier tour des élections cantonales, la presse a fait remarquer que tous les partis, de la droite à la gauche, sont contents.

Cependant, les plus contents sont certainement ceux de la majorité gouvernementale. En effet, ils craignaient fort, après un an d'exercice du pouvoir avec les résultats que l'on sait dans le domaine de l'économie, des fermetures d'entreprises, du chômage, du recul des acquis sociaux, que nombre d'électeurs se détournent d'eux.

Et, après ce premier tour, on comprend que Balladur et ses complices aient poussé un ouf de soulagement : ils n'ont pas été désavoués par leur électorat. Le leur, car à eux tous réunis, ils sont loin d'avoir obtenu la majorité des suffrages exprimés. Mais enfin, quand même, Pasqua, Chirac, Giscard et surtout Balladur qui commençait à être critiqué dans son propre camp, sont bien contents. Mais leur électorat, ce sont les gens de droite, la bourgeoisie grande et petite.

Et ceux-là n'ont aucune raison de ne pas être satisfaits du gouvernement Balladur.

Le chômage augmente, certes, mais les bénéfices aussi, alors de quoi se plaindraient commerçants, médecins, avocats, pharmaciens, petits et gros industriels ? L'économie régresse, mais les cours de la Bourse s'envolent, alors de quoi se plaindraient les financiers ? Les acquis sociaux des travailleurs diminuent, mais les impôts sur le revenu des plus riches aussi, alors pourquoi ces derniers ne voteraient-ils pas pour leurs bienfaiteurs ?

Et le gouvernement et la presse de dire que, malgré toutes les manifestations de mécontentement des ouvriers, des pêcheurs, des étudiants, des jeunes, la droite maintient sa cote. Alors pourquoi se gêner puisque tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pourris !

Le problème, c'est que les travailleurs, qui sont minoritaires sur le plan électoral, sont beaucoup plus forts que la droite dans les luttes.

Ils ne le sont pas toujours, car déçus et démoralisés, en premier lieu par les hommes politiques de gauche (qui ont mené la même politique pro-patronale que la droite en ne la recouvrant même pas d'un autre vocabulaire), ils ne se servent pas toujours de leur force.

Mais 500 000 travailleurs en lutte, en grève ou en manifestation, s'il ne s'agit pas de grèves ou de manifestations sans lendemain, ont bien plus de poids que le même nombre d'électeurs.

La preuve ? C'est que moins de 500 000 manifestants ont obligé Balladur à vider de tout contenu son décret sur le SMIC-jeunes alors que 200 parlementaires, représentant des millions d'électeurs, n'auraient pas pu le faire.

Une grande partie des jeunes qui ont manifesté n'avaient même pas le droit de vote ou bien ne s'en servaient pas. Il ne faut pas oublier non plus que la classe ouvrière est systématiquement sous-représentée dans les élections. Trois millions de travailleurs qui ont le droit de se faire exploiter, de suer des profits pour le patronat, de payer des cotisations sociales et des impôts, n'ont pas le droit de vote. Ce sont les travailleurs dits « étrangers ». Pourtant on ne s'occupe pas de la nationalité des propriétaires de banques et d'entreprises qui ont les moyens de s'acheter des journaux, des chaînes de télé et d'agir sur l'opinion bien plus efficacement qu'avec un simple bulletin de vote.

Alors, nous les travailleurs, nous devons savoir que ce ne sont pas les élections qui nous protégeront ni du chômage, ni des bas salaires, ni de la montée de l'extrême droite fascisante.

Ce qui nous protégera et ce qui nous permettra d'imposer notre droit à la vie, du travail et des salaires décents pour tous, jeunes ou vieux, c'est nos luttes.

Oui, Balladur et consorts sont soulagés par le résultat électoral, mais nous pouvons faire en sorte qu'ils continuent à craindre ce qui se passera demain dans les rues et dans les entreprises du pays.

La crise économique pèse sur nous, certes, mais l'explosion sociale est devant eux et leur pétera à la figure avant qu'il soit longtemps.


Lutte Ouvrière : 1er avril 1994

Le CIP mis au rancart

Les jeunes font plier Balladur les travailleurs peuvent en faire autant

Au soir du 27 mars, Balladur soi-même s'est réjoui de ne pas avoir été désavoué par les électeurs, après un an de pouvoir et bien qu'avec la crise et le chômage, la situation sociale se soit encore détériorée. Sans parler des dizaines de milliers de jeunes qui manifestent presque tous les jours, dans toutes les villes du pays.

Et c'est à ce propos que Balladur, dès la clôture du scrutin, a annoncé que, puisqu'il avait eu ce satisfecit de son électorat, il ferait un geste envers les jeunes et qu'il leur tendrait la main pour essayer de nouer le dialogue.

Autrement dit, Balladur a annoncé que les CIP qu'il avait, de reculade en reculade, déjà vidés de tout contenu, allaient être au moins suspendus, et sans doute supprimés purement et simplement. Il l'a dit, sans le dire tout en le disant, pour ne pas perdre la face.

Oui, Balladur a reculé. Il a même reculé encore le 30 mars, à la veille d'une nouvelle manifestation, en annonçant la suppression du CIP et son remplacement… par une subvention aux patrons, en cas d'embauche d'un jeune.

Ce qui l'a amené à ces reculs, c'est le fait que, malgré les menaces, malgré la répression violente des manifestations, malgré les lourdes condamnations de simples manifestants mêlées aux condamnations de casseurs ou aux provocations policières, les jeunes ne cessent pas de manifester. Dans certaines villes, comme à Lyon, c'est tous les soirs qu'ils revenaient spontanément au centre de la ville. Plus même, les manifestations se sont étendues à toute la province et même à des petites villes où n'existaient qu'un ou deux LEP ou lycées techniques. Le mouvement, loin de s'éteindre, a fait tache d'huile.

Bien sûr, des casseurs-voleurs ont profité de ces manifestations. Mais il y a eu aussi d'autres jeunes qui ont été violents simplement pour se faire entendre, pour que la radio et la télé parlent d'eux, pour que le gouvernement les entende et voie leur détermination contre les flics, les CRS, leurs matraques et les grenades lacrymogènes. Ces jeunes-là étaient-ils cependant plus « casseurs » que les pêcheurs ou que bien des travailleurs lorsqu'ils entrent en lutte parce qu'ils voient fermer leur entreprise ? Bien sûr que non !

Ce sont des manifestations de désespoir et bien des travailleurs font pareil lorsqu'ils ont le dos au mur. Alors, les travailleurs n'ont pas à se laisser abuser par les mensonges du gouvernement. Il y a casseurs et casseurs. Il y a les voleurs, une toute petite minorité, et il y a ceux qui sont désespérés, une minorité aussi. Mais cette minorité existe aussi dans certains mouvements de la classe ouvrière.

En revanche, il y a quelque chose d'essentiel dans le mouvement de cette jeunesse, d'essentiel qui manque aux luttes ouvrières aujourd'hui.

C'est que ces jeunes n'ont pas eu besoin de syndicats centralisant leurs luttes, de chefs d'orchestres clandestins ou pas, de dirigeants, de consignes, de mots d'ordres. Ils ont su, à 50 ou 100 d'un même lycée, aller chercher du renfort dans un autre lycée, puis dans un autre et ainsi de suite, jusqu'à se retrouver 1 000, 2 000, 5 000 dans des manifestations spontanées et pourtant, dans l'immense majorité des cas, pacifiques quand la police n'intervenait pas.

Et c'est cela, le fait que le mouvement de la jeunesse se soit spontanément étendu, qui a fait le plus peur à Balladur et qui, finalement, le fait reculer même fait des façons pour s'y résoudre.

Alors, tous ceux qui veulent souvent enseigner des choses à la jeunesse aujourd'hui doivent essayer d'apprendre d'elle. Car elle a lutté aussi d'une certaine façon pour tous les travailleurs. Baisser tous les salaires est dans les projets du gouvernement et du patronat. Pour les en empêcher les travailleurs devront faire comme les jeunes.

Car ceux-ci n'ont pas fini. Balladur ne veut pas vraiment discuter, il veut les endormir. Et s'il les endort, il en fera autant aux travailleurs.

Alors, les travailleurs doivent participer nombreux à leurs manifestations, à la manifestation nationale du jeudi 31 mars à Paris comme celles qui pourront suivre. Disons à Balladur que les jeunes ne sont pas seuls et qu'ils représentent l'avant-garde et le fer de lance des luttes des travailleurs.

Et montrons-lui qu'il devra aussi compter avec nous.


Lutte Ouvrière : 8 avril 1994

Balladur trébuche sur le mouvement jeune

C'est toute la politique anti-ouvrière qu'il faut culbuter !

Sous la pression des manifestations de la jeunesse, Balladur a dû remballer son Contrat d'Insertion Professionnelle, ce cadeau aux patrons qui consistait, sous prétexte de réduire le chômage des jeunes, à permettre de les payer, même diplômés, à 20 % en dessous du SMIC. De reculade en reculade, c'est devenu 20 % en dessous du salaire du poste considéré, pour ceux qui avalent Bac+2, puis ce fut étendu à ceux qui avaient ne serait-ce qu'un CAP, avant que les CIP soient suspendus, puis purement et simplement annulés.

Balladur s'est déculotté, mais comme une strip-teaseuse : petit à petit.

Il faut dire que les manifestations de jeunes, pendant toutes ces trois semaines, sont allées en s'amplifiant et cela malgré les interventions musclées de la police qui, sous prétexte de s'en prendre aux casseurs, s'en prenait bien souvent aux manifestants, et malgré aussi les condamnations sévères de simples manifestants. On a vu, lors des dernières manifs, que les vrais casseurs, peut-être même des provocateurs policiers, ne se retrouvaient pas devant les tribunaux tandis que ceux qui y comparaissaient n'avalent fait qu'un bras d'honneur aux policiers ou auraient « injurié » les policiers... comme ce jeune touriste brésilien qui ne parlait pas un mot de français.

Toujours est-il que Balladur et Pasqua n'ont pu venir à bout de la révolte des jeunes. À la fin, même les plus petites villes voyaient se dérouler des manifestations de la jeunesse. Et ce qui a fait le plus peur à Balladur, c'est que c'était spontané et qu'il n'avait personne à qui parler, c'est-à-dire personne pour trahir et stopper le mouvement, c'est-à-dire personne d'aussi « responsable » et prêt au compromis qu'un certain nombre de syndicats de travailleurs.

Les jeunes n'étaient pas raisonnables du tout et ils ont atteint leur objectif, même si cela ne règle rien pour l'avenir.

En tout cas, là où nous tous, les travailleurs, pourrions prendre de la graine de la jeunesse, c'est qu'elle n'a pas eu besoin, elle, de dirigeants, syndicalistes ou pas, de chefs, d'organisateurs, pour élargir son mouvement. Les jeunes savaient partir à 50 ou 100 d'un lycée et aller débaucher 50 ou 100 autres d'un lycée voisin, puis un autre et ainsi de suite jusqu'à se retrouver 1 000, 2 000 ou 5 000 à manifester.

Cela aussi a fait peur à Balladur, à Pasqua et à ses policiers des Renseignements généraux, chargés d'espionner la population. Dans cette affaire, il n'y avait personne à espionner et rien de prévisible.

Balladur a craqué devant les jeunes mais en faisant quand même un cadeau aux patrons : on ne parle que de 1 000 F par mois pour chaque jeune embauché, mais en réalité, il s'agit de 2 000 F pour tout jeune embauché avant le 1er octobre.

Cette mesure, tout en donnant satisfaction aux jeunes, représente pour les patrons un cadeau bien supérieur aux 20 % d'abattement sur le SMIC.

Nul doute que cela fera embaucher quelques jeunes… à la place de plus vieux. Car pour résoudre le chômage, il ne suffit pas de remplacer un salarié par un autre. Le patronat n'embauchera que s'il a besoin de main-d'œuvre et pour le moment il peut faire de l'argent avec moins de salariés.

Seul un gouvernement qui n'hésiterait pas à s'en prendre aux patrons, à toucher à leurs intérêts, à leur fortune, surtout à celle acquise par la spéculation, pourrait résoudre le chômage, par exemple en engageant, avec l'argent récupéré sur ceux qui ont profité de la crise, des grands travaux utiles à la collectivité. À condition de prendre en mains lui-même l'organisation de ces travaux, sans commencer par donner l'argent au patronat qui en fait ensuite ce qu'il veut.

Nous n'en sommes pas là et ce n'est ni un gouvernement de l'actuelle majorité, ni un gouvernement de la précédente, qui le fera. Il faudrait pour cela un gouvernement vraiment au service des travailleurs, ou qui les craigne assez.

Impossible ? Non ! Il suffirait que l'ensemble des travailleurs prennent le mors aux dents. En un mot qu'ils se sentent tous des jeunes !