Texte intégral
Premières assises de la transformation sociale, séance du samedi 5 février 1994
La séance est ouverte à 18 H sous la présidence conjointe de Jean-Christophe Cambadelis et de Marie Legrand
Jean-Christophe Cambadelis : Bonsoir, nous allons commencer les travaux de ces premières Assises de la Transformation Sociale. Je voulais d'abord remercier tous ceux qui n'auront peut-être pas droit aux photos et aux caméras ce soir mais qui ont beaucoup œuvré pour nous permettre de travailler dans les meilleures conditions.
Revenir d'un mot sur ce qui est le cadre commun de ces Assises : nos travaux se dérouleront en quatre temps. Le diagnostic, ce soir, avec un exposé introductif d'Edgar Morin. Demain, le temps des problématiques. Nous aurons ensuite plusieurs réunions en province, pour traiter quelques grands thèmes : à Rennes, l'économie et l'emploi ; à Vaulx-en-Velin, « vivre ensemble » et les problèmes de la banlieue ; à Lille, la pratique du pouvoir et la démocratie ; à Toulouse, « penser le monde » et les relations internationales.
Enfin, quatrième temps, celui de la proximité. C'est-à-dire qu'à partir de ce soir, vous pouvez, venant de régions ou de départements divers, vous réunir et commencer à lancer des Assises départementales, si vous le souhaitez. À partir de ces journées, un mouvement original peut naître, celui de créer un vaste espace public de confrontations et de dialogues à tous les niveaux, et dans toute la France. Oui, nous avons l'espoir, dans et par une discussion sans préalable, de voir se définir les nouveaux critères normatifs pour la transformation sociale. C'est une tâche qui doit s'accomplir progressivement et en public, car le temps des programmes octroyés est révolu.
Comment allons-nous fonctionner ? Après l'intervention d'Edgar Morin, nous appellerons quatre personnalités à la tribune, chacune d'entre elles aura sept minutes et ainsi de suite. Celle qui aura parlé quittera la tribune, une autre personnalité la remplacera. Pour répondre aux exigences de la confrontation, il est nécessaire que nous acceptions de jouer le jeu, c'est à dire confronter sur le fond et se répondre. Beaucoup de gens se sont déjà inscrits pour prendre la parole, nous nous devons donc de maintenir le temps de parole de chacun. Marie Legrand a un message important à nous lire et quelques indications à nous donner et je lui cède la parole.
Marie Legrand : Je suis très heureuse d'apporter ma contribution verte à cette co-présidence de la première séance des Assises.
Je dois vous annoncer la présence dans la salle de Michel Deschamps, de la FSU, de Jean-Pierre Valentin, de la FEN, d'Yvan Castel de la FAS, de Jean-François Stopar, de l'UNEF-ID, et d'Emmanuel Chumiatcher de SOS-Racisme. Nous avons reçu un message de la CGT, qui est représentée par Jacques Potavin, Michel Crépeau nous a fait savoir ses regrets de ne pouvoir assister à nos débats. Enfin, Lionel Jospin, malade, nous a envoyé le message suivant :
Message de Lionel Jospin : « Je suis heureux de vous savoir ensemble ce soir. Et malheureusement de ne pouvoir, étant souffrant, être avec vous.
Comme je devais parler aujourd'hui, je ne voudrais pas être tout à fait absent de cette première rencontre et je m'autorise ce court message.
Ces derniers mois, j'ai beaucoup travaillé, avec d'autres, pour que s'engage, depuis l'Appel que vous avez lancé, la démarche qui, aujourd'hui, nous rassemble et nous confronte dans ces Assises de la transformation sociale.
C'est une démarche originale et sans doute sans précédent qu'à Paris et dans nos régions, au niveau national comme à partir d'initiatives locales, des personnalités de tous horizon – sauf celui du conservatisme –, écologistes, communistes, socialistes, gens de gauche d'une autre nuance ou associatifs, aient décidé de se parler en public et, sans arrière-pensées, d'échanger leurs idées sur les problèmes de notre monde et de notre époque.
Pour que cette démarche soit féconde, il me semble que doit régner dans nos débats et dès ce soir ce que j'appellerai « l'esprit des Assises ». Franchise et respect de l'autre, fidélité à ses convictions et oubli du refrain partisan, fierté de ses réussites et conscience de ses échecs. Car de quoi s'agit-il, sinon de reconstruire tout un espace de la vie publique française ? Nous n'y parviendrons pas en opposant, même courtoisement, nos certitudes.
La question que pose cette première rencontre : « Pourquoi transformer la société ? » est nécessaire et difficile, presqu'ambiguë. Mais c'est sans doute ce thème qui permettra à chacun de mieux définir son approche du présent et sa vision de l'avenir. Je ne peux pas, ici, évoquer ce que je voulais vous en dire. Je le ferai plus tard, à une autre occasion. Je vous dis à bientôt et vous souhaite un débat fructueux. »
Permettez-moi, maintenant, une remarque toute personnelle : les femmes, qui composent plus de 50 % de l'électorat, sont malheureusement encore sous-représentées ce soir ; elles sont scandaleusement sous-représentées à l'Assemblée nationale, avec 6 %, et au Sénat, avec 3 % ; et elles ne sont que trois au gouvernement ! J'émets le vœu qu'on en finisse avec un pareil état de choses.
Edgar Morin : Je ne suis pas là, ce soir, pour distribuer des bons ou des mauvais points. Mon rôle est d'ouvrir le débat sur le diagnostic, avant qu'on en vienne, demain, aux problématiques. Mais le diagnostic n'est-il pas lui-même problématique ? Ce que je vais dire, en tout cas, se situe en amont de votre discussion. Je voudrais aborder, brièvement, quelques questions qui me semblent, depuis très longtemps, de première importance.
Et pour commencer, deux observations. Les aspirations que la gauche a prises en charge depuis le XIXe siècle, liberté, fraternité, émancipation, n'ont nullement été atteintes par l'effondrement du pseudo-communisme ni par l'essoufflement de la social-démocratie. Ce que nous avons à repenser, c'est une certaine conception du monde, de l'histoire, de la société.
D'autre part, quand on parle de transformation sociale, il faut se rappeler que l'action humaine, prise dans le réseau d'interactions qui constitue le champ historique et social, échappe souvent à la volonté de ses auteurs, et parfois se retourne contre elle. L'exemple le plus éclatant est évidemment celui de la Révolution soviétique, qui aboutit, après plusieurs décennies, au résultat que nous connaissons. Il est clair, aujourd'hui, qu'une certaine conception déterministe de la société s'est effondrée : celle qui voit dans l'être humain une machine triviale mue par les seules conditions sociales. « Triviale » veut dire que si l'on connaît les entrées et les sorties, l'input et l'output de la machine, on peut prédire son comportement. Il n'en va pas ainsi des entreprises humaines. J'évoquais à l'instant le cas de la Révolution de 1917. Je pourrais parler aussi bien du général de Gaulle, formé aux idées traditionalistes de droite, et qui prend la tête de la Résistance et de la révolte contre Pétain, ou de Jeanne d'Arc, qui ne songeait qu'à garder ses moutons et qui décide d'aller délivrer la France !
Ajoutons que l'évolution n'est jamais un phénomène frontal, qui s'avancerait comme un fleuve majestueux. Elle commence toujours par une déviance. Si cette déviance n'est pas écrasée, elle forme une tendance, des réseaux, et devient une force qui s'impose. C'est ce qui est arrivé à tous les grands fondateurs de religion, comme aux socialistes du XIXe : ni Marx, ni Proudhon, ni Bakounine n'ont été reconnus comme des intellectuels par l'intelligentsia de l'époque.
Si nous voulons comprendre ce qui se passe sous nos yeux, il nous faut renoncer encore à certaines simplifications abusives ; celles qui consistent, par exemple, à tenir le capitalisme pour responsable de tous les maux de l'humanité, ou à croire que le Plan va régler tous les problèmes de l'économie, alors que les rigidités qu'il engendre le rendent, finalement, beaucoup moins efficace que la libre concurrence sur le marché. Il faut cesser de se gargariser avec le mot incantatoire de « révolution », et tenir compte du fait que l'internationalisme abstrait, parce qu'il nie la réalité de la nation, soit est balayé un jour ou l'autre par les forces nationales, soit, au contraire, est englouti par le nationalisme.
Mais surtout, et plus profondément, il est nécessaire de remettre en cause l'idée du progrès considéré comme un processus inéluctable de l'histoire, régi par la raison et allant toujours vers le mieux. Nous avons appris à nos dépens que la science, la technique peuvent produire le meilleur et le pire, que le développement s'accompagne de pollutions et de dégradations multiples, et qu'on peut se croire parfaitement rationnel alors qu'on sombre dans le délire logique. Il y a, aujourd'hui, une crise de l'espérance qui résulte de ce que les moteurs de l'espérance ont eu trop de sinistres ratés. Cette crise frappe la gauche au cœur, car la perte d'un futur assuré entraîne inévitablement un retour aux fondements du passé : nationaux, ethniques, religieux. Loin de moi l'idée de nier l'importance des racines ; mais une vie saine repose sur un circuit constant entre le ressourcement dans le passé et la projection dans le futur.
Ce que je crois, donc, c'est que nous sommes maintenant confrontés à un ensemble de problèmes si énormes, si enchevêtrés les uns dans les autres que chacun se décourage et qu'on préfère vivre au jour le jour en se disant : « Pourvu que ça dure ! ». À défaut de pouvoir les résoudre, ces problèmes, il faut au moins les nommer. À l'exploitation, la domination, l'inégalité sont venus s'ajouter, de nos jours, la marchandisation universelle, que Marx n'avait pas prévue, les ravages d'une rationalité économique abstraite, qui s'applique à tout le devenir mondial sans tenir compte des êtres, des cultures, des diversités, le développement d'une nouvelle logique, celle des machines artificielles, qui se répandent dans tous les secteurs de la vie sociale. La civilisation urbaine, qui a ses vertus, apporte aussi ses nuisances : atomisation, perte des solidarités traditionnelles. Tout cela dans une planète en crise où se multiplient les interrogations de toutes sortes : économiques, démographiques, techniques.
Nous ne parviendrons pas à prendre la mesure de ces difficultés sans une réforme de la pensée qui, dès l'enseignement primaire, rende les enfants capables de contextualiser et de globaliser les phénomènes.
Mais j'en reviens à la gauche. La domination, l'inégalité, l'exploitation, c'étaient déjà des problèmes de civilisation. Nous devons maintenant nous attaquer à l'atomisation sociale qui en pose de nouveaux : solidarité, moralité, et à la grave crise de responsabilité qu'engendre le phénomène techno-bureaucratique. Nul ne saurait être vraiment responsable dans un univers cloisonné, de chiffres et de graphiques, où se dissout le sens du global et de l'humain.
Je pense aussi à deux messages importants qui nous viennent des années 70 : celui des écologistes, dont nous savons maintenant qu'il concerne la biosphère tout entière, et celui, un peu oublié aujourd'hui, d'Ivan Illich qui, le premier, a parlé de « convivialité ». La qualité de la vie, c'est aussi un problème politique. Nous avons à humaniser la bureaucratie, à faire reculer le règne des machines artificielles, à développer des secteurs fondés non plus sur la productivité quantitative, la rentabilité, mais sur des qualités, des spécificités. La relance des métiers de proximité est à la mode et l'on assiste à de nombreuses initiatives locales ou associatives dans ce sens. Mais je ne vois rien qui puisse les faire converger de façon cohérente, en dehors des « petits boulots » créés ici ou là.
J'évoquais, tout à l'heure, le ressourcement. Partout dans le monde, on voit se manifester un besoin concret de défense des identités. Il me semble que la France présente, de ce point de vue, un cas remarquable. Elle s'est en effet constituée par l'intégration progressive d'ethnies très hétérogènes, – beaucoup plus hétérogènes que celles de l'ex-Yougoslavie. L'unité ainsi acquise dans la diversité donne à notre message sa composante universaliste, qui s'est concrétisée dans les grands principes de la Révolution. À la différence de beaucoup d'autres, le ressourcement français comporte en lui l'ouverture.
Un mot, à ce propos, sur une notion qui m'est chère : celle de « terre-patrie ». Qu'est-ce qu'une nation, du point de vue de la substance mentale ? Dans l'idée de patrie, il y a à la fois l'élément maternel, protecteur, enveloppant, et un élément paternel : l'autorité à qui l'on doit obéissance. Le mot « patrie » est hermaphrodite. En tant qu'enfants de la même patrie, nous devenons des frères. Et de fait, la nation réussie est celle où des millions de citoyens sans aucun lien génétique se retrouvent unis dans une communauté issue de ces deux sources maternelle et paternelle. La gauche, traditionnellement internationaliste, doit donc se souvenir que la terre, comme matrice commune d'où est sortie la vie, est une patrie. Elle est, pour chaque être humain, le foyer, « home » comme disent les Anglais, « Heimat » comme disent les Allemands, où se forge, à l'ère planétaire, notre destin commun. Ainsi, la « terre-patrie » nous ouvre la possibilité d'un ressourcement social de l'humanité, qui évite que les autres ressourcements – familiaux, ethniques, religieux – ne se ferment sur eux-mêmes et ne deviennent agressifs.
Alors, même si l'idée qu'on n'est jamais sûr à l'avance du résultat de l'action peut paraître débilitante, je crois qu'il nous faut parier, comme Pascal, parier sur la solidarité, la fraternité, et imaginer des stratégies tenant compte de l'incertitude, susceptibles d'évoluer en fonction des événements. À côté du probable, il y a l'improbable. Il était très improbable qu'Athènes résistât à l'invasion perse, ce qui lui a permis d'inventer la démocratie. Il était très improbable que l'impérialisme nazi qui déferlait sur l'Europe en 1940-41 fût défait quelques années plus tard. Nous devons être non pas abattus, mais tonifiés, au contraire, par l'incertitude. Toute décomposition comporte déjà l'amorce d'un processus de recomposition, comme le montre le passage de la chenille au papillon. Je ne sais pas si nous verrons, demain, le papillon. Mais je sais que le pseudo-léninisme s'est décomposé, que le libéralisme intégral est lui-même très atteint. Le temps est venu de renverser l'ancienne perspective où l'on se croyait tout proche du bonheur et où l'on chantait : « C'est la lutte finale ! ». Non, mes amis, ce n'est pas la lutte finale, c'est la lutte initiale, et cela aussi peut être exaltant.
Claude Fischer : Après la faillite des sociétés que nous appelions socialistes, après l'échec douloureux de la gauche au pouvoir, face aux difficultés de la vie politique et au sentiment d'une certaine décomposition, les idéaux sont à renouveler, les pratiques à transformer, une nouvelle démocratie est à inventer.
La crise de la société sollicite l'exercice de la liberté humaine et, de ce point de vue, les échecs sont une chance d'engagements plus authentiques et plus audacieux. En nous réappropriant nos expériences, nous revisiterons nos conceptions du pouvoir, de la gestion, du projet, de l'agir ensemble, pour régénérer la capacité de création politique de chacun et de la communauté des hommes. Aussi l'association Confrontations se réjouit-elle de participer à des Assises organisées dans un esprit de décloisonnement, d'interactivité et enrichies par l'apport des mouvements de la société elle-même.
L'aventure commencée en 1981 s'est heurtée à des contradictions terribles que ni le gouvernement de gauche, ni le mouvement social, mal préparé, n'ont su ou pu surmonter. Les modèles dont on s'inspirait à l'époque étaient inadaptées à la fois à l'ampleur de la crise et aux mutations en cours. Le changement de la trajectoire opérée deux ans plus tard a été vécu comme une trahison, un renoncement aux valeurs de la gauche. Aucun débat sur les autres options possibles n'a eu lieu. On s'est contenté de parler de « contraintes ». Ni en 1984, ni en 1988, on n'a tenté de redéfinir le rôle des salariés, des patrons, de leurs relations, pas plus que celui des citoyens dans les régions.
Le Parti socialiste au pouvoir a fait le dur apprentissage de la gestion et il a manifesté une certaine clairvoyance. Mais il n'a pas su rompre avec l'idéologie du capitalisme libéral, se contentant simplement d'y apporter des correctifs sociaux. Les réformes entreprises, comme la décentralisation, la rénovation des services publics, la relance de l'Europe, n'ont pas été poussées jusqu'au bout.
Quant au Parti communiste, il a fait bande à part, préférant « gérer » sa rente d'opposition, dans l'espoir de recréer un rapport de forces qui lui permettrait de faire pression sur le Parti socialiste et sur l'État.
Dans les deux cas, les organisations de gauche ont été incapables de répondre aux aspirations autogestionnaires et aux espoirs de changement. Une remise en cause s'impose donc. Elle va se heurter à de formidables tabous, mais elle est indispensable si l'on veut élaborer un autre projet de pouvoir qui ne soit pas la simple reproduction du modèle passé. La gauche a échoué, en définitive, parce qu'elle s'est cantonnée dans une politique institutionnelle exclusivement tournée vers le pouvoir central et parce qu'elle a conçu l'union comme une alliance pour l'exercer, sans chercher à dépasser les clivages, les oppositions stériles et les enfermements. Les citoyens, voyant que les choix leur échappaient, n'ont eu d'autre recours que de s'en remettre à d'autres gouvernants, par le biais de l'alternance.
Mais aujourd'hui, la politique du pouvoir de droite est elle-même contrastée. Les aspirations au changement s'affirment à nouveau ; les conditions d'une issue positive mûrissent plus vite qu'on ne le croit. Il nous faut donc bâtir un projet qui rendra le pouvoir à la société afin qu'elle élabore elle-même les réponses idéologiques et pratiques à des enjeux, certes très difficiles, mais dont la nouveauté doit nous motiver.
René Dumont : Les obstacles à la transformation sociale ? Les guerres et les dépenses militaires, les menaces écologiques, la fracture Nord-Sud qui ne cesse de s'élargir, le chômage et les inégalités sociales, et, bien sûr, le libéralisme économique intégral.
La guerre : j'ai personnellement vécu les deux guerres mondiales. Puis il y a eu nos guerres à nous, déshonorantes : l'Indochine, l'Algérie, le Golfe, aujourd'hui Sarajevo, 16 000 enfants tués à Sarajevo en deux ans ; et chaque mois, en Irak, l'embargo, dont nous sommes responsables, tue 2 600 enfants. Les 1 000 milliards de dollars que le monde consacre tous les ans aux dépenses militaires auraient pu servir à de nombreux projets de transformation sociale.
L'écologie : nous nous croyons tout permis. Nos abus en matière de gaz, de charbon, de pétrole ont contribué au réchauffement de la planète et démoli nos climats. L'effet de serre est le dernier coup que nous portons au Tiers-Monde. En France, au cours des six années de sécheresse, plusieurs dizaines de rivières ont disparu. Si nous continuons ainsi, rien ne dit que l'humanité finira le prochain siècle.
L'écart Nord-Sud ne cesse de s'aggraver : 15 % de la population dispose de 77 % des ressources mondiales. Il y a un milliard d'affamés dans le Tiers Monde, que l'on pourrait tirer d'affaire en fournissant à chacun 30 kilos de céréales par an. Cela ferait 30 millions de tonnes : c'est exactement l'excédent dont dispose la Communauté européenne. Ne pas les distribuer tout de suite est criminel ! Nous espérions qu'un jour, les pays du Sud allaient nous rejoindre. À part quelques-uns qui ont su s'organiser, il est clair, aujourd'hui, que ce n'est pas possible. Alors, arrêtons le gaspillage, et pour cela un seul remède : l'impôt sur l'énergie. Remplaçant toutes les autres contributions, il aurait un effet dissuasif immédiat en incitant chacun à réduire sa consommation.
Le chômage : on n'en sortira que par le partage du travail. Volkswagen, qui emploie 100 000 ouvriers, va passer à la semaine de 29 heures. Sans cela, l'entreprise devrait licencier 30 000 personnes. Mais le partage du travail implique, évidemment, celui des revenus. C'est ce qui dérange les profiteurs du régime actuel, tous ceux qui ont un emploi garanti. Avec 3 millions 300 000 chômeurs, en France, nous sommes en pleine illégalité, car notre Constitution proclame le droit au travail. À ce droit, il faudrait, d'ailleurs, comme le demande l'abbé Pierre, en ajouter un autre : celui du droit à un toit pour les sans-logis. Construire 300 000 logements sociaux en dix-huit mois, c'est possible, à condition de sortir du libéralisme intégral et d'exercer un certain contrôle sur le marché.
Finalement, la source de tous nos maux, elle est là : dans une organisation économique, celle de Bretton Woods et du Gatt, qui repose sur le règne de l'argent. Donner le pouvoir à des spéculateurs dénués de toute responsabilité politique, ce n'est pas la démocratie, c'en est même le contraire. Alors, finissons-en avec ce libéralisme qui n'engendre que des injustices. La transformation sociale, je l'affirme, est à notre portée si nous avons le courage de mettre l'économie au service du politique et du social, et non pas l'inverse. Attendons-nous un Mendès-France ?
Michèle Idels : Antoinette Fouque, qui est malade, m'a demandé d'exprimer ici le point de vue de l'Alliance démocratique pour les femmes, qui a toujours travaillé avec la gauche, parce qu'elle estime que la gauche seule peut aider les femmes à défendre et à faire avancer leurs libertés. Aujourd'hui, pour la première fois de notre histoire, vous nous donnez explicitement la parole, et nous vous en remercions. Nous nous considérons comme absolument engagées dans ces Assises et dans leur suite.
Plusieurs menaces graves pèsent sur la place des femmes dans la démocratie française. En premier lieu, le rapport sur la « politique familiale » de Colette Codaccioni, député RPR du Nord, qui propose de créer une allocation de salaire maternelle pour les femmes mariées, quand elles arrêtent de travailler pour faire des enfants. Depuis la remise de ce rapport, cinq propositions de loi qui vont dans le même sens ont été déposées à l'Assemblée nationale. Il s'agit là d'un programme à la fois régressif et répressif, fondé sur la restauration des valeurs conservatrices traditionnellement attachées au mariage et inspiré de la politique familialiste de Pétain.
Une étude récente du CNRS prouve qu'en réalité, il n'existe pas de lien direct entre la natalité et le niveau du travail des femmes. Mais ce qu'on veut, à droite, c'est bannir les femmes de la société active et les replacer en situation de dépendance à l'intérieur de la famille, « la plus petite cellule heureuse de la société », dit Colette Codaccioni ; en fait, l'âge d'or du patriarcat, qui va avec l'adultère, l'inceste, les névroses et les psychoses.
Cela, au moment où nous sommes tous préoccupés par le développement de l'exclusion en France. Un autre rapport officiel qui vient d'être rendu public montre que le risque d'exclusion touche essentiellement les femmes qui n'ont pas fait d'études, ne disposent pas d'une formation et ont des enfants jeunes. J'ajoute que si les femmes ont acquis, dans une période récente, le droit à la contraception et à l'IVG, celles qui font des enfants et qui les élèvent continuent à être qualifiées de « population inactive ». La procréation n'étant pas considérée comme une forme de productivité humaine, elle demeure pénalisante et le projet de la droite est de la rendre plus pénalisante encore.
Il est donc urgent que la société consacre un droit positif à la procréation. Cela permettrait aux femmes de devenir mères en bénéficiant de tous leurs autres droits fondamentaux, et en particulier du droit au travail.
Nous, les femmes, nous voulons lutter avec vous tous, ici, contre la double régression qui s'annonce et qui touche les libertés individuelles en même temps que nos droits. Ensemble, vous et nous, nous changerons la démocratie.
Pierre Moscovici : C'est une situation singulière, pour un responsable socialiste, que de prendre la parole dans ces Assises. Au dehors, la grande question qui agite les commentateurs est de savoir qui sera là, qui ne sera pas là, et pourquoi. Celle que je me pose est différente : nous qui nous sommes longtemps affrontés, qui avons été déçus les uns par les autres, qu'attendons-nous d'une telle réunion ? Certains, la majorité je pense, sont animés par l'espoir, d'autres éprouvent un ressentiment compréhensible ; mais tous, nous avons à vaincre un certain scepticisme, tous, nous partageons la même interrogation : que faire ? Comment créer du lien ?
La sagesse, me semble-t-il, est de partir des questions qui nous sont posées. La notion de transformation sociale est-elle pertinente ? Ou est-elle archaïque, comme je l'ai lu, ce matin, dans un grand quotidien ? Si nous la jugeons pertinente, comment pouvons-nous contribuer à cette transformation ?
Mais d'abord, un mot sur le passé. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation où les forces de transformation sont devenues minoritaires, émiettées, où la pensée de gauche est à reconstruire entièrement ? Nous avons tous notre part de responsabilité ; mais il est vrai que nous, socialistes, qui avons exercé le pouvoir pendant une douzaine d'années, nous sonnes plus responsables que d'autres. Je citerai simplement quatre de nos points forts à partir desquels cette déception peut, sans doute, s'expliquer.
Notre intelligence du pluralisme des années 70 a dévié, petit à petit, vers des divisions sans fondement autre que le pouvoir, dont nous donnions le spectacle à l'opinion. Notre dynamisme idéologique a cédé, petit à petit, la place à un conformisme, à un ramollissement autour d'une pensée gestionnaire, dont l'orthodoxie économique était un signe, mais pas le seul. Au progrès du droit par le progrès des droits s'est substitué, petit à petit, l'immobilisme sur le terrain des mœurs et de la société. Enfin, notre capacité à proposer un nouveau modèle économique et social s'est heurtée à la faillite du modèle français, bâti sur la croissance et le plein emploi.
Mais, à mon sens, notre plus grande défaite collective a été la perte du sens de l'État. Certes, l'État ne peut pas, par lui-même, changer la société. Mais peut-elle changer sans lui ? Nous avons accompli, en douze ans, d'importantes réformes dans nombre de domaines. Reste que nous nous sommes laissé emporter par la vague libérale et que l'État, à cause de nous, est devenu insuffisamment présent sur les grands problèmes sociaux : logement, banlieue, justice, exclusion, et surtout emploi. Nous sommes tous confrontés aujourd'hui à des pannes de la redistribution, faute d'avoir entrepris à temps les réformes nécessaires, notamment en matière fiscale.
Maintenant, deux tentations contraires se présentent à nous : celle de l'État dit « modeste », purement gestionnaire, et celle de l'État Léviathan, confondant l'État et la nation, qui est l'apanage d'un certain conservatisme républicain, à droite, mais aussi à gauche. Nous devons, à mon avis, les écarter toutes les deux et chercher plutôt à clarifier notre position sur un certain nombre de points. D'abord, notre rapport au pouvoir : il faut nous imposer au moins une modestie morale et chercher une forme d'éthique républicaine qui bannisse toute raison l'État. Ensuite, les institutions : le système dans lequel nous vivons souffre de travers monarchiques, et il conviendra de le modifier si nous voulons modifier la relation des citoyens avec la politique. Troisièmement, l'Europe : nous avons à retrouver un projet permettant de réinvestir l'Europe par la politique. Enfin, il nous faut penser à une démocratie plus participative, dans le cadre de laquelle les acteurs sociaux pourraient travailler avec l'État. Je pense, en particulier, aux problèmes de la ville.
Nos cultures, nos sensibilités, nos modes de pensée et d'intervention ne sont pas les mêmes, c'est clair. Pour autant, il serait absurde de céder au ressentiment, au pessimisme. Sinon, c'est la droite qui changera la société, dans une logique d'exclusion des minorités et en imposant son ordre, éventuellement par la violence. Je souhaite donc que nous passions, ici, de la méfiance à la confrontation, pour ouvrir ensemble un nouveau cycle politique. Comme nous y a invités Edgar Morin, prenons le pari de la fraternité, de la solidarité, de l'égalité. Définissons la stratégie qui nous permettra d'aller vers ces objectifs : c'est, je crois, tout l'enjeu de ces Assises.
Jacqueline Mengin : Dans la société moderne, où l'intégration du citoyen passe par divers groupes d'appartenance, les associations, réparties sur l'ensemble du territoire, jouent un rôle très utile. Qu'est-ce qu'une association ? C'est un groupe de citoyens qui se réunissent librement autour d'un objet social et investissent ainsi le champ social face aux politiques. L'expérience montre que, dans les zones marginalisées, où l'État a pratiquement disparu, c'est le secteur associatif qui assure la plupart des activités d'intérêt général : aide aux personnes âgées, aux enfants, transports de proximité...
Autrefois, l'intégration reposait principalement sur les mouvements d'éducation populaire. Leur méthode consistait à faire en sorte que les populations à intégrer – ouvriers, paysans – se prennent en main collectivement. C'était relativement simple. Aujourd'hui, la tâche des associations est devenue beaucoup plus compliquée, car elles doivent aller chercher un par un des individus capables de recréer des structures d'intégration proches, pour arriver ensuite, par degrés, à une intégration généralisée.
Or, dans cette action très difficile, les politiques – qu'il s'agisse des élus ou des partis eux-mêmes – ne leur apportent pas toujours le soutien qu'elles attendent. C'est vrai peut-être surtout, et paradoxalement, des élus socialistes, dans la mesure où ils sont souvent issus du milieu associatif ; il en résulte, entre eux et les responsables d'associations, une confusion qui est à l'origine de dérives graves. J'en citerai deux. D'abord, les élus ont tendance à transformer les associations en courroies de transmission, les coupant ainsi des forces vives du terrain. Ensuite, les associations, obligées de se plier à un flot de procédures ou de programmes qui changent avec les ministres, deviennent de simples prestataires de services, ce qui les vide de leur objet social, les détourne de la fabrication du collectif, qui est leur mission première, et gèle leur capacité d'innovation.
Il est d'autant plus urgent de sortir de cette situation que les lois de décentralisation n'ont rien prévu pour faciliter la participation des citoyens organisés. Le débat public ne peut se nourrir que du dialogue entre des partenaires autonomes, capables de se dire, au besoin, des choses désagréables. Je sais qu'il faudra du temps pour changer les habitudes ; mais c'est le vœu que je forme ici, ce soir.
Dominique Voynet : Je ne suis pas ici pour régler mes comptes avec ceux qui tentent, aujourd'hui, de nous convaincre, la main sur le cœur et l'œil sur le calendrier électoral, qu'ils ont tiré la leçon du passé et qu'ils sont prêts à incarner de nouveau l'alternative politique. Je souhaite, néanmoins, revenir sur l'expérience des dernières années, pour deux raisons. La première, c'est que l'échec de la gauche au gouvernement est, avant tout, l'échec d'une conception dépassée de l'exercice de la responsabilité politique. La seconde, c'est que les différentes étapes de la maturation du mouvement écologiste sont, d'une certaine façon, liées aux erreurs de la gauche, et à ses renoncements.
Après avoir peu à peu pris conscience, au cours des années 70 de la nécessité de peser grâce au bulletin de vote pour un changement des règles du jeu, les écologistes ont cru, comme tant d'autres, au slogan de mai 1981 : « changer la vie ». Pour ne pas gêner « l'expérience », ils ont décidé, avec les associations, les syndicats, les partis, de taire leurs exigences et de renoncer sans condition à la construction d'un rapport de forces exigeant avec la nouvelle majorité. Ce renoncement, qui nous parait, après-coup incompréhensible, est probablement ; responsable de la lente dérive observée au cours des années et de la fracture, profonde que nous constatons aujourd'hui entre le monde politique et la société.
Dès lors, la distorsion croissante entre le discours et les actes, l'arrogance des technocrates et des experts qui entourent les élus, l'incapacité à reconnaître la nouvelle complexité du monde et à intégrer les enjeux de cette fin de siècle – je pense, par exemple, à la place des femmes dans la société, à l'exclusion sociale, à l'élaboration d'un modèle de développement équitable et économe à l'échelle de la planète –, le recours systématique à des principes relevant du dogme et de l'incantation, comme la relance de la croissance, le désenclavement, la compétitivité, vont susciter l'organisation du mouvement écologiste, non plus comme force de témoignage ou de protestation, mais comme mouvement politique alternatif.
Pour certains d'entre nous, la rupture s'est produite à l'occasion de tel événement à portée symbolique ; l'affaire Greenpeace, la scandaleuse guerre du Golfe, le débat sur la ratification du désastreux traité de Maastricht. Pour d'autres, elle a résulté d'un découragement, d'un dégoût devant trop d'indifférence, d'arrogance, de mépris.
Au cours des années 80, l'émergence des écologistes sur le terrain électoral est d'autant plus longue à se concrétiser que les modes de scrutin laminent impitoyablement les minorités et que les progrès de l'extrême droite incitent bien des démocrates à céder au chantage du Parti socialiste. Pendant toutes ces années, la force montante que nous représentons est considérée, au pire avec mépris, comme l'expression d'un vote protestataire, au mieux avec calcul, comme un réservoir de voix mobilisables au second tour.
Ce comportement hégémonique conduira les écologistes à renvoyer dos à dos les bretteurs des seconds tours. Il s'agit, essentiellement, de laisser sa liberté de choix à l'électeur. En fait, l'application dogmatique du « ni droite ni gauche », bien commode pour éluder quelques débats de fond, a eu surtout pour résultat d'occulter l'essentiel de ce qui fait de l'écologie politique une force autonome ; car les constats qu'elle établit, les analyses qu'elle effectue, les orientations qu'elle propose ne peuvent être effacés par les discours simplistes des décideurs, ni récupérés par les politiques traditionnels, tous également imprégnés par la philosophie productiviste.
Les Verts ont fêté cette semaine leurs dix ans d'existence. Nous qui espérions forcer l'indifférence et l'égoïsme des citoyens et rénover la démocratie, nous sommes bien obligés de constater que l'influence de l'écologie politique reste encore modeste. La fragilité de notre enracinement dans le terrain social et de l'environnement, l'assurance un rien sectaire avec laquelle nous avons asséné notre message, l'inefficacité brouillonne de nos assemblées naïvement ouvertes à tous vents, nous ont empêché, jusqu'ici, d'incarner, aux yeux des citoyen ; une alternative politique cohérente et crédible. Le discrédit général des partis politiques nous menace aussi, malgré l'effort réel de participation directe des militants aux décisions qui engagent le mouvement, malgré la mise en œuvre de mesures novatrices pour renforcer la démocratie dans nos rangs, malgré la transparence totale du processus de débat et de décision, et des comptes !
Pourtant, la pertinence de notre discours n'est pas contestée, pas plus que la générosité et la sincérité de notre engagement. Si nous voulons jouer le rôle qui nous revient, il nous faut approfondir notre réflexion programmatique, par un débat sans concession avec toutes les forces capables de s'ouvrir aux idées de l'écologie politique, confronter nos propositions à la réalité, et lancer, là où nous sommes, de nouvelles dynamiques de transformation culturelle et sociale.
Pourquoi, comment transformer la société ? La question, dans sa simplicité, frôle l'ineptie. Elle n'a de sens qu'à la lumière de la leçon apprise durement au cours des dernières années. Le problème n'est pas tant de changer les personnes que de changer les règles du jeu. Il n'est pas tant d'élaborer de splendides plates-formes que d'en garantir le respect par des contrats de partenariat fixant, dans le temps, les priorités, les moyens et les modalités d'évaluation.
La tâche est immense et nous en avons une conscience aiguë. Pour nous, participer à ces Assises ne constitue pas l'aboutissement d'un processus de rabibochage entre forces politiques soucieuses de faire bonne figure aux prochaines élections présidentielle, mais le premier pas d'une longue marche qui doit nous permettre de redonner un sens à notre engagement politique, et de convaincre les hommes et les femmes de ce pays de relever avec nous le formidable défi que représente la construction d'une alternative écologiste et citoyenne.
Alain Sauvreneau : J'aimerais souligner, avec humilité et prétention à la fois, quelques traits de la vie associative correspondant à la place originale qu'occupe, dans le paysage français, le mouvement d'éducation populaire relativement récent que je représente ici, la Fédération nationale Léo Lagrange.
Il faut d'abord se rappeler que le droit d'association a été conquis difficilement au cours du XIXe siècle et souvent malmené depuis : tous les pouvoirs se méfient et se méfieront de cette formidable liberté accordée aux hommes de bonne volonté pour réaliser… ce qu'ils décident librement.
Les associations sont un moyen d'expression. Elles ont toutes une couleur idéologique, philosophique ou religieuse. Au-delà de leurs intérêts propres, elles défendent une certaine idée de l'homme, un projet de société, et participent ainsi à la vie de la cité. Elles prouvent aussi, par leur seule existence, que les activités humaines n'ont pas forcément toutes un caractère commercial ou administratif.
Enfin, elles sont une réalité économique. Avec plus d'un million d'employés en France, elles agissent souvent là où aucune autre institution n'intervient
Pourtant, comme la plupart des organismes collectifs, elles connaissent aujourd'hui de graves difficultés : crise d'identité, crise de représentation, crise de reconnaissance. II leur faut se rénover pour devenir ou redevenir des intermédiaires obligés. Elles doivent procéder à cette rénovation sans état d'âme, en retrouvant le chemin de l'utopie, qui, seul, peut donner un sens à l'invention du futur, mais aussi en jetant un regard dépourvu de complaisance sur un proche passé.
Quoi qu'en disent certains, les associations ne peuvent contester la reconnaissance institutionnelle qu'elles ont obtenue de la gauche depuis dix ans. Il n'en est pas moins urgent, si l'on veut renforcer leur capacité de revendication et d'innovation, de réaffirmer les principes d'un authentique partenariat, fondé sur la diversité : du champ social. Il n'est pas possible de récuser certaines d'entre elles sous prétexte qu'elles seraient « marquées » par leur projet de société, leurs affinités philosophiques, leur appartenance à une communauté d'idées. La confrontation des choix, dans le cadre de la laïcité, doit permettre une action convergente des uns et des autres pour remplir des missions d'intérêt général
Il n'est pas acceptable non plus que l'on essaie d'opposer les « petites » associations, les initiatives locales, aux « grandes » associations nationales ou régionales. De telles fédérations sont irremplaçables à l'heure de la décentralisation locale ou régionale, de l'intégration européenne, de la coopération mondiale. Elles contribuent à ce que la nation elle-même se renouvelle et s'enrichisse dans un « civisme à plusieurs dimensions ».
J'ajoute que les associations doivent revendiquer la reconnaissance explicite de leur propre projet. Entre l'État et le citoyen, les corps intermédiaires sont les meilleurs soutiens d'une dynamique qui redonnera force aux valeurs de citoyenneté, de solidarité, de démocratie, seules garantes d'une société équilibrée.
Après cet appel aux politiques, permettez-moi, pour conclure, une observation un peu plus pointue. Quelques beaux esprits disent tout sur l'obsolescence des grands mouvements d'éducation populaire. Je les rassure : ces mouvements ont existé bien avant eux et subsisteront bien longtemps après leur disparition des plateaux de télévision ! La société civile ne peut se mesurer à l'aune de sa représentation cathodique. Une démocratie plus participative, assurerait, j'en suis convaincu, une nouvelle fonction aux associations dans la cité.
Charles Fiterman : De tout ce que j'aurais envie de dire ici, je retiens trois idées.
D'abord, le constat. Je pense que la mutation que nous sommes en train de vivre est d'une telle ampleur qu'elle marque une rupture dans l'histoire humaine et rend obsolètes les approches classiques des problèmes de l'emploi, du travail, donc de l'organisation de la vie.
L'accumulation et la mobilité de masses financières considérables, à la recherche du meilleur taux de profit, désorganise la vie économique et sociale. Le développement des échanges et des communications rend totalement illusoire l'idée que pourraient se maintenir durablement des îlots de prospérité et de tranquillité au milieu d'un océan de misère. Le mépris de l'être humain, la destruction des équilibres de vie, l'exclusion fabriquent la violence, la barbarie, qui sont déjà au cœur de nos cités. La croyance en une expansion continue de l'espèce humaine bute sur les limites d'un monde dont les ressources naturelles, les équilibres, l'existence sont en cause. La question même du progrès, comme l'a noté Edgar Morin, se pose en termes nouveaux.
Enfin, l'appel indispensable à l'intelligence et à l'initiative de l'individu dans la vie économique et sociale se heurte aux limites de la démocratie classique, voire à son absence, dans l'entreprise. C'est sans doute l'une des raisons de fond de la faillite des systèmes économiques et politiques centralisés qui prévalaient à l'Est de l'Europe.
Après le constat, la leçon. Je pense que c'est faute d'avoir perçu toutes ces données nouvelles et de les avoir traduites en termes de gestion gouvernementale que la gauche a, pour l'essentiel, échoué. Chacune de ses deux composantes principales a été saisie par ses vieux démons. Le Parti socialiste, qui porte, on l'a dit, la responsabilité principale, est allé emprunter à la droite ses recettes et certains de ses représentants se sont laissé prendre aux vertiges et aux facilités du pouvoir. Le Parti communiste, parce qu'il croit trop qu'il lui appartient par vocation d'apprendre à la société et non d'apprendre d'elle, ne s'est pas mis en mesure de créer les conditions d'une mobilisa tian populaire meilleure. Ce n'est pas le programme commun en tant qu'accord de gouvernement qui était en cause ; ce sont ses contenus, et en particulier le rôle excessif qu'il attribuait à l'État dans la transformation sociale. Je suis de ceux qui pensent que la modestie ne signifie pas l'effacement, et qu'en matière d'État, on peut faire moins, mais mieux.
Alors, après le constat et la leçon, doit, à mon sens, prévaloir une volonté. Réfléchissant sur l'histoire de ce siècle, je me disais que le moment le plus heureux pour la gauche française, ce fut décidément 1936, parce qu'elle était réunie et appuyée sur un élan populaire. Dès lors, pourquoi, aujourd'hui, ne pas se donner pour ambition la réunion durable, non plus seulement de la gauche, mais des forces de progrès humain en un vaste mouvement politique, moderne dans ses structures, ses modes de vie, son ouverture sur la société ?
Parce que ni l'un ni l'autre des deux principaux partis de la gauche ne peut être le pôle unique autour duquel se construira cette entente, mon espoir réside dans la convergence de tous ceux qui sont attachés au dépassement des logiques ravageuses du capitalisme actuel. Cela passe par le dialogue entre partenaires respectueux les uns des autres, l'action commune, sans a priori, sans exclusive, sans volonté d'hégémonie un appel au ralliement. C'est dans cet esprit que les présentes Assises peuvent être utiles.
Nous avons un devoir d'audace. Essayons de l'assumer.
Danièle Marx : Salariée d'Air-France, membre de Confrontations depuis sa création, je considère que la « citoyenneté à l'entreprise », ou plus précisément, l'intervention des salariés dans la gestion et les choix économiques et sociaux de l'entreprise est l'un des enjeux déterminant d'une transformation sociale. Le conflit d'Air-France, dans sa violence a été le résultat de trop de frustrations accumulées. Las de subir plan sur plan de « retour à l'équilibre », les salariés ont trouvé, en octobre la force de dire non. Mais après ?
Nous ne résoudrons pas les problèmes de l'emploi et de l'insertion sans transformer des gestions aujourd'hui dominées par le seul souci de la rentabilité financière. Le partage du travail, la baisse de sa durée ne sauraient être à eux seuls des réponses suffisantes sans une autre approche des coûts et de la productivité.
On ne peut évidemment pas attendre des dirigeants d'entreprises. Qu'ils favorisent des mutations qui remettraient en cause leur monopole décisionnel. Mais les salariés, les usagers, les associations peuvent pousser à la recherche d'autres économies que celles qui sont faites sur les coûts salariaux. Il s'agit, dès lors, de lever les blocages pour tous. Pourquoi, depuis dix ans, les tentatives de rénovation du service public n'ont-elles pas abouti ? Parce qu'il n'y a pas eu de vrai débat, pas d'intervention réelle des salariés, et que ces entreprises ont continué à subir les contraintes d'une politique soumise au marché financier mondial.
L'échec est patent. Tandis que le Parti socialiste, obligé de gérer, accordait, lui aussi, la priorité aux économies sur les coûts salariaux et pratiquait un libéralisme d'État, le Parti communiste se contentait de crier, sans organiser le mouvement social sur le terrain. Quant aux syndicats, pris entre la protestation et l'accompagnement social, ils n'ont fait aucune contre-proposition sérieuse pour modifier les formes de gestion.
Bien sûr, il ne s''agit pas de sous-estimer les difficultés qui sont nombreuses. Nous avons à mener un travail commun important pour que les salariés fassent le lien entre revendications et gestion, entre eux et les usagers ou les clients, entre les entreprises et les institutions. Il faut que partis, syndicats, associations les y aident. Les partis politiques, aujourd'hui, ne peuvent plus revendiquer le monopole de l'élaboration des propositions, ni se limiter à vouloir faire pression sur l'État. Ils devraient se fixer pour tâche d'informer, d'identifier les problèmes, de mettre en relation des réseaux. Les associations ont aussi leur rôle à jouer dans ce travail collectif ; elles doivent contribuer au décloisonnement.
La demande d'innovation est pressante. Il n'y aura de véritable citoyenneté dans l'entreprise que si l'on met en place un nouveau partage des pouvoirs et des rôles. Ne nous laissons pas décourager par l'ampleur de la tâche. Quand plusieurs personnes de sensibilités différentes se décident à réfléchir ensemble, comme cela s'est produit à Confrontations sur le cas d'Air-France, elles contribuent à nourrir le débat public et à organiser l'intervention de la société dans la gestion.
Michel Charzat : Comme l'a dit Edgar Morin, notre écosystème politique n'était pas préparé aux chocs du présent. Pour avoir sous-estimé l'analyse de la grande transformation du monde, la pensée de gauche, toutes les pensées de gauche se sont trouvées prises à contre-pied. Nous avons vu, avec la mondialisation du capitalisme et de l'économie, la révolution de l'intelligence, se mettre en place une nouvelle architecture du savoir et du pouvoir, apparaître de nouvelles classes possédantes qui contrôlent l'information et la connaissance, s'aggraver la crise de la représentation politique et sociale. À l'atomisation des mouvements sociaux à la passivité civique répond la montée du corporatisme ; les citoyens perdent leurs repères ; on n'arrive plus à localiser les lieux du pouvoir ; l'hypermédiatisation court-circuite les corps intermédiaires. À quoi s'ajoute, en France, une crise de l'identité nationale républicaine qui, dans le passé, avait assuré l'égalité devant la loi et l'intégration de tous dans une même communauté.
Il est donc urgent de refonder la démocratie, grâce à un renouveau de la pensée progressiste et une nouvelle pratique sociale et politique. Il s'agit d'organiser le pluralisme et de faire des contradictions de toute nature le moteur même de la lutte, en acceptant l'indétermination de la démocratie. Cela suppose, d'abord, un effort accru de formation des citoyens, avec pour corollaires une stricte laïcité de l'État, de l'école et des grands moyens d'information, et la reconnaissance du fait que tous les hommes sont aujourd'hui responsables les uns des autres, que tous ont une responsabilité commune à l'égard de la planète.
Il s'agit donc d'une véritable rupture culturelle, mais dans la continuité ; car si la société a changé, nos valeurs essentielles demeurent. Pour leur redonner sens, il faudra imaginer d'autres hiérarchies, d'autres formes de participation démocratique, bref, comme l'a rappelé Dominique Voynet, changer les règles du jeu. Dès lors, pourquoi ne pas parier sur l'initiative des individus ? Il y a un bon usage de l'individualisme contemporain : le refus de la délégation, l'aspiration à un environnement et à une vie de qualité peuvent être mise au service de la construction d'une société ouverte, équilibrée, où chacun respecte autrui.
Dans cette perspective, nos Assises seront très utiles si elles donnent l'exemple d'un débat lui-même ouvert, permettant l'échange des expériences et la confrontation des projets, et si les forces du travail, de la création, de la jeunesse viennent se joindre au dialogue déjà engagé. La démocratie, l'espoir sont aujourd'hui à reconstruire par le bas. La démocratie a besoin d'une société politique au sein de laquelle les partis, les syndicats, les associations débattent, gèrent les conflits, et concluent des compromis. L'alternative progressiste que nous appelons de nos vœux doit reposer sur le partenariat et le dépassement de la politique « clefs en mains ». Tel pourrait être l'horizon d'un vaste mouvement politique, culturel, social, pour une société du temps libéré et de la responsabilité partagée.
François Donzel : J'appartiens à l'espèce toujours vivace des écologistes de gauche. Comme chacun, ici, j'éprouve à la fois la satisfaction des retrouvailles et le sentiment de notre responsabilité devant les périls terribles qui marquent la fin de ce siècle : chômage massif au Nord, dénuement au sud, sida, exclusions, drogue, destruction de l'environnement, guerres endémiques… Depuis quelques années, le sol n'a cessé de se dérober sous nos pas. Nous avons vu s'effondrer le système communiste, se marginaliser les syndicats, reculer le mouvement des femmes. Tandis que les partis socialistes, en Europe, se convertissaient au marché et au monétarisme, le libéralisme gagnait une suprématie sans gloire, mais quasiment universelle.
L'échec de la gauche institutionnelle aura eu au moins un mérite : celui de confirmer la pertinence des idées écologistes. D'abord, le rejet du productivisme, qui produit surtout du chômage, des pollutions et des risques majeurs. Puis, l'accent mis sur la dimension complexe, locale et planétaire à la fois, du réel. Enfin, l'émergence de l'idée de développement durable, d'une croissance écologique consacrée non pas seulement à produire, mais à améliorer les relations humaines et la gestion de la planète.
Mais cette évolution s'accompagne, paradoxalement, d'une grande faiblesse du mouvement écologique. Les défaites que nous avons subies depuis vingt-cinq ans dans des domaines comme le nucléaire, l'aménagement du territoire, le « tout autoroutes » et le « tout bagnole », nous incitent, aujourd'hui, à un pragmatisme prudent et à un comportement gestionnaire dans les conseils régionaux où nous sommes représentés. Nous ne constituons pas une véritable alternative politique. Il faut donc refonder l'écologie.
Avant 1981, nous étions un certain nombre, à Paris-Ecologie, à dire que l'écologie, c'est la lutte des classes, plus la force des choses. Le productivisme a pour origine l'assujettissement au profit, et se battre contre lui, c'est nécessairement lutter contre le capitalisme. Une gauche moderne, vivante ne saurait être qu'écologiste et anti-productiviste. Travaillons donc à l'alliance de tous ceux et celles qui, bien au-delà de la gauche, n'ont rien à gagner au système actuel. Travaillons tous ensemble à l'avènement d'une démocratie sociale et écologique. Car, même chez les écolos adeptes du « ni-ni », on commence à entrevoir que la droite, c'est peut-être connu la gauche, mais en pire !
Alain Rist : La dimension planétaire de la crise, soulignée tout à l'heure par Edgar Morin, s'aggrave de l'irresponsabilité et de l'incapacité de nos systèmes politiques et de nos courants politiques. Ainsi, il est significatif que Greenpeace ou Amnesty International soient des initiatives privées, et non des initiatives publiques, étatiques, institutionnelles. Quoi de plus politique, pourtant, que les droits de l'homme ou la protection des ressources naturelles ? De même, Jacqueline Mengin a montré tout à l'heure comment, à une échelle plus modeste, le secteur associatif prenait en charge la vie quotidienne collective. Derrière cette faillite des systèmes, il y a une faillite des idéologies.
Je m'interroge sur cette notion de « progrès » que l'on invoque si souvent : s'agit-il de progrès qualitatif ou quantitatif ? Le progrès technique est certes important, mais à quoi a servi Creys-Malville ? Quant au progrès économique, si on le mesure à la croissance du PIB, ne recouvre-t-il pas surtout la « marchandisation » croissante de la société, dont parlait Edgar Morin ? Le vrai progrès économique ne serait-il pas, dans le Tiers Monde, de parvenir à l'autosubsistance, et dans nos campagnes, de « vivre et travailler au pays » ? Pendant les trois « petites glorieuses », de 1988 à 1990, le trafic des camions s'est accru de 17 % par an ! Et le naufrage de l'Exxon-Valdez n'aurait pu avoir lieu si l'on n'avait pas eu « besoin » d'aller rechercher les pétroliers de 500 000 tonnes au garage. Que de catastrophes écologiques en puissance, si une croissance, même aussi modérée que celle de 1988-1990, revenait durablement !
Un mot, enfin, sur la conception et la pratique de la démocratie. La citoyenneté semble s'exercer plus difficilement dans les institutions de la République elle-même que dans les activités non liées à elle. Si l'on considère que les deux « camps » véritables sont celui de la guerre contre le Sud et celui de la paix avec le Sud, et que tel est bien l'enjeu des années qui viennent, il nous faut remodeler et approfondir la démocratie. Je crois sincèrement que, s'il y a des gauches, qui sont autant de réalités sociales, politiques, culturelles, « la » gauche au singulier est un mythe, un mythe conservateur comme le sont tous les mythes.
André Lajoinie : Au lendemain de la victoire de la droite, Georges Marchais avait dit que toutes les forces progressistes se trouvaient au pied du mur. Tout confirme cette appréciation, à l'heure où la droite remet en cause les acquis sociaux, suscitant un réveil du mouvement social et démocratique. C'est pourquoi le Parti communiste a répondu à l'invitation des organisateurs de ces « Assises de la transformation sociale », comme il participe à toute initiative des forces progressistes.
Pour créer les conditions d'une alternative démocratique au pouvoir actuel, les forces de gauche et de progrès doivent tirer tous les enseignements de la période écoulée. Le Parti socialiste a gouverné pendant une décennie ; sa politique a été condamnée par notre peuple, mais toutes les leçons de l'échec n'ont pas été tirées. Nous avons reconnu, quant à nous, notre part de responsabilité, et avons modifié en conséquence la conception de notre politique d'union. Non que nous renoncions à la nécessité du plus large rassemblement : au contraire, nous voulons en assurer le succès, et pour cela rendre à notre peuple sa capacité d'intervention.
La vague de libéralisme économique commence à montrer son vrai visage : celui des inégalités aggravées, des exclusions de plus en plus intolérables, d'un avenir inacceptable pour le plus grand nombre, et avant tout pour notre jeunesse. On discerne chez les intellectuels une désaffection croissante à l'égard d'un système grâce auquel, selon les termes de Jacques Derrida, « jamais la violence, l'inégalité, l'exclusion, la famine, et donc l'oppression économique n'ont affecté autant d'êtres humains dans l'histoire de la terre et de l'humanité ». Comment justifier l'acceptation implicite de l'accroissement du chômage par les gouvernants du G7 et le grand patronat ? Comment ne pas observer que le pouvoir de droite s'empresse, au nom de la nécessaire construction européenne, d'appliquer le traité de Maastricht dans ses aspects les plus antisociaux, et donc antinationaux ? N'y a-t-il pas une contradiction croissante entre se dire de gauche et soutenir ces orientations européennes de droite ?
Notre vingt-huitième Congrès s'est fixé des objectifs audacieux, correspondant aux exigences de notre temps : justice, solidarité, paix, liberté. Il a tiré les leçons de ce qu'il s'est passé à l'Est, où les régimes étatistes se sont effondrés pour avoir voulu transformer la société sans le peuple ou contre lui, mais aussi de l'expérience française depuis 1981, qui montre que reculer devant les difficultés inhérentes à toute entreprise de transformation sociale et rechercher des alliances avec une partie de la droite conduit inéluctablement à l'échec. Pour être elles-mêmes, les forces de progrès devront se rassembler en vue de faire toute autre chose que la droite, et considérer leur pluralité comme une richesse.
Rien n'est plus important que de contribuer à un nouvel élan populaire pour combattre la politique actuelle, dégager une issue positive à la crise, et travailler à un changement profond de société. Le Parti communiste milite pour tous les accords de nature à favoriser l'intervention des travailleurs et des victimes de la crise, et tend la main aux socialistes, aux écologistes, à tous ceux qui se tiennent, par déception, à l'écart de la politique, aux jeunes qui hésitent à s'engager, à tous ceux qui ont à cœur la paix, le progrès social et celui de l'humanité. Être réaliste aujourd'hui, c'est comprendre qu'il faut faire du neuf, qu'il n'y aura pas de solution durable à la crise sans rupture avec les dogmes ultra-libéraux de la droite.
L'Histoire enseigne que rien ne peut aller de l'avant si le peuple ne se donne pas les moyens d'influer sur les forces politiques en faisant entendre avec clarté et précision ses exigences, s'il ne mesure pas que la gauche est pluraliste et qu'une trop faible audience de sa composante communiste la handicape et la dénature. La politique ne peut changer que si le peuple change de rôle, s'il n'est plus celui qui accepte ou subit, mais celui qui réfléchit, qui agit, qui exige d'avoir le dernier mot. Bien sûr, tout ne peut venir spontanément des citoyens, sans que s'organisent le dialogue, la réflexion, l'action, au sein de forces politiques constituée. Aussi prendrons-nous nos propres initiatives pour d'autres débats avec les forces de progrès qui l'accepteront, afin de contribuer à cette recherche commune d'une autre perspective.
La construction d'une alternative progressiste à la droite exigera beaucoup d'efforts. Les communistes sont décidés à s'engager dans cette voie, avec leur capacité militante, leur dévouement, leur lucidité et leur combativité, afin de ne pas recommencer ce qui n'a pas réussi, mais de faire vraiment le neuf qu'attend notre peuple.
Jean-Jacques Porchez : La transformation sociale ne se dessine plus aujourd'hui comme à l'époque du programme commun, lorsque l'opposition des « deux camps » recouvrait, en gros, celle des salariés et des autres. Nous assistons à la fin d'une certaine société industrielle, celle qui a créé cette représentation. Or, en 1988, la gauche est revenue au pouvoir au moment même où cette évolution s'accélérait.
Gouverner dans ces conditions commandait de tout repenser. Une partie du mouvement écologiste a pris ses responsabilités en participant à cette étape, dans l'espoir que serait enfin reconnue l'importance de l'écologie dans la transformation de notre société. C'était compter sans l'archaïsme politicien du Parti socialiste, qui considérait cette alliance d'un simple point de vue électoral, au lieu de chercher à répondre au mouvement de fond de la société.
L'écologie politique est un projet ambitieux, à l'échelle de la planète. Nous ne sortirons pas de la crise mondiale sans redéfinir, non plus seulement les rapports de production, mais encore les rapports à la production. Le libéralisme du GATT n'est que l'organisation du désordre, la pérennisation d'un rapport de forces entre pauvres et riches, par le transfert de la production industrielle dans les pays où la main-d'œuvre est exploitée dans les mêmes conditions qu'au dix-neuvième siècle en Europe.
Le développement durable est fondé sur la remise en cause de cette division du travail, que certains écologistes ont toutefois tendance, hélas, à accepter, soit qu'ils approuvent bruyamment le GATT sous réserve qu'on lui ajoute quelques gouttes d'écologie pour préserver le jardin des riches, soit qu'ils conservent une vision archaïque des modes de développement et de production du Tiers Monde.
L'histoire récente nous a appris que les visions productivistes d'une certaine gauche pouvaient avoir des effets dévastateurs. C'est Tchernobyl qui a sonné le glas du communisme, et c'est aujourd'hui seulement que l'on peut apprécier les répercussions politiques de la crise écologique. Il faut une révolution des esprits et des modes de pensée ; réagir contre le productivisme est la condition sine qua non d'un développement durable.
Depuis vingt ans que l'écologie politique est apparue, la gauche n'a cessé de l'interpeller, de lui demander de quel côté elle se situait. C'est prendre les choses à l'envers : nous sommes des écologistes humanistes, soucieux de justice sociale et donc porteurs des valeurs de la gauche, et la question qui se pose aujourd'hui est de savoir si la gauche campe toujours sur ses conceptions productivistes. Si oui, c'est elle qui se range dans le camp du conservatisme.
La double défaite électorale de la gauche et des écologistes a une cause unique : l'incapacité à appréhender les problèmes de la société actuelle. En refusant de nous écouter, en tablant sur notre disparition pour occuper toute la place, la gauche se tromperait lourdement, et échouerait à se recomposer. La seule rénovation possible, ce serait que la gauche devienne écologiste. À ce moment-là, tout sera possible, et nous pourrons le faire ensemble.
Michèle Fournier-Bernard : Nous vivons dans un monde où les données changent en permanence, échappant aux outils d'analyse traditionnels. Or, pour transformer, il faut d'abord comprendre. Lorsque l'homme ne sait pas où il va, lorsqu'il ne s'intéresse pas à son avenir, il se replie sur lui-même, surtout lorsque, comme aujourd'hui, l'évolution globale et universelle accentue les injustices sociales et les processus d'exclusion. Déresponsabilisation civique et dépolitisation de la réflexion font que l'individualisme et l'égocentrisme l'emportent sur l'altruisme, mettant en danger la démocratie. À cela s'ajoute l'impuissance des politiques à changer les choses, d'où la perte de confiance des citoyens en eux et, plus grave, en la politique elle-même.
Face à ce constat, le Conseil national des associations familiales laïques invitait, dès 1989, à « apporter des réponses et des solutions durables en s'attaquant aux causes des déséquilibres ». Pour ce faire, il a concentré sa réflexion sur l'emploi et la protection sociale. Sur le premier point, il dénonce l'erreur grave qui consiste à limiter la prise en compte des activités humaines au seul secteur marchand, car les activités non marchandes sont aussi génératrices de profits multiples pour l'ensemble de la collectivité.
Lutter pour l'emploi, c'est travailler à une organisation sociale différente, fondée sur la pleine activité. Il faut donc favoriser le développement et la valorisation – par une formation qualifiante – d'activités nouvelles, apportant mieux-être et convivialité. De leur côté, les secteurs traditionnels doivent créer davantage d'emplois : on manque de personnel, par exemple, pour assurer l'éducation, la formation, le bon fonctionnement des services publics.
Bien entendu, la réflexion sur le partage du travail doit être poursuivie, et le temps partiel développé, mais il faut avant tout porter un autre regard sur le travail. La reconnaissance sociale doit passer par l'activité liée à l'humain, à la qualité de la vie, et non à la seule rentabilité financière.
Le droit aux moyens d'existence doit être reconnu à tous, et si l'individu n'est pas en mesure de subvenir à ses besoins, il doit bénéficier d'un revenu garanti, comme cela figure d'ailleurs dans la Constitution.
Le CNAFAL préconise, depuis sa fondation, le revenu social garanti, reconnu sans contrepartie par la collectivité à chaque individu, financé par l'impôt et lui-même imposable, et assurant ainsi la cohésion du corps social. Un tel revenu représenterait une véritable révolution culturelle, en ce qu'il reconnaît un statut au jeune en formation, et implique de ce fait une nouvelle conception des rapports entre le jeune et sa famille, sans amoindrir pour autant le rôle de la cellule familiale. Pour les personnes en âge de travailler, il se substituerait aux diverses allocations liées aujourd'hui à des situations spécifiques – chômage, handicap, parent isolé… Il serait également versé aux personnes figées ne touchant pas de retraite une retraite insuffisante.
La proposition paraîtra utopique à certains, mais nous assumons et revendiquons cette utopie, car à refuser d'imaginer l'idéal, on se condamne à ne jamais l'atteindre. Nous sommes prêts à discuter des moyens de la mettre en œuvre, à la seule condition que le souci de l'homme soit toujours au cœur des débats.
Jean-Paul Benoit : Vaste rassemblement, hétéroclite diront les esprits chagrins, ces Assises risquent d'être ambiguës si nous ne faisons pas preuve d'audace politique et intellectuelle pour rompre avec la liturgie des grand ‘messes Renouveler la classe politique, la méthode politique, la réflexion politique.
Je représente ici le courant réformateur et démocrate qui a choisi en 1988 l'alliance avec le PS et qui confirme ce choix. L'étiquette de centriste est suspecte et péjorative pour certains, mais nous avons rompu avec le conservatisme et les facilités électorales de la soumission à la droite. Au reste, chacun ici est-il bien sûr d'être épargné par le conformisme des idées, des analyses, des comportements, des alliances ? Qui peut, après douze ans de pouvoir, s'estimer exempt des maux dont souffre la société française ?
Il ne s'agit pas de dresser un bilan, de trier les responsabilités, de distribuer les bons et les mauvais points : ce serait à la fois inutile et outrecuidant. L'échec électoral de mars est explicable, et sans doute mérité, mais injuste dans son ampleur. La majorité actuelle n'est pas à l'image du pays, et encore moins capable de résoudre ses problèmes. Aucun parti n'est majoritaire à lui seul, et lorsqu'il le devient à la faveur des circonstances, la démocratie peut en souffrir. Le PS pourra être au cœur du nouvel élan nécessaire, mais à condition qu'il soit clair dans ses alliances, respectueux et modeste dans ses relations avec ses partenaires, résolu à tirer les enseignements du passé et à se faire, avec d'autres, le défricheur de l'avenir.
Hier est paru un rapport officiel sur l'exclusion. Il en ressort que notre pays compte 1 million 400 000 exclus. 1 million 800 000 illettrés, 1 million 200 000 immigrés ne sachant ni lire ni écrire. Cependant, 95 % des Français ont le téléphone, un ménage sur quatre a deux voitures, et l'espérance de vie ne cesse de progresser. Derrière le terme, justifié, de société duale se cachent une école dépourvue de sens pour des milliers d'enfants, des immigrés non intégrés, une économie parallèle fondée sur le travail au noir, la délinquance et le trafic de drogue, des êtres en proie à la solitude ou à la peur, et à qui des valeurs telles que la famille ou le respect de l'autre sont devenues étrangères. La lutte contre l'exclusion passe par l'abandon de certains tabous. L'Éducation nationale, la gestion du logement social, le système de protection sociale, sont devenus des monstres au bord de l'implosion.
Il nous faut aussi inventer une autre manière de gouverner, être aux aguets, à l'écoute de l'inattendu et de l'innovation. La société n'est plus quadrillée comme elle le fut par des acteurs représentatifs, et les nouveaux conflits, les nouveaux enjeux, exigent un tout autre savoir-faire. Le modèle de l'arrogance technocratique, qui nous est si familier, ne marche plus, car la compétence a changé de nature. Or, presque toute la classe politique est issue de la même matrice intellectuelle et sociale, et coulée dans une Constitution qui sacralise à l'excès l'exécutif au détriment du Parlement, et renouvelle avec parcimonie et lenteur les élites politiques.
Une Europe à repenser : l'actualité nous l'impose, et c'est aussi un impératif géopolitique. Dégrisés de l'utopie contraignante du marxisme et du communisme, nous devons retrouver les valeurs du réalisme, de la réforme et de la prudence. Tout ne procède pas de la chute du communisme, mais tout y ramène. L'onde de choc est sans égale dans l'histoire, excepté peut-être la chute de l'empire romain. Il nous revient d'élaborer le principe fondateur du monde post-communiste. L'Europe en est le seul laboratoire possible. Encore faut-il qu'elle le veuille et le puisse !
Henri Bouyol : Il me paraît important que chacun des participants à ces Assises parle du lieu où il milite, où il travaille, où il a des responsabilités. C'est une condition essentielle pour ne pas se couper de la réalité de la vie des gens.
Transformer la société est indispensable, tant elle est aujourd'hui attentatoire à la dignité de l'homme : le chômage ronge les têtes, engendrant peur, violence et perte d'identité. Sur le terrain, nous sommes confrontés à des gens qui ont perdu l'espoir, et pas seulement dans les banlieues. Militant associatif dans un quartier difficile d'Avignon, je constate qu'il n'y est plus possible de dialoguer avec les jeunes, tant leur colère est grande. Militant politique et élu municipal d'une petite ville voisine, zone pavillonnaire où les conditions de vie sont très différentes, je m'aperçois que le sentiment d'abandon et d'angoisse y est aussi grand, que le repli sur soi y est roi, que l'action associative y est difficile – pour ne pas parler de l'action politique…
Nous avons besoin, nous militants associatifs de quartier, de rencontrer les élus pour autre chose que pour négocier le montant de nos subventions. Le travail d'évaluation n'est pas fait en commun, d'où une perte d'énergie, d'expérience, de temps, d'espoir. Nous avons besoin d'un projet global, nous ne voulons plus et ne pouvons plus jouer les pompiers sociaux. Nous voulons être des partenaires, des animateurs, et non plus seulement des gestionnaires. L'acquis de notre expérience ne sert à rien si nous ne sommes pas écoutés à notre tour par les relais politiques. Or, les élus locaux ne nous écoutent pas, ou alors d'une oreille agacée.
Nos pratiques communes peuvent nous permettre de surmonter nos divergences sans les effacer, pour travailler ensemble. Vouloir transformer la société, c'est militer pour d'autres rapports sociaux, c'est recentrer notre action commune autour de la ville. Nous ne sommes plus que des mouvements électoraux sans base sociale réelle. Nos sections, nos fédérations, ne peuvent plus faire l'économie d'une analyse, d'une réflexion, d'un projet politique local. Ayons l'écoute du terrain sans déviation basiste, soyons force de proposition sans déviation technocratique. Retrouvons notre assise sociale, même si elle est plus diffuse, plus diverse que dans les années soixante-dix. N'oublions pas pour qui nous nous battons !
Tous les problèmes que nous soumettent les gens demandent des réponses immédiates, mais nous savons que les réponses sont structurelles, et que c'est la société elle-même qu'il faut transformer, ce qui est à la fois long et urgent. Il nous faut donner aux gens l'envie de s'organiser, de se prendre en main, retrouver une pratique de quartier, de village, de proximité. Nous ne les amènerons à croire en nous, la gauche, que par une pratique politique faite de proximité, d'écoute, de convivialité, capable de les rendre citoyens à part entière, acteurs de leur vie de résidents, de consommateurs, de parents d'élèves... Il n'y aura pas de transformation sociale sans changement des mentalités. Nous devons prendre le terrain pour fil d'Ariane, et tenir les deux bouts de la chaîne, écouter pour comprendre, comprendre pour proposer, proposer pour agir, agir pour transformer.
Lydia Brovelli : Je ne m'étendrai pas sur le constat, qui emporte un large accord : la crise atteint tous les domaines, mais c'est dans celui du travail que les effets sont les plus nocifs, car ils se répercutent sur tous les aspects de la vie. Toutefois, les données conjoncturelles de la crise ne doivent pas masquer sa dimension structurelle. Au risque de tomber dans le travers de la simplification que dénonçait Edgar Morin, je dirai que les « problèmes énormes et enchevêtrés » dont il parlait me paraissent liés principalement au modèle de développement consistant à combiner croissance financière et investissements de productivité, quelles qu'en soient les conséquences en matière d'emploi ou d'environnement.
Force nous est de constater l'usure d'un certain nombre de thèmes : compétitivité, « croissance égale emploi », exonérations sociales et fiscales pour les entreprises, « tout à l'exportation », gestion sociale du chômage, baisse des coûts salariaux, sureffectifs, liquidation des « canards boiteux ». Je suis prête à faire des efforts de réalisme et de compréhension, mais la syndicaliste que je suis s'émeut de voir remiser au magasin « jurassique » des accessoires, au nom de l'adaptation et de la modernité, la notion même d'acquis social. « Reconsidérer l'idée de progrès », je veux bien, mais à condition de ne pas oublier que c'est justement à force de rogner les garanties collectives que l'on en est arrivé à la situation d'aujourd'hui : précarité, chômage, exclusion, angoisse généralisée.
Au titre de l'inventaire, il me semble urgent de s'interroger sur l'utilité et l'efficacité des financements publics, sur le rôle du système bancaire, sur la situation des services publics, et surtout sur le coût de la crise en termes d'emploi et d'environnement. Une perspective de transformation sociale doit s'appuyer sur une analyse lucide et courageuse des choix passés : la politique d'austérité, Maastricht, et tous ces « renoncements » dont parlait Dominique Voynet. Elle doit nous conduire à envisager l'emploi comme une source de richesses, plutôt qu'à opposer – René Dumont, pour qui j'ai grande estime par ailleurs, me pardonnera-t-il cette remarque ? – les chômeurs aux salariés.
Il est manifestement impossible de continuer dans les contradictions actuelles. Il y a des besoins énormes à satisfaire, dans les domaines de la santé, de l'énergie, de l'éducation, de la recherche, de l'environnement, etc. Nous devons également réfléchir à une autre conception du rapport entre l'industrie et les services, ainsi que des critères de gestion : la rentabilité financière doit faire place à l'efficacité économique et sociale. L'austérité, la montée du chômage, la crise de l'emploi sont les facteurs essentiels qui bloquent non seulement la consommation et, partant, l'économie, mais aussi les idéaux.
La prise en compte des besoins doit être au cœur de notre réflexion. Là est la rupture essentielle à opérer, et tel est l'esprit dans lequel je suis venue. Mais j'ajouterai, pour conclure, que la caractéristique principale de la décennie écoulée me parait être l'insuffisante expression du mouvement social et l'indifférence manifestée à son égard par les faiseurs de « programmes octroyés » ; la transformation sociale exige également une rupture avec cet état de fait.
Félix Damette : « Pourquoi transformer la société ? » Poser la question veut-il dire qu'elle dérange ? Y aurait-il une hésitation, au sein même de la gauche, quant à la réponse ? La société change de toute façon, et le politique n'est que l'agent complémentaire de ce changement. Nous sommes tous d'accord sur le constat d'un grave dysfonctionnement social ; aussi retiendrai-je, pour ma part, un seul indicateur : parmi l'ensemble des jeunes sortis du système éducatif il y a un an, la moitié est au chômage ! Cette véritable insulte à la jeunesse résume à elle seule la situation sociale – et surtout morale – du pays. Une société qui peut « tourner » en laissant un jeune sur deux sans emploi un an après sa sortie du système éducatif est une société en très, très mauvais état.
J'ai été frappé par la formule brutale d'un représentant important du patronat : l'intérêt des entreprises, expliquait-il en substance, ne correspond plus à celui de la société. Voilà qui donne à réfléchir : cela signifie qu'une entreprise, aujourd'hui, cherche en priorité à s'insérer dans le marché mondial, et non plus dans le milieu où elle vit. Le mot-clé de notre époque est celui de flexibilité, cette flexibilité : au nom de laquelle on libéralise, on dénationalise, on réduit le coût du travail, on dérégule le marché de l'emploi, aussi bien en Angleterre qu'en France ou dans l'Espagne de Felipe Gonzalez. En d'autres termes, nous sommes confrontés à un projet cohérent de transformation sociale, fondé sur les exigences du marché international.
Y a-t-il, en face, une autre conception, un projet alternatif, crédible et réaliste, à lui opposer ? Hélas non, et j'irai même jusqu'à douter qu'il y ait seulement la volonté d'en élaborer un. Le problème-clé est celui des rapports entre les forces de gauche traditionnelles et la société française. Je voudrais donc revenir sur l'histoire des vingt dernières années, sur le programme commun, sur la mise en œuvre de sa logique en 1981-1982, sur son échec économique prévisible
L'échec de 1982 fut décisif pour le destin de la gauche française contemporaine. Le gouvernement d'alors s'est trouvé, comme l'on pouvait s'y attendre, dans une situation, sinon de faillite économique, du moins de très lourd déficit extérieur, très difficilement supportable. Comment, ainsi mis au pied du mur, a-t-il réagi ? Le Parti communiste est resté silencieux parce qu'il n'avait rien à dire, et le Parti socialiste a fait sa conversion. L'abandon de la ligne du Programme commun était inévitable, à quelle autre ligne pouvait-il se raccrocher ? Plutôt qu'à une ligne libérale-monétariste, je dirais qu'il s'est raccroché à celle du ministère des Finances, ou plus exactement de la direction du Trésor.
En d'autres termes, la gauche institutionnelle, dans ses deux composantes, a été incapable de se doter d'une nouvelle pensée de gauche adaptée à une économie ouverte. Si le PS s'est rallié si facilement à la logique de la direction du Trésor, c'est parce qu'il y avait été grandement préparé par la politique européenne qui était la sienne, et qui consistait à vider l'Europe de tout contenu politique, au motif qu'elle échapperait au clivage droite-gauche.
Quelles sent les perspectives aujourd'hui ? Les partis de gauche sont en train de reconstituer leurs forces, de se refaire une santé relative, mais en renonçant à bon compte à toute analyse approfondie des raisons de leur double échec. Le « bingo bang » est loin, très loin : on évite même la moindre vaguelette. Pour être dans la logique des choses, ce replâtrage ne permettra pas pour autant au mouvement progressiste de retrouver une véritable crédibilité. Si nous voulons une gauche susceptible, non seulement de reconquérir un jour la majorité du pays, mais encore de susciter un élan populaire, il nous faut trouver de nouvelles formes politiques, capables d'associer ce qu'il y avait de meilleur dans les anciens courants et ceux qui sont en train de naître actuellement.
Yvon Castel : En 1994, être flic et adhérent de la Fédération autonome des syndicats de police n'est pas chose aisée. Depuis le changement d'équipe à la tête de la FASP, un tournant a été pris, dans les discours comme dans les actes. Notre secrétaire général, Daniel Lavaux a publié dans le Monde une tribune intitulée « Les dégâts du balladurisme », puis Dominique Bègle s'est exprimé à son tour dans l'Humanité sur les changements intervenus depuis le retour de la droite. Ces prises de position ont trouvé leur prolongement dans une affiche intitulée « Agissons », qui invitait les policiers de France à ouvrir les yeux, et qui a été censurée par la Direction générale de la police nationale.
Bien. loin de vivre comme son ancien des « trente glorieuses », citoyen privilégié d'une société qui ne se souciait que peu des problèmes du monde du travail, le policier d'aujourd'hui est touché de plein fouet, même si c'est seulement par famille interposée, par le mal endémique de notre société : le chômage. Le corollaire de cette situation est la prise de conscience que l'ultra-libéralisme thatchérien d'Edouard Balladur et la politique sécuritaire de Charles Pasqua sont autant de dangers pour le monde du travail.
« Faites-nous confiance », nous disent ceux qui signent aujourd'hui les accords du GATT auxquels ils voulaient hier encore opposer leur veto, qui augmentent le forfait hospitalier et diminuent les remboursements pour combler le trou de la Sécu, et qui s'apitoient sur les SDF tout en réduisant les subventions aux associations qui s'occupent d'eux et en les faisant expulser par les CRS lorsqu'ils manifestent devant le ministère des Affaires sociales ! Une proposition de loi a même été déposée, qui tend à supprimer la Sécurité sociale, sous la signature de 17 députés, dont le sinistre Philippe de Villiers, quelques anciens militants d'Occident, et le désormais célèbre M. Cardo, qui n'en est pas à une incongruité près ! Et je ne m'étendrai pas sur le train de lois sécuritaires de juillet dernier, sinon pour rappeler que la FASP a dû peser de tout son poids pour y introduire des correctifs, afin d'éviter des dérives préjudiciables au lien entre la population et sa police.
La politique gouvernementale ne laisse aucune place aux valeurs qui sont les nôtres. De faillites frauduleuses en délocalisations, le nombre de chômeurs continue de croître sans donner le sentiment d'un renversement de tendance. De qui se moque-t-on lorsque l'on nous parle de plans sociaux et de priorité au logement social ? Que l'on nous parle plutôt des SICAV, des portefeuilles des grandes entreprises et des profits des sociétés HLM ! La prétendue liberté républicaine martelée par ces donneurs de leçons libérales n'est faite, en réalité, que de privilèges, comme peut s'en rendre compte tout policier de terrain, lorsqu'il côtoie sur la voie publique, à quelques minutes d'intervalle, le luxe et la misère.
Chacun comprendra que nous ne puissions-nous cantonner dans un silence complice. La politique ultra-libérale met en péril la jeunesse de notre pays à seule fin de restituer aux patrons ce qu'ils ont eu le sentiment de perdre. François Mitterrand s'est largement exprimé sur les 164 milliards de cadeaux au patronat, mais ne nous appartient-il pas à nous aussi, citoyens-flics, de nous inquiéter de la dilapidation des deniers publics ? Pour nous, les libertés sont à resituer dans leur dimension collective.
Mais n'ayons pas la mémoire courte : voici une dizaine d'années, nous dénoncions déjà les mêmes situations, sans être entendus ni écoutés. Lorsque nous parlions des problèmes des banlieues, de la paupérisation de la population, lorsque nous dénoncions une politique qui n'engendrait que rejet et exclusion, qui nous prenait au sérieux ? Personne. Il est vrai que nous entrions dans une phase de privatisation de la politique, et que nous ne pesions pas lourd dans la balance…
Réfléchir aux moyens de transformer la société est une excellente chose, à condition que cela débouche sur un programme ambitieux, de nature à faire échec à la spirale de l'exclusion. Nous devons privilégier l'homme par rapport à la compétitivité des entreprises, taxer les capitaux qui s'évanouissent hors de nos frontières et les entreprises qui se délocalisent dans les pays en voie de développement pour y perpétuer l'esclavage économique.
Pour nous, flics de la FASP, il ne peut y avoir de progrès sans bonheur de l'homme. S'il nous appartient d'informer nos collègues sur les maux de la société, s'il vous appartient à vous, les politiques, d'apporter un remède aux maux de la société, il nous appartient à tous de convaincre nos concitoyens que la politique actuelle est pernicieuse et dangereuse pour les libertés.
Michel Deschamps : Si j'avais à formuler un diagnostic sur l'état de mon pays, je dirais que c'est d'avenir que nous avons le plus grand besoin. De retrouver le sens du projet, une visée, un engagement, une ambition collective pour demain, et ce dans la diversité des formes de l'engagement civique. Il faut briser cette hiérarchie implicite qui place le politique au-dessus du syndical et le syndical au-dessus de l'associatif, et qui rend à la fois suspectes et inopérantes leurs déclarations d'indépendance respectives. Le mouvement syndical n'acceptera plus d'être subordonné à un projet politique, sauf à se disqualifier définitivement. L'engagement citoyen est aujourd'hui multiforme, et aucune de ses formes n'est seconde sur le chantier de la transformation sociale.
Peut-être la manifestation du 16 janvier a-t-elle valeur d'illustration de cette nouvelle pédagogie de la transformation sociale : une manifestation militante, à égalité de responsabilité des organisations appelantes, récusant le leadership archaïque et les tentatives de récupération, une manifestation centrée sur une cause et sur des valeurs nationales, sur l'intérêt public au sens le plus fort du terme. Il n'est d'ailleurs pas indifférent que ce soit pour l'école et autour d'elle que cette revitalisation ait eu lieu. Dans notre, pays plus que dans tout autre, l'école est en effet perçue comme une exigence nationale.
Le 17 octobre dernier, je défilais avec la FSU et ses syndicats nationaux derrière une banderole proclamant le « droit des jeunes » : le droit au savoir, à une école sans discrimination, à une formation professionnelle réellement qualifiante et validée, à l'insertion sociale et à l'emploi. Beaucoup de choses se sont passées depuis, en termes de représentativité interne, en termes de mobilisation et d'action, mais notre approche n'a pas changé.
Il est intolérable que des jeunes restent écartés de l'aventure de la connaissance, qu'ils abordent leur vie d'adultes sans maîtriser les mécanismes intellectuels essentiels, qu'ils n'aient pas accès au patrimoine culturel commun, qu'à l'aube du vingt et unième siècle nous ne nous préoccupions pas plus de transmettre l'esprit critique et les valeurs qui fondent notre civilisation. Il est intolérable de voir l'œuvre d'éducation jugée à l'aune de l'utilitarisme et de la rentabilité immédiate, et en même temps sous-estimée la contribution décisive du service public d'éducation à l'invention et à la construction des qualifications nouvelles. Il est intolérable que des milliers de jeunes n'accèdent à la vie active que par la succession des petits boulots et des grands chômages. Il est intolérable que l'on refuse à l'école de masse les voies et les moyens qui lui permettraient d'être enfin une école de qualité pour tous.
Dans notre pays, l'éducation est nationale parce que la Nation sait avoir besoin de son école, y jouer largement sa cohésion et son devenir. L'éducation est nationale parce que la Nation sait que l'école ne peut se transformer par le seul jeu de ses acteurs internes, mais a besoin d'une mobilisation sociale forte. La mobilisation est créée, la question du développement et de la transformation du système éducatif est posée. La façon dont elle sera résolue dépendra très largement de nous, en tant qu'acteurs de la transformation sociale.
Catherine Trautmann : Ces dernières années ont vu, dans les zones périphériques de nos cités, alors que notre pays se croyait à l'abri d'un retour du paupérisme, s'étendre le chômage, les poches de pauvreté et de misère. La demande première à laquelle le politique a à faire face, c'est la demande sociale : davantage d'intervention, d'intégration, de travail, de logements… autant de revendications qui, au fond, en recouvrent d'autres, toutes liées à la qualité de la vie, au sentiment d'appartenance à un même corps, à une même cité.
À cette demande sociale, la réponse ne peut être que politique, sauf à nous nier nous-mêmes en ce qui fait notre identité, celle de politiques attachés à prendre en charge, au mieux des intérêts de l'ensemble des citoyens, les conflits et les contradictions de la cité et du tissu social. Il y a vingt ans, la mode était au tout politique, et la morale n'avait plus cours. Puis la mode a changé, et nous avons trop facilement cédé à la fascination du « tout-humanitaire » : les droits de l'homme sont certes une valeur, mais non pas une politique.
Il est temps que le politique comprenne que sa réponse doit être, avant tout, politique, c'est-à-dire double : d'une part, la médiation sociale, à savoir le développement d'un projet relationnel entre les différents individus composant la cité ; de l'autre, le recul qui permet la réflexion, sans craindre de prendre les destins en main, d'assumer le devoir d'initiative.
La transformation sociale dont nous parlons est plus le fait des techniques et des sciences que de la volonté des politiques, et le désarroi qui est aujourd'hui le nôtre résulte moins de l'incapacité ou de la lâcheté des politiques, de quelque bord qu'ils soient, que du divorce, devenu patent, entre le progrès scientifique et technique et le bien-être des individus, qui étaient allés de pair pendant plus d'un siècle.
Le langage est souvent un piège. Il y a quelques années, les banlieues étaient appelées « quartiers populaires », avant d'être aujourd'hui dénommées quartiers « défavorisés » ou « dégradés ». On qualifiait les premiers HLM de logements « populaires », et cette époque a vu fleurir les associations sportives, de loisirs, de locataires, de familles, qui rapprochaient les gens entre eux. Aujourd'hui, nous parlons de logements « sociaux », de développement « social » des quartiers. De ces quartiers où nous envoyons des « missions », dans le cadre d'une politique de la ville qui se résume surtout à une politique de la banlieue, c'est-à-dire de la non-ville, car la banlieue tire son nom, comme chacun sait, de sa mise au ban de la ville...
À force d'avoir été définis, marqués par leurs plaies, ces quartiers finissent par ne plus exister qu'en fonction de ce qui les sépare de la ville, de cette différence à laquelle ils se sentent condamnés. D'où la peur, si répandue chez leurs habitants, d'être assimilés à ceux qui symbolisent au plus haut point cette extériorité : les étrangers. Nous avons, il est vrai, défini le cadre de notre intervention sur un mode curieusement ambivalent : le stigmate étant l'unique critère d'identité, les individus finissent par se reconnaître en lui et revendiquer ses bénéfices secondaires. L'aide devient alors paradoxale : censée faire disparaître ce qui la justifie, elle l'entretient en fait comme un retour à son indépassable origine.
Nous devons être attentifs à la déqualification du mot « social » et, pour lui redonner sens, l'inscrire davantage dans le temps. Celui dont est constitué l'univers de l'exclusion est en réalité un non-temps radical, en ce qu'il est dépourvu du moindre projet. À notre temps d'activité, temps politique, temps du projet, que nous vivons de façon de plus en plus discontinue, raccourcie, fragmentée, s'oppose cet autre temps, temps du désastre et du chaos, temps de l'attente vide qui n'attend plus rien, temps de ce qui, chômage ou exclusion, devrait n'être qu'un moment dans une vie. C'est ce non-temps qu'il faut reconquérir, réintroduire dans l'espace du temps vrai. Peut-être la solution réside-t-elle dans ce temps métaphorique, linéaire, qui s'appelle l'espace.
L'évolution, a dit Edgar Morin, commence toujours par une déviance. Si les marges sont la déviance d'une ville, sans doute nous faut-il réinstaller au cœur de notre projet cette ville dont nous avons tant besoin.
David Assouline : Personne n'échappera à ce triste constat, qui est aussi un bilan : au cours des dix dernières années, les inégalités ont persisté, et se sont même creusées. D'un côté, des îlots de prospérité et de développement ; de l'autre, des ghettos inhumains, tristes et bétonnés. Des hommes et ces femmes sans emploi dont toute la vie est un calvaire, un parcours du combattant : rassurer un banquier, implorer à un guichet le versement rapide d'une allocation, faire patienter la cantine de l'école, trouver ou garder un logement, conserver sa crédibilité auprès des enfants.
Les jeunes, de plus en plus nombreux à n'avoir jamais vu leurs parents travailler, à se traiter les uns les autres de « CTP » – initiales de « comme ton père » – tout en contemplant quelques stars médiatiques à la télévision ou les dealers du quartier parader dans leurs belles bagnoles, ne peuvent se dire qu'une chose : l'argent est facile ou n'est pas, et pour se faire respecter, il faut soit user de violence, soit se « démerder » au détriment des autres. Ce sont pourtant eux qui ont le plus intérêt à la transformation sociale. Ce sont eux que nous voulons mobiliser en priorité, et à qui nous voulons redonner leur pleine citoyenneté et la maîtrise de leur propre vie. Bien sûr, il faut réparer les ascenseurs, promouvoir le formidable travail, souvent bénévole, des associations, mais il faut aussi reconstruire un idéal, une utopie, des valeurs collectives, sans quoi d'autres, intégristes de tout poil ou marchands de poison, s'en chargeront à notre place.
L'heure est venue de choisir, de dire clairement si, comme on l'a entendu à gauche aussi ces dix dernières années, le langage de la fraternité et de l'égalité est un langage de faiblesse et d'inefficacité, si doit triompher, ici comme en Bosnie, le langage de la force et du cynisme pseudo-réaliste, ou si nous portons fièrement, passionnément, la conviction contraire.
Était-ce force ou faiblesse que de dire : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » ? Quel message pédagogique se cachait derrière cette tautologie ? Pour démagogique que soit l'affirmation inverse, elle aurait au moins le mérite de nous éduquer, de nous insuffler des valeurs généreuses capable de faire bouger les montagnes du conformisme et du conservatisme. Voyez plutôt les réserves de générosité qui se sont mobilisées dans la marche des Beurs de 1983, dans le mouvement de la jeunesse en novembre-décembre 1986, ou le 16 janvier pour l'école publique ! Si cela est possible sous la droite, était-il vraiment impossible, sous la gauche, de donner le droit de vote aux immigrés et de réduire massivement la durée du travail ?
Si le mouvement social n'ouvre pas à lui seul une perspective politique, il est impossible, sans lui, de bousculer les idées reçues, les conservatismes, de transformer la société. C'est le grand enseignement de ces dix dernières années. Avec mes amis du mouvement Égalité, nous appelons à élaborer ensemble un nouveau code de la citoyenneté, déconnecté de la nationalité. Être citoyen aujourd'hui, c'est pouvoir décider dans tous les domaines de sa vie, sur son lieu de travail ou d'étude, dans sa cité, dans son immeuble, mais aussi en tant que consommateur un usager des services publics, c'est encore se sentir à l'aise et à égalité devant la justice ou la police, participer au quotidien à la vie publique.
Être citoyen, aujourd'hui, veut dire, enfin, être citoyen du monde. C'est ensemble que l'on s'en sortira ou que l'on coulera, et ce n'est pas une armée aux frontières de la France ou de l'Europe riche qui empêchera quoi que ce soit. Commençons par vivre, ici, à égalité de droits politiques, sans considération de nationalité. Gardons-nous de crier à l'utopie : la jeunesse des cités ne reviendra à gauche que si ce mot redevient synonyme de remise en cause de l'ordre établi, d'insolence et de dignité retrouvée.
Christophe Lemoine : La précarité de l'emploi est ce qui marque le plus les jeunes du monde ouvrier, dont la JOC se veut la représentante. Notre société engendre de plus en plus, chez eux surtout, d'exclus du travail, du logement, de la santé, de l'enseignement, de la culture. « Pour moi, la société est pourrie, à cause du chômage on est pris pour des fainéants, chercher du boulot c'est la galère », nous dit Jérôme. « Dans le quartier, la drogue touche surtout les chômeurs et les stagiaires », ajoute Maria, « au chômage on est de plus en plus fatigué, on a moins d'appétit, pas envie de sortir ».
La peur du chômage angoisse les jeunes du monde ouvrier : course au diplôme pour trouver du boulot, découragement devant l'absence de débouchés, peur de militer dans l'entreprise et de perdre son emploi. Pas facile, dans ces conditions, de prendre son indépendance, de vivre en couple. L'individualisme gagne : « c'est plus facile quand je me débrouille seul », nous dit Pascal ; « ça ne sert à rien de bouger, on ne peut rien faire », affirme Véronique.
L'homme subit aujourd'hui Je poids de l'économie, alors que c'est l'économie qui devrait être au service de l'homme. La jeunesse ouvrière se laisse tenter par la société de consommation, car elle aspire, bien normalement, au confort. Mais le prix à payer est élevé : accroissement des rythmes de travail, heures supplémentaires, mauvaises conditions de travail, chômage, division entretenue des travailleurs. Le système produit ses exclus, que l'assistance ne parvient plus à intégrer à la société. Le fossé se creuse.
Le politique échoue, quant à lui, à s'attaquer aux causes du désordre social. L'exercice de la démocratie perd donc de son sens aux yeux des jeunes, les organisations ou institutions qui l'organisent leur paraissent éloignées d'eux. « Je n'ai pas d'intérêt pour la politique, je ne lis pas les programmes, on ne comprend rien, je ne me déplace pas pour voter » : voilà les phrases qui reviennent le plus souvent.
La jeunesse ouvrière a besoin de se sentir reconnue. Cette reconnaissance passe par le travail, mais aussi par le droit à l'expression. Les jeunes aspirent à ne plus être agressés par leur environnement, à ne plus être jugés par le regard des autres, à se retrouver ensemble pour faire de la musique, du sport, pour faire la fête, et ces aspirations les amènent, parfois, à s'organiser de façon conviviale et solidaire. Dans telle cité, ils assurent le soutien scolaire des plus petits, ou une aide à la recherche d'emploi, ou la coordination d'initiatives humanitaires. Ailleurs, ils agissent pour obtenir de meilleures conditions de vie, de travail, d'études, de loisirs. Devant certaines situations intolérables, leurs réactions peuvent même être violentes : contre les dealers, par exemple. Rarement engagés dans des organisations, il leur arrive néanmoins de participer aux actions lancées par elles.
Les jeunes sont capables d'être acteurs de leur propre destin. Serons-nous capables de leur donner la parole ?
Jean-Pierre Valentin : Le chômage atteint, dans notre pays comme dans la plupart des pays voisins, un ordre de grandeur qui fait de lui la fracture sociale majeure. La précarité se développe, les SDF sont de plus en plus nombreux. Les fondements mêmes de nos systèmes de protection sociale en sont ébranlés, les valeurs de la démocratie et de la République menacées. Ce relâchement du lien social n'est pas chose nouvelle, mais sans le social, l'État républicain a-t-il un avenir ?
Aujourd'hui, et pour un nombre croissant de nos concitoyens, l'intégration sociale par le travail est devenue impossible. Or, le travail sera, pour longtemps encore, le premier facteur d'intégration. Exclure un homme ou une femme de son travail équivaut à lui ôter son honneur de citoyen. C'est pour nous, militants de la FEN, une question d'éthique. Si le syndicalisme veut redevenir une force de transformation sociale, il doit déborder de son cadre strictement corporatif ; « Être militant, c'est porter en permanence l'inquiétude des autres », aimait à dire l'un de nos anciens secrétaires généraux.
À la crise économique s'est ajouté l'ébranlement des points de repère. Violence, préjugés, racisme, égoïsme malmènent les principes d'égalité et de fraternité, même si la manifestation du 16 janvier pour cette égalité dont l'école publique et laïque reste un symbole très fort, est de nature à nous redonner espoir. La laïcité, référence majeure de notre conception citoyenne, et fondement de nos libertés, est plus que jamais une idée neuve.
L'école publique apparaît, notamment aux démunis, comme un dernier rempart. D'où les attentes, les déceptions, les critiques, auxquelles nous avons la responsabilité de répondre, en affirmant que le rôle de l'école ne saurait se limiter à l'instruction et à la formation professionnelle : elle doit aussi préparer chaque jeune à entrer dans la vie sociale et économique, à exercer librement ses choix de citoyen, à trouver son épanouissement au sein de la société et à contribuer à l'évolution de celle-ci. Dans une période où les exclusions fragmentent le tissu social et favorisent les dérives communautaires, l'école publique laïque est le facteur essentiel d'intégration, de maintien de la cohésion sociale. Mais seule, elle ne peut rien, si elle n'est pas le pôle de rassemblement autour duquel se construit la citoyenneté.
On glose beaucoup sur la mort supposée des idéologies. S'il s'agit de récuser les dogmes, d'accord, mais nous avons plus que jamais besoin de l'épanouissement des idées. N'avons-nous pas perdu notre capacité à débattre sous couvert de consensus, de fausse unanimité ? Le syndicalisme français est celui qui parle le plus d'unité, mais il est aussi celui qui reste le plus divisé. Il y a plusieurs conceptions du syndicalisme ; sont-elles conciliables ? Nous militons, quant à nous, pour un syndicalisme de transformation sociale, inscrivant ses revendications dans la perspective d'un projet de société bâti sur le refus de l'exclusion ; pour un syndicalisme à caractère clairement réformiste, acteur de la transformation sociale.
La société française est en attente de projet : projet politique, projet syndical, projet d'une société dans laquelle chacun trouverait et prendrait sa place. Nous savons ce qu'il est advenu du communisme, nous payons chaque jour les excès du capitalisme. Une autre voie est nécessaire, qui mette l'homme au cœur de toute démarche, une voie qui associe liberté et progrès social. Si nos rôles ne se confondent pas, ils peuvent être complémentaires, dans le respect de l'identité de chacun. C'est pourquoi nous estimons que l'initiative d'aujourd'hui ouvre une porte susceptible de faire naître des idées et de faire bouger les choses.
Marylise Lebranchu : À la pointe de Bretagne d'où je viens, comme ailleurs sans doute, les jeunes tentent de rêver leur vie. Nous qui les avons fait pousser avec enthousiasme, nous la génération protégée qui a eu vingt ans en 68, avons-nous à leur présenter autre chose que des excuses ?
Des excuses pour avoir cru au miracle de la technologie, qui allait supprimer les emplois pénibles et apporter richesse et liberté. Des excuses pour avoir accepté dans l'enthousiasme l'économie de marché, confiants dans les vertus régulatrices de l'État et de collectivités locales enfin majeures. Des excuses pour avoir chanté une Europe efficace, garante de la paix et solidaire envers les siens comme envers ceux qui n'en peuvent plus d'être « en voie de développement ». Des excuses pour avoir rêvé la chute du mur de Berlin sans imaginer ce qui adviendrait des peuples trop longtemps privés de leur identité. Des excuses pour avoir cru à la social-démocratie, en sous-estimant la résistance des admirateurs du modèle américain.
L'économie est incompatible avec l'optimum social comme avec l'optimum écologique. Elle n'est pas une philosophie, mais un outil, un outil que nous maîtrisons mal. Nos schémas sont morts. Des millions de personnes espèrent encore des lendemains qui chanteront peut-être, mais le Parlement de Bretagne a brûlé cette nuit. En rejetant l'État destructeur ou l'Europe insensible, c'est leur propre histoire que des manifestants en guerre ont accidentellement détruite. Quel paradoxe, et quel acte manqué !
La transformation sociale que nous attendons doit prendre en compte à la fois le besoin d'identité de chacun et le besoin de lisibilité des processus de décision. Changer la société, c'est peut-être commencer par reconnaître qu'elle évolue plus vite que les systèmes de pouvoir. La parcellisation des tâches a brisé la notion d'œuvre commune. Si des communautés de base pouvaient se constituer autour de projets d'organisation sociale hors secteur marchand, autour de la notion de services réciproques par opposition à celle de petits boulots, le premier pas serait fait, et nous aurions les meilleures chances de réussir.
La Maison de la Chimie est aujourd'hui un îlot d'espoir dans un océan d'indifférence, dont la gauche ne sortira que si elle sait être à la fois réfléchie et imaginative, et ne pas se réduire à une somme de gauches parlant chacune pour elle-même et pour ses propres intérêts. Recherchons, d'abord, les convergences sans exacerber les différences. À ceux qui pensent que la gauche n'est qu'un mythe, je réponds que j'attends de ces Assises, une fois l'échec analysé et nos rivalités digérées, l'émergence d'un mouvement capable de transformation sociale, mais où chacun resterait néanmoins lui-même. Si nous laissons passer cette chance, je crains qu'il ne faille changer les excuses que je faisais tout à l'heure aux plus jeunes en un immense aveu d'impuissance.
Jean-Louis Laville : Au cours des années 80, l'emploi est insensiblement devenu un solde, et non plus un objectif. Se réveillant aujourd'hui de cette erreur fatale, la gauche se reconstitue autour d'un objectif légitime : créer des emplois grâce au partage du travail. Pour autant, elle doit se garder du travers consistant à croire que le changement peut reposer sur une grande réforme, fût-elle la réduction du temps de travail. Penser que croissance, compétitivité et réduction du temps de travail sont les clés d'une sortie de crise, c'est se tromper partiellement de diagnostic.
La crise que nous vivons est une crise de l'intégration sociale par le travail. Dans la période d'expansion, il y a eu homogénéisation des modes de vie et des droits sociaux autour du modèle représenté par le travail salarié. Aujourd'hui, le modèle a changé. Nous sortons de la société salariale pour entrer dans une société de services, où la différenciation et l'éclatement des emplois changent le rapport au travail. C'est pourquoi il faut à la fois créer des emplois et, du fait de l'extension du temps libre et de la probable persistance d'un fort taux de chômage, dégager d'autres voies d'intégration sociale et de socialisation.
Il existe, depuis dix ans, un large consensus pour voir dans les « services de proximité » un important gisement d'emplois. Or, nous avons échoué à l'exploiter, en raison d'une approche par trop technocratique, qui se limitait à la solvabilisation de la demande par l'abaissement des charges, si bien que ces emplois ont été considérés, dès le départ, comme des emplois à part, des « petits boulots ». Le mouvement associatif, pourtant riche d'initiatives et d'expériences de toutes sortes dans ce domaine, n'a pas été associé à cette politique, mais instrumentalisé, considéré comme un simple outil de traitement social du chômage, ce qui a engendré un profond malaise en son sein.
Susciter une dynamique de mobilisation propre à créer des emplois comme à restaurer une citoyenneté sociale suppose de nouveaux modes d'intervention publique, de nouveaux rapports entre pouvoirs publics et associations, que la gauche a beaucoup de mal à imaginer, car elle vit dans le souvenir du mouvement associatif des années 70, qui avait tant contribué à la faire accéder au pouvoir. Cette question recouvre d'ailleurs celle du mode d'organisation des Assises : évitons, autant que possible, que le débat se polarise à nouveau, insensiblement, sur les forces politiques institutionnelles, car le processus n'a de sens que si celles-ci prennent le temps d'écouter des acteurs qui ont peu d'occasions de s'exprimer, mais dont la réflexion et la pratique sont cruciales pour la suite.
François Hincker : Il est possible que mon histoire personnelle, un long temps communiste, partagée avec d'autres ici, avant de rejoindre en 1989, le Parti Socialiste, en compagnie d'Henri Fiszbin, me rende particulièrement sensible à un des traits caractéristiques de ces vingt dernières années : l'affaiblissement de la réalité, après celle de l'idée, de service public, de régulation publique, affaiblissement paradoxal alors que, pendant la moitié de ces vingt dernières années, la gauche fut au pouvoir.
C'est que celle-ci s'est trouvée en présence d'une demande largement partagée de moins d'administration, de moins d'encadrement réglementaire des initiatives des acteurs sociaux individuels ou collectifs, de moins de centralisation. Demande juste et irréversible. Mais dans notre réponse à cette demande, nous avons tordu le bâton en sens inverse, laissé le champ libre à l'idéologie assimilant État à État central, service public à administration, régulation publique à règlement, et ne proposant comme alternative au tout-État central et au dogme de la propriété collective des moyens de production, qui étaient encore au fondement du programme commun de la gauche, que le tout-individualisme, le tout-concurrence, le tout-compétition, le chacun pour soi (qui peut d'ailleurs être un chacun pour soi collectif sous la figure du corporatisme).
Le rôle de l'État a tendance à se réduire à celui d'arbitre, de conciliateur entre les intérêts et les pressions des acteurs privés individuels ou collectifs ; à celui de pompier ou de médecin requis pour atténuer les dégâts du jeu de ces acteurs privés, censés être les seuls vrais acteurs sociaux.
Ce qui s'est effacé, c'est la notion d'instance publique É ce qui ne signifie pas, loin de là, le seul État central – comme acteur légitime et le plus démocratique, parce qu'ayant reçu le mandat de gérer le présent et le futur de la nation, qui n'est point dans notre tradition républicaine qu'une addition ou une symphonie d'intérêts particuliers.
Le vide ainsi créé a laissé la place, dans le meilleur des cas, à la notion fort ambiguë de solidarité, dont l'interprétation la plus facile et la plus pernicieuse à mes yeux est celle de la solidarité entre acteurs privés, court-circuitant précisément l'instance publique.
La demande de toujours plus, et forcément toujours trop tard et toujours pas assez, d'aides matérielles étatiques est la triste sanction de la désertion par l'instance publique d'une approche au nom de l'intérêt collectif et dans le long temps, des mutations positives de notre temps.
Dans les mouvements des agents des services publics intervenus ces dernières années (infirmières, agents des impôts, enseignants), il faut discerner, l'expression d'un ça suffit de la dévalorisation du public.
J'ai lu la liste des signataires de l'appel à ces Assises, je peux presque tous les situer sur le spectre politique et idéologique, je ne mésestime pas les divergences entre nous. Mais il me semble que pas un seul de ces signataires ne pourrait sincèrement, à partir de ses propres préoccupations, refuser de souscrire à ce « ça suffit » et à. la recherche commune d'une re-promotion et d'une modernisation de la valeur de la « chose publique ».
Si nous le faisions, nous n'irions pas à contre-courant de l'opinion. Celle-ci peut très bien honnir la bureaucratie et le centralisme, et peut être profondément attachée, comme tout l'indique, à la Sécurité sociale, à l'École publique, valoriser, fut-ce naïvement, les métiers, les professions, les activités qui, par nature, sont les plus éloignés dans les antivaleurs du chacun pour soi.
Enfin, comment ne pas voir que la démoralisation des catégories sociales fragiles, leur retrait à l'égard de la gauche, est venue pour une large part de l'impression que nul ne s'opposait à ce déferlement du chacun pour soi, dont elles étaient évidemment les premières victimes. Il faut leur donner un signal fort, et à l'autre côté un signal non moins fort que nous ne voulons plus laisser faire.
Marie Legrand : Au terme de cette première session, si riche en idées, le seul regret que je me permettrai d'exprimer, à titre personnel, est que les représentants des grands partis de gauche ne nous aient pas davantage expliqué pourquoi ils avaient renoncé à appliquer leur programme...
Séance du dimanche 6 janvier (matin)
La séance est ouverte à 9 h 30, sous la présidence conjointe de Claire Dufour et Gilbert Wasserman.
Claire Dufour : Nous allons terminer le débat sur le diagnostic. Ensuite, nous aborderons les propositions.
Gilbert Wasserman : La séance d'hier soir a été très riche. Mais de nombreux participants souhaitent que les orateurs, au lieu de se contenter de lire des textes tout préparés, se répondent davantage les uns aux autres. La discussion y gagnerait en intérêt.
Alain Goze : Dans son rapport au dernier congrès du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis écrivait, à propos du mouvement associatif : « Il est aujourd'hui profondément replié sur son efficacité de proximité, mais en même temps, attentif à ce qui se passe et prêt à participer à un nouveau mouvement d'ensemble, à condition que l'on respecte ses rythmes, ses formes, son apport ».
La France compte environ 700 000 associations, dont 150 000 entreprises qui emploient 1 million 300 000 salariés. Ces chiffres impressionnants ne doivent pas masquer, pourtant, que la vie associative subit de plein fouet les mutations profondes de notre société. Durement concurrencé par les associations para-administratives que la gauche au pouvoir a multipliées, confronté à la crise manifeste du politique, dans une société où le libéralisme sert à financer le grand capital et à taxer la demande sociale, le mouvement associatif rencontre d'énormes difficultés pour jouer son rôle de corps intermédiaire et sa légitimité se trouve contestée. L'administration a pris l'habitude de se décharger sur lui des problèmes sociaux complexes qu'elle ne peut résoudre et qui n'intéressent pas l'entreprise privée commerciale. Mais, dès qu'il s'agit d'ouvrir le débat sur les causes du mal, les références techniques se substituent à la notion du sens, la plus-value économique à la plus-value sociale.
D'autre part, la place démesurée que les médias occupent aujourd'hui dans la vie politique, la multiplicité des pouvoirs issus de la décentralisation obligent à s'interroger sur les fondements mêmes de la démocratie. La démocratie de représentation n'a de sens et de valeur que si elle émane d'une démocratie participative, où les citoyens sont les acteurs responsables de leur histoire, et non de simples sujets.
Enfin, force est de constater que le temps du grand idéal démocratique sur lequel reposait l'engagement collectif est révolu. Notre société, soucieuse de satisfaire des besoins sans cesse renouvelés, privilégie aujourd'hui l'individualisme au détriment du collectif. Elle s'organise à partir de groupes, de communautés identitaires atomisées, qui se forgent leurs propres règles, leurs propres valeurs.
Dans ce contexte, les différentes formes d'organisation sociale s'essoufflent. Les citoyens-militants, devenus des citoyens-usagers, fuient l'action politique. Seuls, les bénévoles continuent de faire vivre un peu d'espérance dans une société déshumanisée.
C'est dire l'importance des défis que le mouvement associatif doit relever. S'il veut reconquérir sa légitimité, il lui faut avoir le courage de se réapproprier le débat d'idées. Il lui faut réaffirmer que le problème de demain, ce n'est pas la semaine de quatre jours, mais le partage de la richesse produite, que le couple capital-travail n'est plus sa seule valeur de référence dans notre société, qui doit s'organiser autour du temps-contraint et du temps-libre, que l'éducation devra être permanente et continue tout au long de la vie.
Nous vivons à une époque où, partout dans le monde, se multiplient drames, misères, tragédies, atteintes aux libertés et aux droits. Seul l'humanitaire nous donne encore l'illusion que la solidarité humaine constitue un rempart pour préserver la démocratie. Quel trait de lumière sur la réalité d'un monde dominé par la peur, l'angoisse, la guerre !
Mais je voudrais rappeler la phrase d'Aragon : « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse. » ce message d'espoir doit nous encourager à retrouver le sens de l'audace, de l'imagination, de la fraternité. Il nous invite à bâtir une politique de l'espérance pour la jeunesse, à recréer le rêve et l'utopie pour l'humanité, à faire vivre le mouvement associatif, qui sera toujours, quels que soient les régimes et les hommes au pouvoir, un agent de transformation sociale pour une société de progrès.
Emmanuel Chumiatcher : La vraie insécurité, c'est le chômage : voilà qui résume la réalité de la jeunesse d'aujourd'hui. Pour nous, au mal-vivre des banlieues, c'est le quotidien d'une population précarisée et marginalisée. Le quotidien des militants anti-racistes qui voient s'effriter, au profit de la délinquance et de la drogue, le modèle d'intégration que représentait l'école républicaine. Les fractures s'aggravent, le déficit de citoyenneté prend des proportions inquiétantes ; nous sommes au bord de la faillite sociale. Pasqua et Balladur le savent bien. En fins stratèges, ils ont compris que pour faire oublier leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et sociaux, ils pouvaient utiliser le puissant ressort du bouc émissaire. Les lois Pasqua répondent à l'exclusion par l'exclusion, organisent la répression systématique contre les immigrés, et annoncent le passage d'une société de droit à une société de police.
Comment en est-on arrivé là ? Nous, à SOS-Racisme, nous aurions préféré qu'on parle de seuil de pauvreté plutôt que de « seuil de tolérance », et qu'au lieu de se demander si la France pouvait « accueillir toute la misère du monde », on fasse une vraie politique d'aide aux pays en voie de développement. Mais ces louvoiements, ces doutes qui ont touché l'ensemble de la gauche montrent combien le camp du progrès est perméable au discours officiel sur l'intégration et pourquoi cette question de l'intégration est devenue centrale dans le débat public, alors qu'elle ne devrait occuper qu'une place secondaire face au développement de l'exclusion. Aussi lançons-nous un appel aux forces politiques qui, traditionnellement, ont porté les valeurs du progrès et de la justice sociale : l'espoir déçu, c'est à vous, à nous de le rendre. Dans notre travail de tous les jours pour régler tant et tant de situations insupportables, nous ne pouvons rien si, à un moment donné, les partis n'ouvrent pas un débouché à notre combat en proposant des solutions collectives. Autrement, ce sera le désespoir, et l'on voit bien à qui, demain, il peut profiter. Nous devons montrer, tous ensemble, qu'une autre politique est possible, qui conduira à une société de solidarité.
André Langevin : Faut-il transformer la société ? Répondrions-nous « non que la société se transformerait quand même. Sans nous. Et puisqu'effectivement, elle se transforme, depuis près de vingt ans maintenant, sous l'effet de la vague libérale destructrice des droits sociaux, la vraie question est de savoir si elle peut être transformée dans un autre sens. Là où une vieille gauche fatiguée répond qu'une seule politique est possible, une nouvelle gauche parviendra-t-elle à se faire jour et à montrer qu'il n'existe nulle fatalité présidant à ce laminage des droits sociaux et civiques ? Car enfin, sur quoi d'autre pouvons-nous fonder notre volonté de transformation sinon sur l'affirmation première de ces droits auxquels sont subordonnés, en dernière instance, la propriété et le fonctionnement du marché ?
C'est donc de là qu'il faut partir si nous voulons renouer avec ceux qui vivent une souffrance sociale dont la gauche est largement responsable. On entend souvent dire, aujourd'hui, que le travail ne serait plus le centre de l'organisation sociale. Je ne partage pas ce point de vue. Car d'où provient la rente, sinon de l'exploitation par quelques-uns du travail des autres, et de l'exclusion d'un nombre croissant d'hommes et de femmes dans notre société ? Dès lors s'impose bien, comme premier principe de toute organisation, celui du droit au travail.
J'y ajouterai le droit à la culture et à l'instruction, le droit à la santé, et surtout le droit au logement. Faut-il que la gauche soit discréditée pour laisser un vieil abbé occuper le devant de la scène et proposer à sa place des manifestations en faveur de ce droit fondamental ! Faut-il qu'elle soit déboussolée pour adopter comme viatique l'idéologie caritative et l'appel à la solidarité des pauvres avec les pauvres !
Vous me direz : oui, mais les moyens de la transformation ? Il est clair que pour exercer une volonté politique forte de nos jours, il faut travailler à l'échelon européen ; en même temps, nous avons le devoir de sauvegarder le cadre national qui demeure l'aire naturelle de l'exercice de la souveraineté populaire. Cette contradiction doit nous conduire à repenser la construction européenne à partir d'une double rupture : avec le libéralisme incarné dans le traité de Maastricht, qui érige en dogme intangible l'économie ouverte de libre concurrence, mais aussi avec les institutions de la Ve République, qui sont un modèle de captation de la souveraineté. Le moment est venu d'imaginer une combinaison inédite des niveaux d'exercice de cette souveraineté afin de permettre aux citoyens de peser directement sur les décisions. Il s'agit là d'une aspiration générale, non seulement en France, mais sur l'ensemble du continent européen, comme en témoignent à la fois des mouvements sociaux puissants et le regain des votes en faveur des partis de gauche. Le Parlement européen, dont les pouvoirs sont quasiment nuls, ne peut pas répondre à cette aspiration. LSD acquis particuliers, les spécificités nationales n'ont désormais d'avenir que dans une convergence des efforts à un niveau pertinent pour faire bouger la société. C'est aussi la seule perspective qui puisse réhabiliter les acteurs politiques aux yeux des citoyens, parce qu'elle exprimerait une forte volonté nationale préalable à toute construction européenne solide.
Une gauche nouvelle décidée à s'engager résolument dans cette voie commencerait à combler le fossé béant qui la sépare du mouvement social et retrouverait l'écoute du peuple. La réponse sera-t-elle donnée ici ? Je l'espère. Sinon, les choses sérieuses se passeront ailleurs, et plus tard.
Jean-Pierre Lemaire : À entendre les propos qui s'échangent depuis le début de ces Assises, il me semble que tous les participants sont d'accord sur la nécessité d'une transformation radicale des rapports sociaux, des rapports de production et des conditions de vie. Tous d'accord, aussi, pour dénoncer la montée inexorable du chômage, le développement de l'exclusion, le déséquilibre entre les villes et les campagnes, les dégradations parfois irréversibles subies par l'environnement, la montée de la guerre et du racisme. J'ajouterai, qu'en tant qu'écologistes, nous sommes particulièrement sensibles à certains aspects comme les risques résultant de la priorité accordée aux réseaux autoroutiers ou à l'énergie nucléaire.
Quelles sont les tensions majeures qui, aujourd'hui, structurent le champ social ?
Premier élément : la crise de la régulation marchande. À l'époque du Programme commun, il paraissait évident que la société devait être dirigée de manière volontariste et centralisée. Que la gauche, pour de multiples raisons, ait renoncé à l'étatisme n'est pas pour déplaire aux autogestionnaires que nous sommes. L'ennui, c'est que le libéralisme lui a succédé comme idéologie de rechange, avec pour seul critère la logique du profit, y compris dans des domaines comme la santé. Or chacun sait que le marché, livré à lui-même est incapable de produire un équilibre d'ensemble : il ne fait que rendre les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Incapable aussi d'intégrer les coûts sociaux et les effets sur l'environnement des choix qu'il impose.
Deuxième élément : la recherche de l'espace économique et politique pertinent. Ces dernières années ont vu une accélération du processus de mondialisation et d'internationalisation des échanges, qui éloigne toujours plus les lieux de décision de la population, sans qu'on puisse être sûr que des organismes comme le G7 le GATT soient capables d'imposer une régulation équitable. En accompagnant, voire en accélérant ce processus, les gouvernements qui se sont succédé depuis 1981 ont joué les apprentis sorciers, comme le prouvent aussi bien les mouvements spéculatifs qui ont entraîné l'éclatement du SME que, tout récemment, la crise de la pêche en France.
Enfin, troisième élément de la crise : la démocratie. C'est devenu un lieu commun que de constater le fossé qui se creuse entre « société civile » et classe politique, de parler des effets pervers de la décentralisation ou de déplorer la vampirisation de l'espace public par la télévision. Mais, de notre point de vue, il convient de remettre en cause les formes mêmes de la démocratie. Et d'abord, la démocratie représentative. Le principe de délégation, qui pouvait se concevoir dans des sociétés de faible développement culturel, accablées par le travail contraint, est aujourd'hui largement obsolète. Plus grave encore est la présidentialisation liée aux institutions de la Ve République, qu'on voit s'étendre à la gestion des collectivités locales et qui pervertit le fonctionnement de beaucoup de formations politiques.
Dans les trois domaines que je viens d'évoquer, les gouvernements socialistes ont, au mieux, baissé les bras, au pire, choisi la mauvaise route. À notre sens, les solutions d'avenir doivent intégrer deux dimensions, qui, je le crains, ne feront pas l'objet d'un consensus. Celle de la radicalité, d'abord. On ne peut plus, maintenant, se contenter de travailler à la marge, comme on l'a fait avec le traitement social du chômage. Il faut s'attaquer à la racine des maux.
La deuxième dimension est celle des rapports sociaux. Il faut en finir avec le mythe de la « France unie », avec la politique du juste milieu, et choisir franchement son camp. De ce point de vue, je ne suis pas d'accord avec ceux qui disent que les privilégiés, dans notre société, sont ceux qui ont un emploi. Les vrais privilégiés, ce sont les possesseurs de SICAV qui ont profité du capitalisme boursier.
Pour nous, la solution alternative est claire : elle consiste dans l'alliance rose-rouge-verte, non pas pour juxtaposer des courants, mais pour que ces courants se transforment eux-mêmes par le débat et la confrontation. J'espère que les prochaines élections municipales fourniront à la gauche, à toutes les gauches, l'occasion de se retrouver et de proposer ensemble un projet nouveau aux Français.
Alain Desjardins : Militant politique et associatif, il m'a été demandé de venir expliquer mon refus de signer l'appel national. Je poserai, d'abord, une question aux signataires eux-mêmes : cette société libérale que vous condamnez, est-elle libérale seulement depuis l'arrivée d'Édouard Balladur à l'hôtel Matignon ? Seuls les hypocrites et les opportunistes peuvent, par amnésie politique, oublier de faire un bilan des années 80. La désertification rurale et la transformation des villes en ghettos, la paupérisation des petits commerçants, artisans et petits paysans, les SDF et les exclus, tout cela n'intéresse pas que les sociologues et les historiens !
Aujourd'hui, sur le Larzac, je me bats contre un monstre adulé tant par la droite que par la gauche productiviste : le passage de l'autoroute À 75 et un viaduc pharaonique dont l'objectif avoué est le délestage de la vallée du Rhône et non le désenclavement de notre région. C'est la lutte du pot de terre contre le pot de fer ! Même chose quand, à la Confédération paysanne, nous nous opposons à la mise en place de porcheries industrielles ou quand nous refusons les schémas imposés par les lobbies de l'incinération des déchets.
En trente-cinq années de militantisme, j'ai rencontré trop souvent le mépris de ceux qui ont le pouvoir et le savoir. « Vous êtes un niais », me disait le président du Toit familial à Roubaix, lorsqu'en 1964, nous dénoncions le chauffage au sol et le manque d'équipements de toutes sortes dans la cité des Hauts-Champs. Depuis, cet homme est devenu député socialiste et plus de 350 logements ont été rasés pour bâtir un centre de formation de police.
Nous étions des gueux quand, militants syndicaux, nous allions dans nos structures crier notre désarroi, nos peurs. Nos dirigeants réformistes nous invitaient au calme et au compromis. Trop de ces camarades se sont retrouvés, plus tard, dans les élus du PS.
À La direction nationale du PSU, de 1971 à 1973, j'ai vécu d'intenses et riches débats ; mais j'y ai aussi ressenti de douloureux décalages entre les commissions nationales entreprises et agricoles et une majorité de cadres politiques issus des grandes écoles.
La suite, on la connaît : c'est l'ensemble du peuple de gauche qui a permis le 10 mai 1981. Mais Mitterrand n'a pas changé la vie ! Passé l'effet d'annonce, le mouvement ouvrier a été laminé, comme le mouvement associatif social. Accaparés par le pouvoir, vous n'êtes retournés sur le terrain que pour les campagnes électorales. L'examen de conscience, le bilan ne sont pas faits. Aujourd'hui, on brade, on solde, on spécule, et comme on a mauvaise conscience, on médiatise Kouchner et l'abbé Pierre !
Alors, n'essayez pas de faire croire qu'une réunion entre gens bien, qui se resserrent par le haut et qui ignorent les dures réalités du chômage, va permettre de récupérer les déçus, gagnés à l'abstention ou à l'extrême droite. La seule vraie démocratie participative, c'est le dialogue, sans esprit de chapelle, pour un autre diagnostic de l'état des lieux, de la France et du monde. Quand on ira sur le terrain écouter les angoisses et les peurs de l'autre, rencontrer les gens d'en bas, et chercher modestement avec eux le moyen de créer une société redistributive et fraternelle, alors, oui, il y faudra du temps, mais peut-être un projet différent du balladurisme pourra-t-il voir le jour...
Il m'arrive, en Aveyron, d'accompagner une délégation d'habitants chez le sénateur ou le Préfet. Je n'oublie jamais la leçon de « la mémoire des vaincus ». Je sais par expérience, au Larzac, que le pot de terre peut faire mal au pot de fer, si l'on s'entoure de toutes les compétences et générosités pour vaincre. Les forces du haut sont comme un phare, qui a besoin d'assise, en bas, pour porter la lumière de la vie. Cela devrait nous inciter tous à plus d'audace et de fraternité.
Claude Fleutiaux : Le monde où nous vivons évolue et se transforme de lui-même, comme l'a rappelé Felix Damette, dans un sens contraire à l'intérêt des hommes et des femmes qui composent notre société. La question qui nous est posée est de savoir si nous avons la volonté d'élaborer un projet alternatif de solidarité, de justice, d'égalité sociale, visant à l'épanouissement et à l'émancipation de l'être humain.
La transformation sociale ne se réduit pas à corriger des dysfonctionnements ou à tenter des expériences qu'on pourrait, ensuite, généraliser sous certaines conditions. C'est par la rupture avec le capitalisme qu'elle se définit. La revendication sociale doit donc être au cœur du projet. C'est vrai que notre propre volonté de réforme s'est malheureusement émoussée face à la crise d'une ampleur inégalée que nous avons connue.
Mais à ce sujet, je voudrais dire mon désaccord avec ceux, nombreux, qui parlent « d'expérience » socialiste. De l'élection de François Mitterrand en 1981 à la défaite de mars 1993, douze ans se sont écoulés. C'est une longue période pour l'exercice du pouvoir et le mot « d'expérience », dans un tel contexte, me semble un peu simplificateur. Notre bilan ne tardera pas à être revalorisé, ne serait-ce qu'au regard des premiers résultats du gouvernement Balladur.
Comment transformer la société ? Certains disent qu'il faudrait plus d'État ; d'autres, craignant d'être taxés d'archaïsme, parlent d'un « mieux d'État ». Une chose est sure : il faut changer l'État pour en faire un instrument de transformation sociale en liaison directe avec les forces de la société. « Ah ! si nous avions su donner toute sa place au mouvement social et associatif, nous n'en serions pas là », entend-on dire encore.
Mais le mouvement social ne se décrète pas. Négociation sociale, question sociale, « contrat social » pour reprendre l'expression récente du Président de la République, tout cela a été au centre de nos réflexions pendant des années. Mais nous n'avons pas su proposer de solutions concrètes. Il a manqué des solutions concrètes. Vers 1980-81, on parlait des « acteurs du changement ». Ce sont les acteurs de la transformation sociale qui, finalement, nous ont fait défaut, et la question reste aujourd'hui plus que jamais posée.
Alors, avec qui transformer la société ? Je voudrais ici, dire à Alain Rist qu'il n'est pas bon de caricaturer la pensée des autres. Il a parlé du progrès. Je me définis, personnellement, comme un « progressiste ». Le progressisme ne consiste pas à être amoureux d'un taux de croissance ni à fermer les yeux sur les dégâts du progrès. Être progressiste, pour moi, c'est chercher à faire avancer la condition humaine vers plus de bien-être, plus de justice, plus de liberté.
Nous vivons une époque charnière. L'effondrement du mur de Berlin, qui signifiait à la fois une grande espérance et la disparition angoissante de beaucoup de certitudes, nous a rappelé que l'homme est maître de sa destinée, pour le meilleur et pour le pire. Il nous faut aujourd'hui éviter deux écueils : l'un serait, pour éviter l'angoisse, de se replier sur des certitudes dépassées, l'autre de croire qu'ayant perdu nos repères, nous aurions tout à inventer. Non, nous les acteurs de la transformation sociale, nous occupons une certaine place, dans le segment d'une longue histoire qui est la nôtre. Sachons donc être les héritiers des luttes passées et les architectes du monde de demain.
Gilbert Wasserman : Merci à Claude Fleutiaux d'avoir ainsi engagé le dialogue avec les autres intervenants. Cela prouve que c'est possible et j'espère que son exemple sera suivi.
Martial Bourquin : Je m'interroge, moi aussi, sur l'organisation de ces Assises. Ne vaudrait-il pas mieux avoir des rapports introductifs pour que chacun puisse débattre des questions posées ? Cela éviterait cette suite d'interventions unilatérales.
Une idée, en tout cas, ne cesse de revenir dans nos débats : c'est la question de l'échec électoral de 1993, et plus généralement, de l'échec global de la gauche en cette fin de siècle. L'écroulement du socialisme totalitaire à l'Est et l'épuisement des politiques social-démocrate ont provoqué dans l'opinion un profond désarroi. Beaucoup se demandent si l'on peut encore transformer des sociétés devenues ouvertes et interdépendantes. Comment le faire ? Et avec qui ?
Derrière cette question s'en glisse une autre, plus insidieuse. Les contraintes internationales qui étaient censées expliquer l'abandon de la politique économique suivie en 1981-82 ne peuvent pas être invoquées quand on parle du rapport au pouvoir. Comment se fait-il que des hommes qui avaient dénoncé le caractère monarchique des institutions de la Ve République, allant jusqu'à parler de « coup d'État permanent », aient pu ensuite s'y adapter si facilement pour conduire une politique changeante ? Une réforme constitutionnelle n'aurait pas été onéreuse, et elle aurait peut-être permis le développement du mouvement social qui nous a fait si cruellement défaut pendant toute la période. Cette carence suscite une interrogation plus grave encore : le pouvoir ne pervertit-il pas tous ceux qui l'approchent ? Ne devient-il pas une fin en soi, alors qu'il devrait être seulement un moyen au service de la transformation sociale ? Pour justifier cette inversion, les responsables ont invoqué la fameuse « culture de gouvernement ». Il fallait démontrer que la gauche était capable de gérer, et pas seulement de contester. L'objectif a été atteint ; en plein dans le mille, comme on dit. Mais on a oublié qu'une gestion n'est jamais neutre. À vouloir prouver qu'elle pouvait, aussi bien que les libéraux, maintenir les grands équilibres, abaisser le coût du travail, rogner sur le statut des salariés, la gauche a fini par perdre son âme. Et on l'a remerciée parce qu'on n'avait plus besoin d'elle : pour faire du libéralisme, mieux vaut les libéraux eux-mêmes !
Voilà la situation dont nous héritons. Le retour dans l'opposition permettra-t-il aux partis de gauche de recréer une nouvelle dynamique. Je ne le crois pas : la crise de confiance est beaucoup trop grande. On nous avait promis, il y a quelques mois, un « big-bang ». Mais on s'aperçoit que les équilibres internes des organisations traditionnelles continuent à prévaloir. C'est pourquoi ceux qui n'appartiennent pas à ces formations doutent de leur capacité à conduire la transformation sociale et se prononcent pour l'émergence d'une force politique nouvelle.
Certains, aujourd'hui, poussent la gauche à se confiner dans un jeu d'alternance à l'américaine. Nous pensons qu'une telle stratégie, non seulement fermerait la porte à la transformation sociale, mais, en perpétuant le règne de l'économie libérale avec toutes ses conséquences : la ruine des quatre cinquièmes de l'humanité, la société duale, l'intolérance et le racisme, elle risquerait de conduire l'Europe et le monde vers les pires difficultés. N'oublions pas qu'un danger de mort pèse sur notre civilisation. L'armement nucléaire accumulé est assez puissant pour désintégrer la planète, les ventes d'armes ont repris après un moment d'accalmie, l'appauvrissement du Sud et la crise démographique risquent de déboucher demain sur une guerre entre les riches et les pauvres.
Il est donc urgent, si nous voulons vraiment la transformation sociale, de réactiver l'utopie. Cela passe par des utopies concrètes : non pas le rêve d'une société idéale, mais un partage du travail qui permette aux hommes et aux femmes de travailler moins et plus nombreux, un réel partage des richesses, et la réhabilitation de la politique. Il faut que la politique prime enfin sur les décisions économiques. C'est ainsi que nous retrouverons une nouvelle gauche et que nous travaillerons vraiment à changer la société.
Michel Debout : Chômage généralisé, exclusion de masse, jeunes sans avenir, drogue, et plus loin de nous, les enfants que l'on tue, les hommes et les femmes obligés de vendre leurs organes pour survivre, pendant qu'ailleurs, richesses et profits s'accumulent : notre société, qu'on dit complexe, est d'abord et avant tout inégalitaire. Il faut donc la changer. Mais comment ? Avec quelles forces ? Sur la base de quel projet ? C'est pour essayer de répondre à ces questions que nous sommes réunis.
De mars 93 à aujourd'hui, en dix mois, la France est passée de la déception sociale à la régression sociale. Notre premier devoir est de nous opposer résolument à cette politique réactionnaire qui s'attaque aux entreprises publiques, à l'école, et maintenant à l'hôpital, qui aggrave les inégalités de revenus, qui remet en came les droits des salariés en essayant de les culpabiliser parce qu'ils ont encore un emploi.
Mais il faut aussi tirer la leçon de la déception. La leçon, c'est qu'un gouvernement de gauche ne peut transformer la société s'il ne s'appuie pas sur la mobilisation sociale, et sur une confrontation qui doit se traduire, non pas par des manifestations permanentes, mais par un contrat social exprimant, à un moment donné, le rapport des forces dans la société.
Quant à la mobilisation, elle suppose que nous soyons capables de rassembler sur des thèmes unitaires les chômeurs et les salariés, les jeunes et les retraités et de proposer des revendications fortes, comme la réduction du temps de travail sans réduction des salaires, qui ouvrent une perspective aux luttes.
Comment le camp de la transformation, celui que je dénommerai social-écologique, peut-il se développer ? Et d'abord, qui a le sentiment de lui appartenir ? La vie change pour chacun d'entre nous. Elle ne se décline plus, comme autrefois, au singulier : « un emploi, une entreprise, une carrière, une famille », mais au pluriel : « des emplois si possibles, des entreprises, et pour beaucoup, des familles ». Il en résulte une évolution du sentiment d'appartenance sociale dont nous devrons tenir compte pour donner cohérence au camp de la transformation.
Deux remarques pour finir. Charles Fiterman parlait hier de dépasser les structures politiques actuelles. Ce propos mérite toute notre attention. Oui, il faudra peut-être, demain, imaginer une autre structure pour mener à bien notre projet de transformation.
N'oublions pas, d'autre part, que la mondialisation des échanges, les risques de guerre ou d'affrontement rendent plus nécessaire que jamais la construction d'une Europe politique. Mais cette Europe ne répondra à nos préoccupations que si elle est aussi l'Europe sociale. Pourquoi, dès lors, ne pas imaginer demain, après la réussite de nos Assises françaises, les premières Assises européennes de la transformation sociale ?
Bernard Ravenel : Depuis pratiquement dix ans, je suis convaincu qu'une véritable alternative de gauche ne sera possible et crédible que par une refondation unitaire de toute la gauche, intégrant un certain nombre de notions qui ne figuraient pas dans le patrimoine génétique de la gauche traditionnelle : l'écologie politique, l'émancipation des femmes, le rapport Nord-Sud. Cette refondation devrait avoir pour corollaire la reconquête démocratique de l'espace public trop longtemps monopolisé par les partis. Le processus ouvert par ces Assises va dans ce sens et je m'en réjouis. Je n'hésite pas à dire qu'il pourrait être l'amorce d'une véritable révolution culturelle de la gauche, si nous avons la volonté de mener un dialogue transparent et si chacun fait l'effort de reconnaître, dans le discours de l'autre, la part de vérité qu'il contient.
Cela étant dit, le débat principal, à mon sens n'est pas entre ceux qui sont pour le capitalisme et ceux qui sont contre, ni entre réformistes et révolutionnaires. Il porte sur la stratégie à adopter face à la crise du capitalisme. Deux sont possibles : l'alternance, l'alternative.
Les partisans de l'alternance pensent qu'en ce moment, de grandes réformes ne sont plus ni possibles ni nécessaires. Mieux vaut, selon eux, orienter les tendances de fond du capitalisme moderne, en corrigeant les distorsions les plus scandaleuses qu'il engendre et en distribuant plus équitablement les richesses qu'il produit. L'objectif serait alors de polariser la vie politique autour de deux camps, comme en Amérique : l'un modérément conservateur, l'autre modérément réformiste, les mouvements plus radicaux étant confinés dans un rôle de stimulation intellectuelle et exclus de la compétition pour le pouvoir.
Cette conception est celle de la majorité de la gauche en Europe ; nous devons donc en analyser lucidement les possibilités et les limites. Elle a eu, c'est vrai, des effets positifs dans l'Europe d'après-guerre, et en particulier en France quand la gauche participait au pouvoir. Mais elle n'a permis des avancées concrètes que parce qu'elle était étroitement liée à une certaine forme « keynésienne » du capitalisme, où une forte croissance assurait de bonnes marges de redistribution et où les conquêtes sociales elles-mêmes stimulaient la demande. Un cercle vertueux, en quelque sorte, qui constituait la base du compromis social.
Les années 70 ont vu ce bel équilibre se rompre. Je ne reviens pas sur la crise qui s'en est suivie, avec le triomphe du libéralisme thatchero-reaganien. La question est aujourd'hui de savoir si cette situation nouvelle permet encore le même type de réformisme gestionnaire et redistributeur.
Au début des années 80, certains soutenaient encore que la révolution technologique allait créer de nouveaux emplois, favoriser la démocratie économique et permettre à d'autres pays d'entrer dans la voie du développement. C'est le contraire qui s'est produit. Il n'est que de voir la situation à l'Est, dans le Tiers-Monde et en Europe, où le processus d'unification est bloqué. Tandis que se développaient l'exclusion et le chômage de masse, les choix réels des gouvernements, y compris ceux de gauche, sont allés à l'encontre des deux grandes revendications socio-culturelles nouvelles de la décennie, qui devaient permettre de repenser le développement : la défense de l'environnement, la libération de la femme. L'alternance indolore ne peut plus résoudre les très graves problèmes que nous avons devant nous.
Reste alors l'alternative. Elle signifie que pour créer les conditions d'un développement économique équilibré, conforme aux exigences de l'écologie, du bien-être social, de la démocratie, il faut nécessairement envisager de grandes réformes structurelles, donc aussi de grandes luttes sociales. Ni la gauche traditionnelle, ni la gauche « alternative », faite de mouvements dispersés et minoritaires, ne me semblent prêtes à relever un tel défi. C'est pourquoi il est nécessaire de poursuivre le débat et de rechercher toutes les convergences possibles. Nous ne pouvons gagner qu'en changeant ensemble. Nous perdrons ensemble si nous restons séparés. De ce point de vue, la réunion d'aujourd'hui devrait être un premier pas dans la construction de l'alternative au système.
Jean Bastide : Après Jacqueline Mengin, Alain Sauvreneau et Alain Goze, qui ont déjà évoqué la participation du mouvement associatif à la transformation sociale, mon propos sera bref et tournera autour de trois mots.
Autonomie, d'abord. Les partis de gauche savent le rôle important joué par les associations dans les événements qui ont permis mai 81. Beaucoup des hommes qui ont exercé ensuite des responsabilités importantes en étaient eux-mêmes issus. Cela aurait pu être une chance ; ce fut une désillusion pour ceux qui continuaient à militer dans le mouvement. Au lieu de nous écouter, on a voulu faire des associations de simples courroies de transmission. Mais quand les associations acceptent ce sort, elles perdent inévitablement le sens de leur projet. Les relations entre elles et le pouvoir ne deviendront normales que si les politiques comprennent la nécessité de leur autonomie.
Demande sociale, ensuite. C'est elle qui fonde la légitimité du mouvement associatif : il a vocation à l'exprimer et à y répondre. Dans une société où les fractures se multiplient, où l'exclusion progresse, il est essentiel de reconnaître aux associations la capacité à traiter cette demande et à proposer des solutions qui seront négociées avec le pouvoir politique, sur la base du contrat. Sinon, c'est la confusion, qui aboutit elle-même à l'instrumentalisation. Des associations instrumentalisées ne peuvent plus participer à la transformation sociale et au développement de la citoyenneté sociale.
Fédéralisme, enfin. Combien de fois avons-nous entendu que les petites associations étaient les seules qui faisaient du bon travail ! À croire certains, les gros appareils fédératifs ne seraient que des dévoreurs de budgets, incapables de répondre aux besoins des associations sur le terrain. On le dit surtout à droite, mais parfois aussi à gauche. Je souhaite que l'on respecte ces instruments dont se dotent librement les associations. La transformation sociale que nous appelons de nos vœux ne pourra qu'y gagner.
Robert Montdargent : Quelle transformation sociale ? L'absence de tout adjectif qualificatif serait-elle révélatrice des ambiguïtés qui présideraient à notre initiative ? Je ne doute pas que chacun ici soit sincère, mais je préfère lever d'entrée de jeu toute ambiguïté : je m'inscris dans une démarche visant à redonner sens et vie aux valeurs fondatrices qui furent celles des deux composantes du mouvement ouvrier français. Toutes deux, en effet, se réclamaient d'une idéologie universaliste, humaniste, utopique en quelque sorte, même si l'une comme l'autre a bifurqué pour une multitude de raisons qu'il serait trop long d'énumérer.
Ce qui est en cause, ce n'est pas seulement l'absence de stratégie alternative, mais aussi l'incapacité de formations fortement institutionnalisées, et gérant des positions de pouvoir, à évoluer et à apporter une réponse adéquate à la crise multiforme, « civilisationnelle », que nous vivons. Le dépassement des deux grandes organisations de gauche et l'élargissement de leur base sont indispensables si l'on veut réellement rénover la politique et transformer la société. Si l'on se contentait d'une nouvelle entente entre états-majors, si l'on tablait simplement sur une nouvelle alternance électorale, dans le cadre d'un système politique « utilitaire » qui verrait se succéder, au milieu de l'indifférence croissante de l'électorat, une droite et une gauche condamnées à mener, grosso modo, la même politique, c'est tout un patrimoine politique, social et humain, qui tomberait en déshérence.
La faillite du socialisme réel, qui a échoué à imposer ses propres valeurs fondatrices et s'est même lui-même transformé en une utopie liberticide, nous invite à refonder le contenu théorique et pratique du socialisme. L'anarchie instaurée à l'échelle planétaire par le libéralisme, qui partout engendre chômage, misère et exclusion, interdit également tout espoir d'une gestion sociale du capitalisme. Il est donc nécessaire et urgent d'opposer au libéralisme un pôle progressiste, démocratique, initiateur d'une pratique politique nouvelle en phase avec la société, et qui soit à même de trouver des solutions inédites aux problèmes, eux aussi inédits, de notre temps, ainsi que de veiller avec rigueur aux conditions de leur application y compris, et surtout, lorsqu'il sera porté par le suffrage aux responsabilités de l'État.
Gérard Israel : Une société française, pur produit de l'État-nation, une République pure et indivisible : telle fut longtemps la quintessence de l'idéal républicain. Les facteurs qui ont modifié cette perspective idyllique sont connus : évolution des mœurs, réveil des identités régionales, décentralisation, échec de l'intégration des immigrés, aggravation des inégalités, font que les Français sont désormais en proie à une perte de confiance touchant à la fois l'engagement politique, le service public et l'État lui-même.
C'est une facilité que de rendre responsable de cette situation la conception même que les démocrates se font de la démocratie. C'en est une autre que de dénoncer l'idée européenne comme un facteur de désintégration sociale et nationale. Le concept de supranationalité est, en effet, une invention pure et simple : l'union européenne se fonde sur des structures supra-étatiques qui dépassent quelquefois la volonté des États, mais n'impliquent en aucun cas l'affaiblissement, encore moins la disparition, des nations. Ni la France, ni les autres pays de la Communauté, ne se dissolvent dans une prétendue nation européenne.
Il existe, certes, un peuple européen, auquel on a souvent demandé de se mobiliser, pour des guerres apocalyptiques, contre une partie de lui-même, un périple régulièrement soumis à la taille et à la corvée, un peuple qui n'a obtenu le repos hebdomadaire, les congés payés et la protection sociale que tout récemment. Il n'y a pas, à cet égard, de différence entre le paysan de Calabre et celui du Yorkshire, entre l'ouvrier du pays de Saxe et celui de Basse-Normandie : les contraintes séculaires qui pèsent sur eux sont les mêmes.
Mais rien ne permet d'affirmer que les langues, les cultures, les traditions, les mentalités nationales sont menacées de se voir imposer artificiellement un modèle européen unique. La transformation sociale se fera, au contraire, autour d'une construction européenne qui s'est, dès le départ, définie comme économique. Le lancement d'un emprunt européen, la mise en œuvre de grands travaux d'infrastructure, la fixation d'une durée commune du temps de travail sont des initiatives qu'il faut donc soutenir.
Nul ne songe à nier la gravité de la crise économique actuelle, mais a-t-on réfléchi aux proportions qu'elle aurait prises sans la politique agricole commune, sans la fermeté obligée du soutien européen à la France dans la crise du GATT ? En vérité, la crise a de multiples dimensions, dont la principale est d'ordre éthique : nous ne croyons plus au « vivre ensemble », à l'idée de « communauté de destin ». La France est particulièrement atteinte par ce mal : il n'est que de considérer la condition qui y est faite aux immigrés, et le chantage permanent à l'insécurité qui s'y déploie.
Il faut ré-insuffler les vertus de l'association et de la solidarité à une société ethnocentriste et repliée sur ses intérêts catégoriels. Rappelons-nous que la Déclaration de 1789 ne se référait pas à l'État, mais à « l'association politique des Français » ! Faisons de l'Europe une association politique d'États partageant un même idéal démocratique, une même vision du monde, une même volonté d'empêcher l'émergence de ce qu'Edgar Morin appelle le « total-nationalisme » !
Beaucoup de ceux qui réclament la construction d'une Europe politique ne sont pas de bonne foi. Certains d'entre eux n'avaient-ils pas résisté des quatre fers à l'idée même d'une politique étrangère et de défense commune, avant d'exiger aujourd'hui de l'Union européenne qu'elle intervienne en Yougoslavie ? Reste que la faiblesse de l'Europe face à la tragédie yougoslave laissera des séquelles. Certains craignent même que l'Union ne résiste pas à une intervention en Yougoslavie. Seule une prise de conscience de la dimension politique de l'Europe pourra redonner confiance aux sociétés qui, comme la nôtre, souffrent de cette dépression morale liée à l'effacement de l'esprit de solidarité.
Une véritable union politique de l'Europe suppose que soit confié à une autorité supra-étatique le gouvernement de l'Union pour les affaires communes, et donné au Parlement européen, en coordination avec les Parlements nationaux, le pouvoir législatif, le Conseil des chefs d'États et de gouvernements conservant le contrôle politique et de constitutionnalité.
Face au retour du nationalisme agressif, aux égoïsmes protectionnistes, aux tentations et aux pratiques d'exclusion, un ressourcement est nécessaire, qui conduira à redéfinir l'idéal révolutionnaire jadis annoncé par la France à toutes les nations d'Europe, autour des idées de liberté, d'égalité et de fraternité.
Gérard Filoche : Militant de la LCR depuis sa fondation, je ne suis pas venu ici pour passer l'éponge. Ce n'est pas tant la droite qui a gagné – elle a perdu 900 000 voix par rapport à 1986 – que la gauche qui s'est effondrée : 4 millions et demi de voix en moins pour le PS, 400 000 pour le PCF, et cela parce que la gauche n'était pas assez à gauche. Si elle veut remonter la pente, elle doit faire table rase du passé, et donner au peuple de gauche la certitude d'un vrai changement, sans quoi l'atonie, la méfiance, l'abstention persisteront. La manifestation du 16 janvier, qui a vu un million de personnes descendre dans la rue, montre que le peuple de gauche existe. IL faut répondre à son appel, et lui dire, comment on va lutter concrètement contre le chômage.
Aux trois millions et demi de chômeurs proprement dits, il faut ajouter les 760 000 Rmistes, les 600 000 CES, les 1 500 000 emplois aidés, sans compter les emplois précaires, les CDD, les intérimaires, le temps partiel forcé : au total, un tiers de la population dite active se trouve au chômage ou en situation précaire. C'est une fracture sociale insupportable.
Est-il juste qu'il y ait, aujourd'hui encore, des ouvriers du bâtiment qui travaillent 60 heures par semaine pour construire les nouvelles lignes du métro parisien ? Qu'en vertu d'un vieux décret de 1937, les 11 heures quotidiennes d'un plongeur de restaurant lui soient payées comme 8, et les 43 heures hebdomadaires d'un cuisinier comme 39 ? Qu'un routier conduise jusqu'à 14 heures d'affilée, au risque de provoquer des accidents mortels ? Est-il normal, inversement, qu'il y ait eu 1 milliard et demi d'heures supplémentaires en 1991 ? Que des cadres se crèvent à travailler 60 à 70 heures par semaine, alors que le chômage commence à les atteindre de plein fouet, eux aussi ? Pourquoi tant de surtravail, alors qu'il y a tant de sans-travail ? Si l'on imposait, partout, le simple respect de la durée légale du travail, que de créations d'emplois en perspective ! On les estime à 40 000 dans le seul secteur du transport routier...
Il faut arrêter de déréglementer et de flexibiliser à tout va le marché de l'emploi. Je connais des patrons qui disent : « Je veux bien ne faire travailler mes salariés que 32 heures, à condition que tout le monde en fasse autant ». C'est à l'État et au législateur qu'il appartient d'intervenir. Le rapport des forces le permet, pour peu que nous fassions demain pour l'emploi ce que nous avons fait hier pour l'école. Encore faut-il que l'objectif soit clair pour chacun : réduire le temps de travail d'une heure chaque année serait inefficace, en raison des gains de productivité ; il faut passer d'un seul coup au 35 heures, sans compensation salariale, car ce n'est qu'un rattrapage historique et mérité.
Si le peuple et les électeurs de gauche ont abandonné leurs mandants, c'est parce que ceux-ci ne respectaient pas leur mandat. Pourquoi ne les entend-on plus dire « fonds publics à l'école publique », ni évoquer le droit de vote pour les immigrés ? Pourquoi les dirigeants des partis de gauche étaient-ils absents, le week-end dernier, des Assises régionales de Marseille, où fut adopté un manifeste reprenant notamment ces deux points, et dont ils feraient bien de s'inspirer ? Battre la droite, c'est possible, mais à condition que les choses commencent par changer à gauche !
Aline Archimbaud : Nos représentations et nos pratiques sont en retard par rapport aux enjeux et aux menaces que constituent la crise écologique, l'agonie du Sud, les convulsions nationalistes, le délitement social ; par rapport aussi aux formidables capacités d'adaptation et de résistance des systèmes que nous tentons de modifier ; par rapport, enfin, aux évolutions internes à nos sociétés.
Pour réduire ce décalage, nous devons avant tout prendre acte de la complexité, au lieu de vivre sur l'idée mécaniste qu'il suffit d'occuper un seul espace de pouvoir, à savoir l'État, pour agir sur la société. La récente expérience qui a vu, non pas la gauche subvertir le pouvoir, mais les pouvoirs subvertir la gauche, démontre à elle seule la fausseté de cette vision.
Nous vivons dans une société où les facteurs de domination et les rentes de situation se sont sédimentés, où le capital a enrôlé la science et la technique, où la défense collective du monde du travail s'est interrogée sur le « comment répartir » plus que sur le « que produire » ou le « comment produire », où les relations interprofessionnelles sont largement marquées par les modèles dominants. Transformer une telle société, c'est déconstruire, par le conflit et la négociation, non pas le pouvoir, mais les pouvoirs, bien au-delà du simple changement électoral. Les groupes sociaux comme les personnes doivent consentir un sérieux effort pour infléchir leur mode de vie, renégocier leur place dans la cité, conclure un nouveau compromis.
La place de la politique et des partis mérite d'être entièrement repensée en fonction de la nécessaire extension des cadres quotidiens d'exercice de la démocratie et de la reconstruction du lien social. Au-delà, les visions égalitaires ou intégratrices doivent être complétées par une plus grande attention à l'autonomie des acteurs, à leurs spécificités, à leur potentiel d'évolution.
Nous devons aussi remettre l'économie à sa place pour définir un nouveau projet de civilisation. La planète est en train de nous présenter les factures impayées d'un siècle durant lequel nous avons cru pouvoir tenir pour négligeables les coûts écologiques et humains d'un système de production sans autolimitation. Le chômage au Nord et le désastre du Sud nous aideront-ils à comprendre que le prix réel de notre surconsommation ne se limite pas à celui qui figure sur les étiquettes ?
C'est de la contestation de ces gaspillages et de ces injustices et non de la revendication du « toujours plus », que peut naître la force d'une conception neuve du progrès, d'un projet de développement mobilisateur. Partage du travail, nouvel usage du temps, tiers secteur d'utilité sociale, solidarités intergénérationnelles, coopération avec le Sud, réaménagement du territoire, amélioration de la qualité des produits, grands travaux de dépollution, représentation des chômeurs, parité hommes-femmes sont quelques-unes des modes de déclinaison de ce choix d'un développement « durable ».
Dernière nécessité : celle de recomposer l'espace politique lui-même. De deux choses l'une : ou bien le terme « big bang » n'est qu'une simple habileté politique, une vaine tentative pour rebattre les cartes à l'intérieur du camp de la gauche ; ou bien, comme je suis prête à le croire, il témoigne d'une prise de conscience éthique des impasses dans lesquelles s'enfoncent nos sociétés. Auquel cas il faut avoir le courage de dire que le changement social à accomplir est d'une telle ampleur, d'une telle complexité, qu'il appelle un effort de toute la nation, et donc une majorité bien plus large que cette barre des 51 % sur laquelle les deux blocs actuels, réduits à pratiquer une même politique libéralo-centriste, gardent les yeux rivés.
Il est temps que notre pays voie émerger la vaste coalition capable d'intégrer à son projet politique les éléments de rénovation présents dans la quasi-totalité des traditions politiques démocratiques, face à l'offensive probable d'une droite encore plus dure, autoritaire, anti-européenne que l'actuelle. C'est une exigence qui monte dans toute l'Europe. Sachons, en France, y apporter notre propre contribution.
Harlem Désir : Tout le monde, même Chirac, appelle aujourd'hui à combattre l'exclusion ; mais une économie de la compassion ne saurait se substituer à la justice sociale. Nous avons trop intériorisé la critique de l'État-providence : le bilan économique et social du keynésianisme des « trente glorieuses » n'est-il pas nettement préférable, tout bien considéré, à celui des vingt années de dérégulation libérale que nous venons de vivre ? Alain Rist a raison de dénoncer les dégâts du productivisme débridé, mais nous n'en devons pas moins réfléchir en profondeur au rôle de l'État. Or, dans ce domaine, les choses sont en train de changer : dans ce temple du libéralisme qu'ont été, au cours des années 80, les États-Unis, la dernière élection présidentielle s'est jouée sur le thème de la protection sociale, et l'on peut s'attendre au même revirement en Angleterre, en Allemagne, en Italie.
Il ne s'agit pas de dire que l'État peut ou doit tout faire : nous sommes un certain nombre ici à rester très attachés à la vie associative dans ce qu'elle a d'irremplaçable. Mais l'on ne peut se satisfaire du caritatif. L'Abbé Pierre a le mérite, lui, d'appeler un chat un chat, et venir en aide aux plus démunis ne l'empêche pas de désigner les responsables. S'occuper des SDF ou choyer les angoisses des classes moyennes : il faut choisir... Etant donné que nous vivons tout de même dans un pays et dans une société riche, nous devons étudier sérieusement la question de la taxation des revenus spéculatifs et des revenus du capital, seul moyen de financer la redistribution et de mettre en œuvre la solidarité.
Autre question qui se pose à nous : comment sortir de l'opacité technocratique ? Prenons l'exemple de la fiscalité locale, dont le produit atteint désormais près de la moitié de celui de la fiscalité nationale, sans que cette évolution ait donné lieu à un véritable débat, et alors même que la fiscalité locale est beaucoup plus injuste, beaucoup moins redistributive, que la fiscalité nationale. Changer la société, c'est rendre les vrais choix accessibles au citoyen, refuser la coupure entre l'élite et le peuple, cesser de dire qu'il n'y a pas d'autre politique possible. Cela suppose une réforme des institutions de la Vème République.
Comment, enfin, gérer avec le Sud nos intérêts communs de citoyens de la planète ? Sortons de l'angélisme, et faisons le bilan sans complaisance de nos politiques de coopération. Si nous ne le faisons pas, nous resterons partagés entre l'angoisse des hordes déferlantes et un scepticisme cynique quant aux possibilités d'aide au développement. C'est pour le coup que l'Afrique noire serait « mal partie », et certains donnent d'ailleurs l'impression de compter sur le sida pour régler le problème... En attendant, on dévalue le franc CFA et on se barricade contre le Maghreb menacé par l'intégrisme, en espérant que cela ne nous retombera pas dessus : « chacun chez soi, et bonjour chez vous » !
Il y a, dans les pays du Sud, beaucoup de gens qui défendent les mêmes valeurs que nous : tolérance, pluralisme, égalité des sexes. Il y en a même qui meurent pour elles. Ce serait pure folie que de se dire que nous n'aurions rien à faire ensemble, de Paris à Alger et à Sarajevo. Certes, la France ne peut sauver « toute la misère du monde », mais l'Europe ? Les États-Unis, eux, ont fait un marché commun avec le Mexique, au terme d'un vrai débat devant l'opinion. La construction européenne ne vaut la peine d'être poursuivie que si elle nous donne les moyens de mieux maîtriser notre destin, si elle incarne un idéal social fondé sur le respect des personnes, si nous proposons aux peuples de l'Est autre chose que de nous regarder à travers la vitre. Il faut, pour cela, adopter une Constitution européenne incarnant l'idéal républicain de citoyenneté, de souveraineté populaire, de laïcité et d'égalité, fonder, en un mot, cette République européenne que préconisait déjà Rousseau.
Tous les schémas sur lesquels reposait notre pensée politique, économique, stratégique, sont ébranlés par la réalité du monde, qui a bougé beaucoup plus vite que prévu. Le monde a déboussolé la politique. Il faut repenser l'un et l'autre pour mieux les transformer. Ces Assises n'ont de sens que si nous reprenons tous le combat, comme nous venons de le faire pour défendre une certaine idée de l'école ou pour combattre les lois Pasqua. Le temps n'est plus au scepticisme, mais à l'audace, comme nous y a invités, hier, Charles Fiterman.
Henri Weber : La question du pourquoi et celle du comment appellent celle de l'espace pertinent de la transformation sociale. Nous savons que cet espace n'est plus l'espace national, et c'est la contradiction fondamentale à laquelle se heurte toute la gauche. Si je m'inscris en faux contre les discours qui font de la construction européenne l'alibi de la passivité, s'il reste beaucoup à faire dans le cadre national, et même local, je crois que nous n'en sommes pas moins confrontés à une vérité incontournable : contrairement à l'État-nation, les acteurs sociaux privés que sont les entreprises ont changé, eux, de dimension, et opèrent désormais dans toute l'Europe, en Amérique, et en Asie.
C'est bien pourquoi nous proposons de relancer la croissance au niveau du continent, au moyen d'un emprunt dont le lancement dépend, il est vrai, de nos partenaires européens, sur lesquels nous avons peu de prise. On peut espérer que la social-démocratie l'emportera aux prochaines élections en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie et ailleurs, et que le Parlement européen sera majoritairement favorable à ce « new deal » communautaire. Mais, pour l'heure, neuf gouvernements sur douze sont conservateurs. Une grande politique réformiste n'est possible que si la puissance publique est au même niveau que les acteurs privés.
La construction d'une Europe politique, monétaire, sociale, militaire est donc la clé de voûte du choix que nous avons à faire, le préalable absolu à la mise en œuvre d'une politique social-démocrate européenne ; et on ne peut dresser le bilan de la politique conduite par le Parti socialiste si l'on ne le comprend pas. Les politiques stalinoïdes ne sont pas les seules à être entrées en crise : les politiques sociaux-démocrates aussi. Il nous faut donc les reformuler, et tous les propos échangés à cette tribune montrent que ce ne sont pas les idées qui font défaut, mais les moyens politiques de les mettre en œuvre. Or, chacun sait que, lorsqu'on n'a pas les moyens de sa politique, on est condamné à faire la politique de ses moyens...
Pour ce qui est du bilan, je dirai oui à l'autocritique, mais non à l'auto flagellation. Ce que nous avons accompli dans les années 80, sur le plan idéologique, c'est le passage d'une certaine conception de la société idéale, fondée sur le triptyque « socialisation des forces productives, régulation par le plan, autogestion des entreprises », à une autre conception, qui ne doit pas grand-chose au libéralisme, contrairement à ce que l'on entend parfois dire, mais que l'on pourrait plutôt résumer ainsi : « économie mixte, démocratie sociale étendue, écodéveloppement, civilisation du temps choisi ». Pour ma part, je ne crois pas du tout que nous ayons eu tort de renoncer à notre utopie messianique au bénéfice d'une autre utopie, plus réaliste mais tout aussi ambitieuse. Il nous reste à en affiner davantage le contenu, et ce n'est pas une mince affaire...
Janine Manuceau : Depuis hier, il a beaucoup été question, des exclus. Parmi eux, je voudrais parler d'un groupe de citoyens, qui ne constitue pas une minorité, mais bien la majorité, et qui subit pourtant une particulière injustice : les femmes.
Chacun a conscience aujourd'hui que les femmes sont les Rmistes de la citoyenneté. Si nous sommes heureuses que le PS ait fait le geste historique d'instituer la parité hommes-femmes sur sa future liste pour les élections européennes, la gauche a-t-elle bien conscience que ce déficit démocratique pèse sur les femmes en premier lieu dans leur vie économique et sociale ? Elles sont 56 % des chômeurs, et leur taux de chômage reste, quels que soient l'âge et le niveau de diplôme, plus élevé que celui des hommes. Observons que le gouvernement Balladur a annoncé en même temps la création, au demeurant aléatoire, d'emplois de pompistes ou d'agents de sécurité, destinés de toute évidence à des hommes, et la suppression, bien certaine celle-là, de 22 000 lits d'hôpitaux, ce qui implique la suppression des emplois d'aides-soignantes et d'infirmières correspondants.
Est-ce parce qu'il y a peu de chances de voir les femmes se livrer à la violence et à la casse que les dangers qui pèsent sur leur emploi ne font l'objet d'aucune attention, l'utilité sociale de leur travail d'aucun débat ? Si une femme sur quatre travaille à temps partiel, il s'agit dans la plupart des cas d'un pis-aller, et non d'un « temps choisi ». Les femmes n'auraient-elles qu'un droit partiel à l'emploi ? C'est ce que semble penser le gouvernement, dont la loi en préparation sur la famille vise justement à développer le temps partiel en le déguisant en temps choisi. Nous vous appelons à vous mobiliser au printemps contre ce projet.
Plus de la moitié des étudiants sont des étudiantes, et un cadre sur quatre est une femme ; mais leurs progressions dans la hiérarchie se heurte à un véritable « plafond de verre ». Elles sont exclues de la décision économique, tout comme elles le sont de la décision politique. Ce que nous proposons pour les mois et les années à venir, c'est de travailler ensemble à combler ce déficit, à réparer cette injustice, afin que les femmes aient un réel droit de cité. Il y a urgence : à travers ses projets dangereux, mais habilement présentés, la droite cherche à séduire l'électorat des femmes, qui était passé majoritairement à gauche, mais qui est revenu à droite aux dernières élections. Si la gauche n'en prend pas conscience, elle manquera son objectif de rénovation et son nécessaire retour au pouvoir.
Yves Cochet : Je partirai du concret, du local, pour arriver au global, en mêlant le fond et la forme, qui sont indissolublement liés : pour transformer le monde, il faut commencer par changer la vie.
Qu'avons-nous dans nos poubelles ? La question est plus sérieuse qu'il n'y paraît, et l'une des vertus de l'écologie politique est précisément de se traduire très concrètement dans la vie quotidienne de chacun. Que faisons-nous de nos déchets ? Les abandonnons-nous dans des décharges puantes, voire sauvages, ou bien les considérons nous comme une nouvelle matière première, ce qui implique le tri à la source – c'est-à-dire chez soi – et la collecte sélective.
On nous a appris que l'économie, c'était d'abord produire, ensuite répartir, enfin consommer. Quelle erreur ! Nous savons que le cycle n'est pas clos, et qu'après la consommation viennent la récupération, la revalorisation, la réutilisation. La vie des produits ne se déroule pas comme du berceau à la tombe : la tombe est un nouveau berceau. Les conséquences macro-économiques en sont considérables, et se chiffrent en centaines de milliers de créations d'emplois, à condition que nous passions d'une économie de stocks à une économie de flux. Au fait, combien avez-vous de poubelle ? Moi, j'en ai cinq. Alors, dès demain matin, achetez une poubelle de plus...
En entendant Janine Manuceau, j'ai eu l'impression qu'elle considérait la féminité comme génétiquement de gauche, et que s'il y avait des femmes pour voter à droite, c'était le résultat d'une erreur ! Je crois, pour ma part, que la démocratie prime sur nos convictions. Je suis démocrate avant même d'être écologiste, et considère la démocratie comme l'horizon infini de notre combat. Chez les Verts, d'ailleurs, la parité hommes-femmes est strictement respectée, et c'est même plus souvent « une femme, un homme qu'un homme, une femme » j'en suis la victime consentante… Il faut que la société tout entière s'y mette, et pour cela, nous ne devons pas réclamer la simple égalité des chances, mais bien l'égalité des résultats. Cela signifie imposer, dans toutes les assemblées élues, du conseil municipal au Parlement, la présence d'au moins 40 % de représentants de chaque sexe.
À l'Est, quoi de nouveau ? Beaucoup de choses, semble-t-il ; mais il faut bien plus de quelques mois ou de quelques années pour s'éduquer à la démocratie, et le danger le plus grave serait que celle-ci revête, aux yeux des citoyens, le visage du chaos et de la misère. Si l'économie, l'écologie et le social s'effondrent, il n'y a pas de démocratie possible. Notre Europe de l'Ouest est concernée au premier chef : elle ne peut espérer demeurer un isolat de prospérité si l'Est s'étrangle, et c'est pourquoi elle doit faire le choix crucial et courageux de la solidarité pan-européenne. Jean Monnet avait eu une intuition fulgurante : c'était l'idée de développer simultanément le niveau de vie et la démocratie. Le plan Marshall consistait en un don sans contrepartie. Lançons à notre tour un « plan Monnet-Marshall » pour l'Europe de l'Est : 1 % de nos PNB réunis, cela fait 400 milliards sur dix ans, soit le budget communautaire actuel, ou l'équivalent du plan Marshall lui-même. Pour nous, ce n'est pas grand-chose ; pour eux, c'est beaucoup. Si nous ne le faisons pas, ne croyons pas que nous pourrons échapper à la contamination guerrière.
Il y a un lien direct entre la vie quotidienne et l'avenir de la planète, entre le local et le global. Tout se tient, la société est un objet fractal. Pour changer la société, il nous faut d'abord nous changer nous-mêmes, ici et maintenant.
Claude Poperen : Pourquoi transformer la société ? Pour mettre un terme à l'aggravation de la dérégulation du système. Les formations traditionnelles de gauche n'y sont pas parvenues, parce qu'elles ne s'en sont pas donné les moyens. Il nous faut trouver une alternative au libéralisme, et non pas seulement une alternance droite-gauche. Il nous faut construire un autre modèle de développement et de civilisation, et non nous contenter d'agir aux marges du libéralisme. Le débat droite-gauche traditionnel ne prend pas en compte dans toute leur ampleur les problèmes auxquels la société est confrontée.
Avec 6 milliards d'êtres humains, qui seront bientôt 10 milliards, la croissance économique ne peut plus être un objectif en soi. Les armements nucléaires, mais aussi les armements lourds, menacent la planète, et pourtant nous cédons souvent à la tentation de réclamer la réalisation du Rafale et du char Leclerc plutôt que de lutter pour la reconversion de l'industrie d'armement… Le libéralisme et le système dit socialiste ont allègrement mutilé la planète et l'homme lui-même. Que le libéralisme soit désormais seul pour continuer n'est pas plus rassurant. Ni scientisme débridé, ni anti-scientisme primaire : approfondissons plutôt notre réflexion sur les moyens de faire du développement technique une source du progrès humain.
Le rapport de l'homme au travail est capital. Le travail est un élément indispensable à la socialisation de l'individu, un élément constitutif de sa conscience sociale, mais il est aussi, ne l'oublions pas, source d'aliénation. Or, la vie de l'individu reste en grande partie organisée autour du travail et en fonction de lui. La perte ou l'absence d'emploi est le mode d'exclusion le plus douloureusement ressenti. Le rôle du travail est donc à reconsidérer, d'abord en fonction du couple emploi-chômage, mais aussi en fonction de toutes les autres composantes de la vie et de la personnalité de l'individu.
L'engagement citoyen est une exigence majeure, que ce soit dans les institutions politiques, dans les syndicats ou à travers le mouvement associatif, que peut produire des idées, promouvoir des hommes et des femmes, s'il ne se laisse transformer ni en courroie de transmission, ni en Tiers État. Une démarche autogestionnaire doit se substituer au système de la délégation de pouvoir. Ce n'est pas tant le stalinisme qui est en cause que le léninisme, sa conception du parti, de l'État, du rôle des chefs et de l'individu. Quant à la politique sociale-démocrate, qui vise une plus juste répartition des richesses et à rendre le libéralisme moins sauvage, elle a également fait faillite.
Plus rien, dès lors, ne justifie le clivage du congrès de Tours. Mais faire échec à la droite n'est pas une politique : c'est tout juste une base de survie. Nous avons besoin d'un vrai « big bang », et celui-ci ne peut naître de la seule volonté, fût-elle légitime, des partis de gauche, qui ont épuisé leur force propulsive et leur capacité de renouveau, mais de l'implication de tous dans la construction d'un mouvement politique pluraliste, social et écologique. Puissent les expériences du passé nous inspirer l'audace de tourner la page !
Jean Glavany : La façon dont nous avons, tous ensemble, dressé le bilan de notre action politique me paraît, somme toute, plutôt sage, responsable, équilibrée, très éloignée de la catharsis antisocialiste que certains nous annonçaient, et finalement moins violente que les critiques que j'ai entendues dans ma propre section du PS. J'observe d'ailleurs que l'intervention la plus sévère qui ait été faite, hier, l'a été par un socialiste – non sans excès, d'ailleurs, sur le fond comme sur la forme. Si c'est de la confrontation que naissent les bilans les plus sincères, l'autocritique ne saurait être conçue comme une psychanalyse au rabais, et nous ne pouvons-nous dispenser d'articuler bilan et projet.
Franchement, est-ce vraiment la « dérive monarchique du pouvoir » qui constitue le fond du problème ? Pour avoir fait, ces jours-ci, beaucoup de porte-à-porte dans le dix-huitième et le dix-neuvième arrondissement de Paris où se présente Daniel Vaillant, je ne crois pas non plus que ce soit la préoccupation première de nos concitoyens… Cela dit, nous ne ferons pas l'économie d'une réflexion de fond sur les institutions de la Vème République.
Autre exemple : l'Europe de Maastricht. Je crains que l'on n'ait tendance à jeter le bébé avec l'eau du bain. Moi, j'assume le choix de Maastricht, tout en espérant très fortement que la suite vienne vite et en appelant de mes vœux un contenu plus solidaire, plus protecteur. Mais reconnaissons qu'il fallait commencer par là. S'acharner contre Maastricht est, me semble-t-il, une facilité un peu coupable.
Quant à la critique du libéralisme et d'une certaine orthodoxie économique, elle semble également rallier de nombreux suffrages, et c'est sans doute un bien ; mais à condition que nous soyons capables d'inventer une autre politique économique vraiment alternative, et je dois dire que, de ce point de vue, je reste un peu sur ma faim...
Transformer la société n'a de sens que pour répondre concrètement aux besoins concrets de nos concitoyens : besoin de travail, besoin de logement, besoin d'égalité des chances, besoin d'intégration, besoin aussi – pourquoi se le cacher ? – de sécurité, notamment chez les plus défavorisés. Il y a, sur tous ces points, beaucoup de leçons à tirer du 16 janvier. Ce qui s'est exprimé ce jour-là, c'est, outre la fidélité des Français aux valeurs laïques et républicaines, leur attachement concret à l'école, à celle de leur village ou de leur quartier, à celle qu'ils fréquentent tous les jours en tant qu'élèves, parents d'élèves ou enseignants.
Ne persévérons pas dans les mêmes impasses. Un projet politique moderne ne peut plus être concocté dans le secret des alcôves de la compétence. Pour définir ses lignes de force, nous devons impérativement renouer le dialogue avec le mouvement social. Un mouvement politique qui n'a pas l'obsession du dialogue avec le mouvement social est condamné.
La question de l'instrument est désormais posée. Nous sommes ici parce que nous l'avons voulu, personne ne nous y a forcés. Nous avons en commun notre opposition au gouvernement de droite, et peut-être aussi notre volonté de définir un projet commun, d'ouvrir un nouveau cycle politique. La réunion d'aujourd'hui ne peut donc être que l'ébauche d'un début. J'entends dire que certains auraient des arrière-pensées. C'est sans doute vrai, et c'est normal, puisque nous faisons de la politique. C'est pourquoi je crois que nous ne pouvons passer sous silence la question soulevée hier par Charles Fiterman : l'utopie d'un mouvement rassemblé, ouvert, pluraliste, pour le changement social. J'espère que nous sommes nombreux à faire nôtre cette question-là.
Guy Konopnicki : Comment n'y aurait-il pas crise de la politique, quand les Nations Unies font la preuve de leur impuissance, depuis deux ans, à empêcher la poursuite du massacre de Sarajevo ? Comment n'y aurait-il pas crise de la politique, quand les citoyens constatent l'impuissance des politiques à empêcher la montée du chômage ? Si l'ancienne majorité a été renvoyée par les électeurs, c'est peut-être moins, d'ailleurs, en raison de son incapacité que de son inutilité, de l'idée – ô combien pénible aux gens de ma génération, qui étaient si nombreux, en 68, à proclamer le contraire – que rien n'est possible.
Nous vivons dans une société sceptique, qui voit s'aggraver le désordre planétaire, s’accroître le chômage chez elle, et revenir le temps de ce que l'on appelait autrefois les « couche-dehors ». Le scepticisme se manifeste plus encore à l'égard des forces réformistes, de celles qui ont l'ambition de transformer la société. Mais peut-être n'est-ce pas plus mal, au fond. J'ai un peu le sentiment que la victoire de la vague conservatrice a mis un terme à certaines querelles dépassées. Je suis de ceux qui pensaient, avant mars, que l'usure de la vieille gauche ferait vite apparaître une nouvelle force de transformation sociale ; j'ai découvert, le soir même de la défaite, que nous avions quelque chose à partager avec cette vieille gauche : la défaite elle-même. Aurons-nous un jour autre chose ?
Ce qui ne peut plus durer, c'est l'idée de deux blocs se succédant à intervalles réguliers au pouvoir, et dont chacun constituerait la solution-miracle aux erreurs de l'autre. Deux évolutions sont possibles : un modèle américain, avec deux machines électorales également médiatiques, vides de tout contenu et quasiment interchangeables ; ou bien un mouvement de transformation sociale divers et pluraliste, qu'il nous faut commencer à construire sans tarder, et en prenant garde au fait que le pouvoir n'est pas seulement dans l'État.
Le temps est révolu où un parti pouvait prétendre incarner à lui seul toute la société – et je connais au moins deux partis qui ont eu cette tentation-là… Les écologistes n'ont pas la prétention d'être à eux seuls toute la politique ni toute la transformation sociale, mais on n'avancera pas sans eux, quand bien même on continuerait à raisonner en termes de concurrence et de domination…
Ségolène Royal : Autrefois, on parlait de « changer la vie » ; aujourd'hui, on parle de « transformer la société ». Cette prudence nouvelle est justifiée, car la grave crise du politique naît du sentiment que le système politique ne produit plus de décisions, qu'il y a un gouffre entre le discours de la réforme et le constat de l'immobilisme. Il faut cesser de croire qu'il suffit que la droite baisse pour que la gauche remonte, en vertu du principe des vases communicants. Je vois, dans l'échec annoncé de Balladur, les germes d'une situation qui, loin de requinquer la gauche, portera un coup extrêmement grave au crédit du politique lui-même. Elle favorisera, en effet, l'essor d'un populisme fondé sur l'idée confuse que le peuple serait, par définition, porteur d'énergie vitale, et les dirigeants condamnés à une inertie intrinsèque.
Pour empêcher le populisme d'occuper l'espace de la transformation sociale, nous devons proposer aux citoyens – avant même un projet, car ils ne croient plus aux projets – une explication du monde. Nos pays industriels ne doivent plus se complaire dans le double rôle de pleureurs et de menteurs. Ils savent faire la guerre pour le pétrole, mais pas pour la paix. Ils sont incapables de tenir parole : des 6 milliards d'écus que l'Europe s'était engagée, lors de la conférence de Rio, à consacrer au développement durable des pays pauvres – protection de l'eau, de la forêt, éducation des filles –, elle n'a toujours pas, au bout d'un an et demi, versé le premier sou !
Il est impératif de surmonter la crise européenne. Il y va de l'essentiel de notre crédibilité. La crise économique n'est pas mondiale, elle n'est pas américaine, encore moins asiatique : elle est européenne, et la réponse à cette crise est dans les mains de l'Europe elle-même. N'attendons pas un quelconque effet d'entraînement d'une reprise de la croissance ailleurs. Disons clairement quelle Europe nous voulons : à douze ? à dix-huit autour du mark ? intégrée aux États-Unis ? ou bien, ce qui aurait ma préférence, de l'Atlantique à l'Oural ? Les divergences entre pays européens sont trop souvent camouflées derrière un langage diplomatique pâteux, de peur de montrer le spectacle de la division.
Comment, en second lieu, rendre la citoyenneté à ceux-là mêmes à qui nous ne pouvons donner de travail ? L'autonomie financière est importante, mais l'insertion dans une communauté humaine est génératrice de reconnaissance sociale.
D'autre part, la décentralisation n'a pas rapproché le pouvoir du citoyen. Il faut susciter des contre-pouvoirs pour faire pièce au pouvoir des notables locaux. C'est un chantier auquel il nous faudra nous attaquer.
Enfin et surtout, il faut que l'espérance revienne au cœur de tout projet politique. À Rio, le représentant des 77 pays les moins avancés nous interpellait ainsi : « Comment voulez-vous que nous, qui sommes assis sur un tas d'ordures, soyons attentifs à l'oiseau qui vole au-dessus de nos têtes ? » Eh bien, nous qui, en France, sommes assis sur un tas d'incertitudes, nous devons nous intéresser à la construction d'une société moins féroce. Si nous sommes ici, c'est parce que nous appelons de nos vœux un mouvement politique capable de répondre à cette attente.
La séance est levée à 12 heures 45.
Dimanche 6 février 1994 (après-midi)
La séance est ouverte à 14 heures 15, sous la présidence de Catherine Tricot et Alain Claeys.
Jean-François Dauriac : Je suis un radical de gauche en rupture de parti, qui considère que notre mission ne consiste pas aujourd'hui à nous enfermer dans de stériles combats d'opposants mais à retrouver les valeurs fondamentales de notre société. Nous vivons une ère de transition dans laquelle les concepts hérités de notre passé doivent déboucher sur des idéologies nouvelles. Ce que certains appellent « l'exception française » n'est pas sans danger, car, en France, les transitions sont souvent explosives. Pour moi, donc, l'enjeu de ces Assises est de découvrir notre capacité politique à organiser cette transition.
Il faut se défendre, tout d'abord, du réflexe identitaire, qu'il se manifeste au travers des régions françaises, des groupes ethniques ou des familles religieuses. Il faut se défendre du repli sur soi qui fait perdre de vue l'essentiel. L'enjeu consiste dans le fait de rassembler des hommes et des femmes qui, tout en respectant leurs engagements présents et sans renier ce qu'ils sont, seront capables de construire autrement quelque chose de nouveau. Transformer la société ? Certainement, mais comment ? Et pour en faire quoi ? Le bilan que l'on tente de dresser ici depuis hier ne répondra pas aux angoisses de nos concitoyens et surtout pas aux exclus.
L'Europe, sans doute, ne se prête pas à revêtir les vieux oripeaux des valeurs républicaines et pourtant… Les Français ont montré récemment qu'ils étaient fidèles à la première d'entre elles : la laïcité. Pour le rôle qu'elle a joué dans les écoles, bien sûr, mais aussi parce qu'en donnant à chacun l'accès à la culture et au savoir, elle a permis d'établir la démocratie.
Le problème se pose aujourd'hui de savoir comment associer ces valeurs républicaines à l'action et comment les adapter aux réalités de la société actuelle. Mais qui expliquera aux jeunes ce qu'est la citoyenneté, l'appartenance à une communauté, les droits et les devoirs qui en découlent ? Où est la fonction pédagogique de l'action politique ? Il est trop facile de se réfugier derrière la complexité des temps et l'on peut s'étonner à juste titre de ce qui ressemble, hélas ! à une démission. Tous ceux qui se trouvent en difficulté aujourd'hui sont en droit de nous dire : pourquoi ne vous êtes-vous pas réunis plus tôt pour agir ?
La conclusion de ces Assises ne sera positive que si l'on débouche sur des lieux à construire, sur des valeurs communes à défendre et sur des combats à mener ensemble, très vite.
Pierre Bauby : Pourquoi transformer la société ? Dans un contexte où la crise économique et la domination du libéralisme conduisent, partout dans le monde, et en France en particulier, à un délitement du lien social et de la société elle-même, nous devons refuser l'inacceptable. Il est clair que ce n'est pas le retour aux politiques d'autrefois qui permettra de sortir de la crise, mais au contraire cette stratégie novatrice, qui saura anticiper sur l'avenir, en tenant compte des profondes mutations de notre temps.
Nous avons besoin, en premier lieu, d'un retour à l'État et à la puissance publique. Non pas pour nous perdre comme autrefois dans le volontarisme étatique, mais pour retrouver un État capable de mettre en place une stratégie de société, un État démocratique et centralisé où le pouvoir public laissera toute sa place à l'intervention des citoyens.
Nous avons besoin également de redonner au politique son rôle et sa valeur, sans qu'il soit confisqué par diverses élites ; un politique qui représente réellement les intérêts et les contradictions de notre société, qui assure leur régulation et qui les légitime. Pour y parvenir, il faut rompre avec l'ultra-présidentialisme et l'ultra-technocratisme.
Nous avons besoin de refonder et de promouvoir les services publics. Réseaux services publics, que je coanime avec Jean-Claude Boual, s'est donné pour tâche d'organiser ces services sur le plan européen et de redéfinir leur mission de cohésion sociale et de solidarité.
Nous avons besoin, surtout, de régénérer la société civile, atrophiée, atone, sous le poids du volontarisme étatique et de la survalorisation politique. C'est là que réside la vraie raison de l'échec de la gauche, qui n'a pas su transformer la société. Pour nous, régénérer la société, c'est, notamment, promouvoir la délibération publique, favoriser les mouvements associatifs et reconnaître de vrais contre-pouvoirs. Oui, c'est aux citoyens de peser sur les choix et sur l'exercice du pouvoir qui, sans le soutien d'une société civile active, ne voit que d'un œil et ne marche que sur une seule jambe.
Telles sont les composantes majeures d'un nouveau projet de transformation sociale, qui repose sur l'exigence d'une citoyenneté intégrale.
Alain Bergougnioux : Ces premières Assises sont une introduction à un débat approfondi et, pour ma part, je me limiterai à deux points : la nature de l'échec des socialistes et celle du projet qui doit tous nous réunir. Les chances d'avenir seraient faibles, en effet, si l'on n'analysait pas clairement le passé.
La tentation est grande de se réfugier derrière la formule : « le communisme a failli, le socialisme s'est épuisé. Place pour de nouvelles aventures ! ». Pourtant il n'est pas vrai que les deux échecs soient équivalents, car, d'un côté, il s'agit bien d'une faillite, mais, de l'autre, seulement d'une crise.
Les réalités méritent d'être considérées, qu'il s'agisse des réalités économiques mondiales ou de celles d'une société en plein désarroi. La population attend des résultats en matière d'emploi, de niveau de vie ou de sécurité, et le gouvernement, quel qu'il soit, est amené à rendre des arbitrages, dans une période de croissance quasiment nulle. On peut, on doit critiquer les arbitrages rendus par le Parti socialiste, mais on ne peut nier leur nécessité.
L'essentiel est de savoir si, d'un grave échec électoral, on doit déduire la faillite du socialisme démocratique. En réalité, ce qui a manqué au pouvoir, au-delà des dissensions de la gauche, ce sont les instruments d'une politique fondée sur la confiance en l'État national réformateur. Les socialistes ont dû composer avec le libéralisme et sont passés d'un réformisme radical à un réformisme technique qui ne fut pas sans mérites : le RMI, d'une part, et la CSG, de l'autre, sont les jalons d'une politique d'avenir, et personne ne les remet plus en cause. Nous avons, c'est vrai, sacrifié trop souvent le social à l'économie, mais les partis socialistes européens qui ont fait l'inverse ont connu aussi des échecs.
Aujourd'hui, le problème majeur auquel nous sommes tous confrontés est celui d'un monde qui accumule les inégalités et les exclusions, celui d'une société duale inacceptable. Pour le résoudre, il ne suffit pas de beaux discours. Il faut fonder ensemble une force de transformation, et nous donner les moyens correspondant aux objectifs à atteindre.
Le premier de ces objectifs doit être de traiter la crise de l'emploi et de surmonter les difficultés de l'État providence. Quand la droite fait baisser le coût du travail et diminue la protection sociale, à nous de mettre en œuvre une société qui ne soit plus productiviste mais où le temps de travail soit fortement réduit. Une société qui accepte de dissocier la sécurité matérielle du travail salarié, et où le prélèvement social soit généralisé. II nous faudra aussi évaluer les coûts des services publics et ceux de la protection sociale dans les revenus soumis à la taxation. Bref, c'est un nouvel âge de la solidarité qu'il nous reste à fonder.
Nous devons également trouver un niveau pertinent d'action, qui ne peut être que l'Europe, car il n'existe pas de politique keynésienne sans un espace adéquat pour la réaliser. Nous avons tous besoin de l'union européenne pour emprunter, pour dévaluer, pour redistribuer et pour nous défendre. Maastricht, de ce point de vue était une étape nécessaire.
Oui, enfin, il faut réformer nos pratiques politiques ! Le temps n'est plus aux partis qui font à la fois les demandes et les réponses et qui privilégient la seule délégation. C'est en partant des attentes de la société que nous pourrons faire de nouvelles propositions. Il est urgent que s'instaure un vrai débat public, avec des choix alternatifs, urgent d'accepter l'autonomie des individus et des groupes associatifs, urgent de mettre en œuvre une politique du contrat.
Pour conclure, le socialisme démocratique a toujours été, dans l'histoire, un modèle politique en constante évolution. Il n'en est pas à sa première crise et nous sommes aujourd'hui à l'aube d'un nouveau cycle. Ce cycle, nous le construirons ensemble ou nous ne le construirons pas du tout.
Yasmina Ali Ouhadj : Dans une société française fragilisée par les frustrations, il nous faut bien constater, que la tentation xénophobe ressurgit. Les mesures prises récemment par l'actuel gouvernement nous font craindre le pire sur le projet de société qu'on veut imposer aux Français. La question de l'immigration prend donc toute sa place dans ces Assises.
Nombre d'orateurs l'ont dit avant moi : la tendance est au repli sur soi, au refus de l'autre, à l'exclusion. Or, l'immigration révèle aussi aujourd'hui une réalité sociale. Un Français sur cinq a un parent étranger. Parmi les projets de loi proposés par Charles Pasqua, je citerai deux exemples significatifs.
Quand on ose reformer le code de la nationalité, c'est au principe élémentaire du droit du sol que l'on porte atteinte, en créant ainsi une nouvelle catégorie d'étrangers et en détruisant du même coup l'un des meilleurs outils de l'intégration. Ce qui se dessine, je n'hésite pas à le dire, est une véritable « purification sociale », car on accordera la nationalité française plus aisément à un médecin qu'à un jeune sans espoir.
Deuxième exemple : la lutte contre les mariages de complaisance, qui fait de l'étranger un suspect, un fraudeur potentiel. Amalgame inadmissible contre celui qui est en situation régulière et qui veut se marier en France, et celui qui cherche à acquérir par ce biais des droits qu'il n'aurait pas autrement. C'est, en fait, contre la mixité que le couple Balladur-Pasqua veut lutter de cette façon.
Nous ne pouvons accepter que la sécurité juridique des étrangers qui vivent dans notre pays soit remise en cause et que l'immigré serve de bouc émissaire à une société en crise. La question se pose alors de savoir pourquoi, après dix années où la gauche a occupé le pouvoir, de telles mesures discriminatoires sont aussi populaires. Quand un si grand nombre d'étrangers manifestaient le 16 janvier avec les autres Français pour l'école publique, comment ne pas comprendre que l'immigration, au lieu d'être le boulet que l'on prétend, est une chance pour la France, un ressourcement, un nouveau souffle ? Edgar Morin le disait, la France est faite pour le maintien de la diversité dans l'unité. Opposer notre volonté de culture plurielle à la société homogène dont rêve la droite, c'est peut-être là notre nouveau combat pour la démocratie.
Mon père m'a dit récemment : « Ma fille, la France d'aujourd'hui, ce n'est pas celle que je connais, ce n'est plus celle que j'aime. Elle ne veut pas de toi, elle ne veut pas de moi. Pourquoi te bats-tu ? ». C'est à la gauche de me donner raison, à moi et à tous ceux de ma génération qui refusent de baisser les bras, car au-delà du combat que nous menons pour l'égalité des droits, c'est pour la France que nous nous battons : nous refusons que ce pays que nous aimons devienne le pays de la haine.
Pierre Guidoni : Il était sans doute inévitable – et, à certains égards, salubre – que cette première rencontre s'ouvre sur un bilan sans concession des dix dernières années. Je me contenterai, pour ma part, de quelques remarques.
La première, c'est qu'en démocratie, quand on gagne les élections, on doit assumer le pouvoir, ses charges et ses responsabilités. « Les charges du pouvoir », j'y pensais hier en regardant mon vieux camarade Edmond Hervé molesté devant les caméras de la télévision. C'est ça, le pouvoir, pas les R 25. Nous l'avons appris durement, nous ne l'oublierons pas de sitôt.
La deuxième, c'est qu'il n'y a pas ici deux camps, l'un qui jette sur notre passé un œil critique et l'autre qui le regarderait d'un œil satisfait. Je ne crois guère à la fatalité ni à la force des choses, et nous savons bien que toute action humaine comporte des lumières et des ombres. Des choix, à certains moments, ont dû être faits. Ceux qui n'espéraient rien, n'ont pas été déçus, mais les autres ont été déçus jusqu'à l'os. Il s'agit maintenant de leur rendre l'espoir et ce n'est pas l'œuvre d'une seule journée.
Deux éléments méritent réflexion : d'abord, le reflux, déjà amorcé, de la vague libérale. On l'a déjà dit : le paradoxe de ces années de pouvoir de la gauche, c'est le triomphe de l'intérêt particulier, où l'argent est la seule valeur, la mondialisation marchande, le seul idéal. Le mal, en revanche, c'est tout ce qui est collectif, tout ce qui bride les égoïsmes pour affirmer les solidarités et, par conséquent, l'État, l'État démocratique, l'État républicain. Si nous entrons réellement dans une autre période, nous devons savoir et dire que le pire adversaire de la transformation sociale est le libéralisme ; car rien ne peut transformer les liens sans cesse changeants qu'une main invisible tisse entre une poussière d'individus sans histoire et sans loi.
Ensuite, le poids de la réalité internationale. La guerre économique mondiale dresse les États les uns contre les autres, qui poussent leurs entreprises comme autrefois ils poussaient leurs armées. Dans cette mêlée inexpiable, l'Europe – mais de quelle Europe parlons-nous ? – doit savoir ce qu'elle veut et, pour commencer, savoir si elle est capable de vouloir. Cessons de confondre le souhaitable et le possible, de justifier nos impuissances par de grands projets de réorganisation mondiale. Cessons de nous faire pardonner de ne pas avoir repeint notre plafond en prétendant que nous sommes capables de repeindre le ciel.
Ceux qui sont réunis aujourd'hui le sont pour réfléchir ensemble et pour reconstruire un projet qui réponde aux exigences de notre époque et de nos concitoyens. Aux enfers, se côtoient Tantale et Sisyphe. Tantale, c'est la droite : son but est atteint quand il étanche sa soif de pouvoir. Mais Sisyphe roule son rocher, qui toujours retombe. Il faut, comme le disait Camus, imaginer Sisyphe heureux. Nous sommes là pour ça.
Henri Malberg : Toute réflexion sur l'avenir et la transformation sociale doit partir d'une analyse essentielle : celle de la crise, de sa gravité et de ses effets. L'opinion des communistes est claire : ce sont les mécanismes les plus profonds du capitalisme qu'il faut remettre en cause, car ils n'ont pas réussi à faire fonctionner le formidable moteur des ressources humaines qu'appelle notre époque.
On a peine à croire que dans notre pays, l'un des plus développés et les plus riches du monde, les gens ne croient plus en leur avenir, ni en celui de leurs enfants. Comment ne pas déplorer ce gâchis d'intelligence et de créativité humaines, cette débâcle d'une société qui se prétend démocratique et moderne et où seul règne l'argent ? Cependant, les justes valeurs renaissent : refus de la logique du profit, meilleure appréciation du rapport entre un bon salaire et une juste protection sociale, prise de conscience de la nécessité du service public.
Que peuvent répondre les forces progressistes de gauche à ceux qui leur disent : « Lorsque vous étiez au pouvoir, vous n'avez pas fait mieux » ?
Pour ce qui nous concerne, nous, communistes, nous nous efforçons d'y réfléchir, comme nous le faisons sur ce qui s'est passé en Union soviétique et dans les pays de l'Est. Pourquoi cette expérience historique a-t-elle échoué et pourquoi n'avons-nous pas su créer une société socialiste démocratique moderne ?
Cependant, l'espoir ressurgit chez les travailleurs qui sont de plus en plus résolus à combattre la politique arrogante de la droite. M. Balladur avait trop vite oublié qu'il n'avait gagné les élections que parce que le pouvoir précédent avait déçu. Mais, de notre côté, il n'y aura pas de projet de transformation sociale crédible sans arguments forts pour combattre la crise. L'emploi n'est pas une charge, mais la base même de toute richesse, et c'est à l'emploi que l'argent qui sert à la spéculation doit être rendu, pour le progrès social et la réduction des inégalités. Il y a là, non seulement une question de justice, mais un gage d'efficacité économique.
Il faut donc se prononcer clairement pour l'arrêt immédiat de toutes les procédures de licenciement et de réductions d'emploi, faire agir la préférence communautaire pour répondre aux revendications des agriculteurs et des pêcheurs, et surtout mettre en place la semaine de trente-cinq heures sans réduction de salaire. Enfin, il est temps de revaloriser le service public, facteur de créations d'emploi.
L'expérience prouve que rien ne peut se faire sans mouvement populaire déterminé. Si les citoyens se détournent aujourd'hui de la politique parce qu'ils ont eu le sentiment de ne pas être écoutés, il n'en reste pas moins vrai qu'ils ont soif de vérité et de solidarité.
Les communistes sont prêts à lutter, en rassemblant les forces progressistes de gauche, pour ouvrir la perspective d'une alternative démocratique au pouvoir de la droite, mais non pas pour recommencer ce qui a échoué.
Pierre Juquin : Après Félix Damette et Aline Archimbaud, je me bornerai à dire quelques mots du « big bang ». Nous nous trouvons confrontés à des problèmes vitaux pour la communauté européenne. Des transformations profondes de notre société sont en cours, sans que ne nous puissions ni les maîtriser ni même les identifier. Comme l'a dit Charles Fiterman, les transformations sociales sont des processus qui se déroulent largement en dehors de l'action politique. Il en est ainsi de l'évolution démographique, du changement des savoirs et des modes de pensée et, sous des formes plus diverses, de la libération des femmes.
Tous ces phénomènes suscitent des résistances, voire des régressions, auxquelles la politique doit faire face. Elle peut le faire à la petite semaine, ou bien opérer elle-même des mutations profondes, qui répondent, aux exigences. Pour cela, il faut choisir, il faut vouloir. L'une des raisons les plus graves de ce qu'on appelle « la crise de l'espérance », c'est que ni les partis communistes léninistes ni les partis socialistes n'ont su prendre la mesure de ces évolutions. Comment expliquer autrement l'effondrement historique des pays communistes de l'Est ? Comment expliquer autrement l'incapacité du Parti socialiste à proposer de vraies solutions alternatives ?
Quant à l'écologie politique, je persiste à croire qu'elle porte en elle des exigences nécessaires pour relever certains défis. Il reste à clarifier ses contenus et sa position, et notamment en France.
Si je parle ici d'alternative, c'est que je suis persuadé qu'il faut dépasser les modes dominants de production, de consommation, de décision. Je ne crois pas à « la fin de l'Histoire » et, même si le capitalisme reste indépassable, je continue à avoir foi dans le socialisme, à condition de tout remettre à plat. Nous vivons, comme l'a dit le philosophe Karl Jaspers, « une période axiale ». La meilleure solution n'est-elle pas d'inventer une « politique axiale » ?
Le voici donc le « big bang ! » Je dois reconnaître qu'au-delà du terme, l'idée m'a séduit. Provoquer une métamorphose, reconstruire par la base et créer une pensée politique nouvelle, cela a de quoi tenter. Mais aujourd'hui, je m'interroge : les partis existants ne sont-ils pas en train de s'engluer à nouveau dans des modes de pensée répétitifs, des politiques stérilisantes, sans compter les luttes de personnes et de clans ? N'est-on pas en train de retomber de l'astrophysique à la chimie moléculaire, de l'infiniment grand du bouleversement fondamental à l'infiniment petit du redressement électoral, ce qui équivaudrait, dans le contexte planétaire actuel, à un glissement vers la catastrophe ?
Les Assises doivent ouvrir les portes à un débat de fond, élargi à toute la société pour favoriser l'émergence d'un mouvement de transformation à la hauteur de notre temps. Si nous persistons à raisonner dans les cadres de pensée habituels, dans les cadres partidaires traditionnels, et même dans le cadre de l'État-nation, nous ne nous en sortirons pas. Nous devons penser et agir à l'échelon européen, à l'échelon planétaire.
Je le sais, ce sont des ruptures difficiles à assumer pour des militants. Ayons en le courage ! Le temps presse : lève-toi vite, big-bang !
Jean-Christophe Le Duigou : Il y a vingt ans, on aurait jugé incongru de poser à un syndicaliste la question : « pourquoi transformer la société ? », car c'eût été son identité même qu'on aurait ainsi paru remettre en cause. Comme nous en sommes loin aujourd'hui ! Au discours anticapitaliste, simplificateur, incantatoire répond maintenant une action revendicative, pragmatique qui semble avoir abandonné toute ambition de transformer les relations sociales dans notre société. On en est rendu à une sorte de service syndical minimum.
Sans doute pourrait-on évoquer les responsabilités des uns et des autres, mais il n'est pas question ici de désigner des boucs émissaires Mieux vaut s'attacher à définir un projet de transformation sociale dans lequel puisse s'inscrire la démarche revendicative.
Je ne reviendrai pas, à mon tour, sur l'effondrement des pays socialistes et l'enlisement des solutions social-démocrate, pas plus que sur les profondes mutations ou sur la crise déjà évoquée. Les risques d'aggravation pour nos sociétés sont considérables, alors que règne une atmosphère de quasi-guerre civile dans certaines entreprises, comme l'ont montré de récents conflits. Les salariés et les populations manifestent leurs inquiétudes pour l'emploi, le logement et l'avenir de leurs enfants. Les gouvernements, qu'ils soient de droite ou de gauche n'ont su leur répondre qu'en invoquant les blocages et les contraintes de la crise afin de justifier leurs choix.
Pour donner un sens à la transformation de la société en France, il est nécessaire d'inventer un nouveau type de développement dans lequel l'emploi et la promotion des hommes ne seraient plus assujettis aux critères de rentabilité. La société a besoin de se rassembler autour d'actions mobilisatrices pour revaloriser les capacités humaines, améliorer les conditions de vie et favoriser les créations d'emploi. C'est vrai en France, mais c'est également vrai dans toute l'Europe. Toutefois, si l'on veut promouvoir de telles ambitions sociales, il faudra, bien sûr, s'écarter de la voie de Maastricht.
Il est urgent d'inventer une démocratie plus riche, dans laquelle chaque salarié pourrait participer aux choix communs au lieu d'en être empêché par les monopoles du pouvoir. Le salariat évolue, se diversifie et si l'on veut voir s'élargir ses droits, il faut changer l'État.
La question du rôle des syndicats se pose donc, en même temps que celui de l'influence des partis politiques. Pour travailler différemment à des projets nouveaux, le mouvement social a besoin d'autonomie, car ces projets, s'ils étaient le fruit d'institutions fermées, de clans, de chapelles, seraient irrémédiablement voués à l'échec. L'objectif de transformation des pouvoirs implique un changement de méthode cohérent et radical pour retisser le lien social et populariser de nouvelles valeurs, notamment une éthique de l'initiative et de la responsabilité.
Pour y parvenir, les organisations syndicales doivent affirmer leur indépendance, en même temps que, renonçant à leur refus historique de s'impliquer dans la gestion, elles participeront à un travail de construction.
En retour, il faut que les partis politiques transforment leur vision du syndicalisme, et de l'action sociale. Pour ma part, je ne rejette pas l'idée d'un nouveau contrat social s'il implique le partage des pouvoirs et une nouvelle morale de l'engagement et de l'initiative sociale.
Michel Rocard : Voilà vingt-quatre heures que nous dialoguons ensemble, dans un esprit d'ouverture et de franchise. Tout ce qui est dit ne fait pas forcément plaisir à entendre ; mais tout est utile à écouter.
Ces Assises, je les vois comme un pari sur l'imagination et la volonté partagée.
Un pari : il y a toujours des risques à confronter des idées, des expériences et des parcours si différents. Mais quand la confrontation, comme aujourd'hui, est loyale et sincère, elle débouche forcément sur quelque chose.
Un pari sur l'imagination : il s'agit de transformer la société. Beaucoup d'entre vous l'ont dit : nous n'y parviendrons pas en répétant les mots d'ordre du passé.
Un pari sur l'imagination et la volonté : proposer des solutions ne suffit pas. Il faut ensuite en faire comprendre la nécessité, mobiliser les énergies, stimuler la volonté de ceux à qui nous nous adressons.
Un pari sur l'imagination et la volonté partagée ; car, si nul, ici, ne doit renoncer à ce qu'il est, il importe que chacun offre à tous ses convictions, ses espérances et que nous constitutions ainsi un pot commun où nous pourrons tous venir puiser. Rien que cela sera déjà une énorme innovation dans les façons de vivre de la gauche française.
Voilà pour la méthode. Le but, maintenant. Aucun d'entre nous ne se résigne à ce que la société reste ce qu'elle est. Mais on n'a rien dit tant qu'on n'a pas dit quelle autre société on voulait. Avant de définir la mienne, je voudrais rappeler que le combat des socialistes, qui s'est voulu principalement réformiste, a abouti, en Europe, à la construction de cette maison pour tous qu'on définissait par « État-providence ». Ce n'était pas rien. Mais cette réussite-là s'essouffle. C'est pourquoi nous ne pouvons, nous contenter d'un replâtrage. Il nous faut renouveler nos analyses pour fonder une nouvelle ambition.
La société à laquelle je pense tient en deux mots : c'est la société solidaire. Solidarité entre ceux qui sont favorisés et ceux qui ne le sont pas, bien sûr. Mais solidarité aussi entre ceux qui ont un emploi et les autres, avec ce que cela suppose en matière de réorganisation du travail ; solidarité entre les nations, ce qui implique un combat pour la paix et le développement ; solidarité entre les générations : nous avons le devoir de préserver la planète que nous léguerons à nos successeurs.
Cette liste n'est évidemment pas limitative. Mais surtout, la société solidaire, à mes yeux, ne saurait rester une société passive, où il y aurait d'un côté ceux qui donnent et de l'autre ceux qui reçoivent. Dans ce cadre commun, tous devront agir avec tous et pour tous.
Nous ne bâtirons cette société solidaire que si nous nous fixons des objectifs ambitieux. J'en évoquerai un, qui me tient particulièrement à cœur ; il concerne la situation faite à la jeunesse. La génération née après la guerre a été exceptionnellement chanceuse. Devenue adulte dans les années 70, elle a échappé à la guerre d'Algérie ; elle est arrivée après la pilule et avant le sida, après les Trente glorieuses et avant la crise de l'emploi ; elle a eu droit à la paix, à la liberté, à la prospérité. Les jeunes d'aujourd'hui vivent, certes, dans des conditions de confort matériel très supérieures à celles que l'on connaissait autrefois. Mais quel est, trop souvent, leur horizon ? Le chômage, le sida, la drogue, la délinquance. Les scientifiques travaillent sur le sida. Nous, organisations politiques, syndicats, associations, nous devons travailler sur le chômage.
L'objectif que je propose est simple : faire en sorte qu'à la sortie du système scolaire, tous les jeunes, sans exception, soient engagés dans un emploi ou une activité sociale, formation ou travail de proximité. Il n'est pas supportable de laisser des jeunes de 18, 20 ou même 25 ans dans le désœuvrement angoissé où ils se trouvent aujourd'hui. Offrir à tous les jeunes, sans exception, un vrai emploi ou une vraie formation, c'est possible, et c'est une obligation de résultat. C'est aussi un objectif de transformation sociale sur lequel nous pouvons nous unir, le premier pas vers la société solidaire.
Pour conclure, au moment où nous lançons cet effort de réflexion exceptionnel, je voudrais dire qu'à chaque jour suffit sa joie. Seule compte, ce soir, la joie de nous retrouver sans avoir à brandir de nouvelles bannières : la mienne est connue, elle est socialiste et j'en suis fier ! Seuls comptent, ici, la démarche, la volonté de dialogue, et ce pari sur l'imagination et la volonté partagée que nous gagnerons ensemble pour le plus grand profit des Français.
Jean-Paul Deleage : La première condition de la transformation sociale est de faire en sorte qu'elle s'inscrive dans les grands courants historiques. Le mouvement socialiste, même s'il est aujourd'hui à bout de souffle, continue de porter l'espérance de millions d'êtres humains. Mais la social-démocratie est menacée d'aplysie si elle ne rompt pas avec tout ce qui a alimenté la défiance de ses partisans, à commencer par les batailles d'appareil et l'orthodoxie économique, sans parler de son incapacité à promouvoir des réformes radicales pour lutter contre les maladies qui rongent l'humanité. La mondialisation de l'économie est sans doute une des causes de cet échec, car, en acceptant de travailler sur les marges du libéralisme, on finit par renoncer à le changer. Beaucoup d'entre nous le pensent : la gauche au pouvoir a été désavouée pour n'avoir pas été assez socialiste et démocratique. Amis socialistes et communistes, vous ne pourrez plus désormais vivre en rentiers sur vos idées passées.
Pour transformer la société, il faut aussi tenir compte des exigences nouvelles. De ce point de vue, l'écologie constitue le courant politique le plus novateur, car elle aura montré les risques majeurs de nos sociétés dans lesquelles terres, cieux et eaux ont été sacrifiés à la logique dévorante du profit. L'overdose de consommation s'abat sur les pays du Nord qui souffrent de « dépression nerveuse universelle », tandis qu'au Sud et à l'Est, les individus ne peuvent même pas subvenir à leurs besoins élémentaires. Mes amis écologistes ont su prouver que le sort de l'humanité était lié à celui de la planète, mais nous n'avons pu nous rassembler sur une stratégie politique claire. Il n'y a pas de raison que nos mouvements disparaissent de la scène politique, à moins que nous ne devenions les supplétifs d'un capitalisme vert. Ce ne serait plus, alors, l'alternative, mais un monde d'îlots verts au Nord, dans l'océan de pauvreté du Sud.
La troisième condition de cette transformation sociale est de fixer des objectifs qui soient bien compris par une large majorité. Leurs axes fondateurs sont la démocratie, l'égalité sociale et la lutte contre toutes les formes d'exclusion. Comme l'a dit Aline Archimbaud, nous avons besoin d'un nouveau modèle économique de développement, impulsé par des politiques fortes, qui prennent à bras le corps les exigences de reconversion industrielles et agricoles. Nos sociétés doivent sortir de l'affrontement stérile entre le « noyau productif » et les nouveaux mouvements sociaux, de peur de laisser le champ à des solutions anti-sociales et politiquement autoritaires.
Quatrième condition, plus importante encore : celle du rapport entre le politique et l'expression des mouvements sociaux, démocratiques et écologiques qui refusent d'être laminés par l'économie libérale. Si nos discussions d'aujourd'hui devaient n'aboutir qu'à un ravalement de façade, cela ne ferait qu'aggraver le discrédit dont la gauche est l'objet. Le changement sera le fruit de la mobilisation de toute notre société, ou il ne sera pas. Il y sera aidé par une politique qui s'inscrira dans la durée, et qui luttera contre les mesures régressives du gouvernement de droite.
Pour conclure, l'idée socialiste et le courant écologiste n'ont aucun avenir l'un sans l'autre. Il est donc temps de se consacrer à une réévaluation critique réciproque, hors de toute polémique stérile. Il y a presque vingt ans, notre ami René Dumont écrivait : « Seule une écologie socialiste peut nous aider à survivre. Il faut l'édifier pas à pas ». Nous devons prendre conscience de l'urgence de cette réédification, sinon nous serons, comme tant d'autres avant nous, les uns et les autres balayés par l'Histoire.
Danièle Auroi : Après toutes ces interventions de haut vol, moi qui suis une élue écologiste de base, je reviendrai sur des considérations plus terre à terre. C'est avec un formidable espoir que je suis venue ici, et quand j'entends des gens me dire, la main sur le cœur : « Nous avons changé ; transformer la société, c'est possible », je leur réponds : chiche ! mais à condition de rompre réellement, sur le terrain, avec un passé regrettable. Nous ne pouvons effacer en trois beaux discours le fait que ceux qui ont tenu le pouvoir pendant dix ans n'ont fait qu'ouvrir la boite de Pandore dans laquelle s'est engouffrée la droite.
Messieurs les élus de longue date, vous qui avez si souvent cédé aux sirènes du clientélisme, nous attendons, notamment, que vous vous engagiez à limiter les transports routiers, à économiser l'énergie et à proposer de vraies solutions alternatives. Nous attendons aussi vos initiatives en matière de tri-recyclage et de valorisation des déchets, qui permettraient en même temps de créer des emplois. Nous vous attendons encore sur une gestion écologique de l'eau qui devra s'imposer à tous.
Quand M. Rocard parle d'une société solidaire, que dire de l'incapacité des élus locaux à prendre en charge la situation des exclus, alors que nous avons dû nous battre pour obtenir l'ouverture d'un abri de nuit pour les « sans domicile fixe » ? Nous vous attendons aussi dans la lutte contre la société duale, et la seule guerre que les écologistes soient décidés à faire, c'est la guerre contre le chômage et les exclusions.
Mais faire la guerre au chômage ni signifie pas l'institutionnaliser, en constituant, avec ses victimes, un nouveau groupe social. Vouloir, comme le propose Martine Aubry, envoyer des représentants de chômeurs dans les négociations, c'est créer une nouvelle race d'apparatchiks, c'est légitimer la société à deux vitesses. Il vaut bien mieux permettre aux chômeurs d'être intégrés, écoutés, relayés, dans les syndicats et les associations.
Comme d'autres l'ont dit avant moi, nous devons ensemble regarder autrement les êtres humains, découvrir une nouvelle logique du temps de travail, dans cette convivialité décrite par Ivan Illich et rappelée par Edgar Morin.
Enfin, si vous avez changé, si vous voulez changer, venez avec nous lutter dans les quartiers contre les discriminations raciales, venez défendre les immigrés contre cet abominable code de la nationalité, alors qu'ils participent largement à la vie de notre société.
Il est temps de retrousser nos manches et de nous retrouver sur le terrain, pour redonner force au tissu associatif et syndical, pour rendre au citoyen le goût, non seulement de voter, mais celui de vivre activement la vie de sa cité.
Philippe Herzog : Si l'aventure entreprise il y a vingt-cinq ans a été riche, l'espoir est aujourd'hui déçu. Pourtant, la société française commence réagir et ces Assises annoncent peut-être les premiers bourgeons du printemps, qui donneront naissance à une nouvelle œuvre politique.
Les hommes politiques doivent, d'abord, chercher à restaurer le pouvoir d'une société qu'ils ont réduite à l'impuissance, comme en témoignent la peur dans les entreprises, la violence des luttes refoulées par le gouvernement, l'absence de projets et l'odieux consensus d'État. En effet, si les pouvoirs financiers et les appareils d'État ont étouffé la liberté, la gauche, par sa conception profondément étatique du pouvoir, par sa conception de la politique comme un métier réservé à une minorité, a contribué à confisquer le pouvoir de la société.
Ainsi, au-delà de 1936 et de 1981, l'ambition des hommes de gauche, dépassant la « société solidaire », prônée par Michel Rocard, pourrait être : « la société au pouvoir ». La société se sent prête pour participer à l'œuvre politique ; des mutations historiques l'y poussent. Pourtant, l'auto-direction des citoyens et le partage des pouvoirs dans toute la société restent l'utopie de notre temps. Je soumettrai à cet égard quelques réflexions sur le pouvoir, le projet et l'agir ensemble.
Demain, il faudra, pour intéresser et rassembler les Français, non plus une simple union de partis de gauche aux commandes de l'État, mais l'union de tous les Français – et, par ailleurs, aussi des Européens – qui interviendront eux-mêmes et accompliront les changements. L'État et les grands médias fabriquent une société passive et unidirectionnelle. La société de demain doit au contraire, permettre à chacun de conquérir une liberté de penser, de créer, de partager et critiquer l'information en interactivité, bref, de recouvrer une capacité d'imaginaire. Cela exigera du temps disponible, une éducation civique plurielle et un pouvoir sur les outils d'information.
Les hommes d'État ont montré leur impuissance face au défi de l'emploi et leurs responsabilités dans l'extension du chômage. Que devient alors la liberté politique et à quoi sert un homme de gauche qui accepte qu'on ne touche ni à la gestion des entreprises, ni à la finance, ni à la concurrence ? Amis socialistes, acceptez le débat et ouvrez-vous à la contradiction. Deux siècles après la révolution, il est temps d'abolir la subordination du salarié dans l'entreprise et d'établir un pouvoir d'intervention dans la gestion pour qu'émerge une culture nouvelle, celle de l'efficacité sociale.
Voilà le cœur du défi d'un nouveau plein-emploi. La démocratie se trouvera considérablement enrichie, grâce à une nouvelle économie mixte, responsabilisant et solidarisant les entreprises et les banques sous l'impulsion d'un secteur public rénové. Le pouvoir de la société sera alors effectif dans un État soustrait à la tutelle des groupes financiers mondiaux qui ne rêvent que de rentabilité, et qui ne serait plus accaparé par les élites, mais ouvert à l'initiative de chacun et suscitant l'interactivité, la concertation et l'auto-organisation.
Aujourd'hui, les incantations contre le néo-libéralisme ne suffisent plus. Pour les progressistes, il n'y a pas de frontière entre réforme et révolution. La réforme a besoin de l'adjuvant d'une vision révolutionnaire graduelle et pacifique. La pleine activité des êtres humains ne doit plus être le sous-produit d'une croissance espérée mais le vecteur d'un nouveau type de développement, qui diffuserait la recherche et la formation dans toutes les activités, traiterait le cancer financier, inventerait la coopération et établirait des missions publiques d'efficacité sociale.
La société française ne relèvera pas ces défis en opposant l'Europe à la nation. Elle doit, au contraire, tout en refondant sa démocratie interne, aller à la rencontre des autres peuples. Or, la construction de l'Europe a échappé, elle aussi, à l'initiative des citoyens, qui ne comprennent même plus le sens du mot « communauté ». Comment, dans ces conditions, fonder le pouvoir des Européens, susciter leur créativité, préparer l'ouverture à l'autre rive de la Méditerranée et à l'Afrique ? Tout est à faire. Les progressistes, en assumant chacun leur identité, ont pour vocation de travailler ensemble à l'amorce de ce chantier.
Construire ensemble, tel doit être notre leitmotiv. Les valeurs de liberté et de justice, dévitalisées par l'abus du pouvoir d'État et la main de fer du marché, seront réhabilitées par de nouveaux engagements, prônant l'auto-direction et le pouvoir partagé et rassemblant des citoyens sans appartenance politique aux côtés de militants de diverses sensibilités. Je participe, personnellement, à toute initiative de réflexion à caractère transversal, dans un esprit à la fois de conflit et de coopération. Le « big bang » sous-entend, pour moi, une recomposition culturelle et politique en profondeur, un travail de longue durée, qui n'éloigne pas des luttes immédiates, qui ne boude pas les échéances électorales, et qui devrait donner un commencement de sens à la renaissance de la gauche dans sa pluralité. En nous faisant les simples acteurs du projet de société, celui du Tiers-État et non des professionnels de la politique, en nous confédérant dans une dynamique de travail et d'action, nous ranimerons l'espoir et les chances du changement.
Thérèse Rabatel : Après mes amis Félix Damette, Martial Bourquin et Claude Poperen, j'insisterai sur les niveaux d'intervention politique autour desquels pourrait émerger une politique alternative. Les partis traditionnels de la gauche ne semblent pas avoir compris qu'une grande partie des problèmes de la France ne pourront être résolus que dans une perspective mondiale et européenne. En effet, le repli national constitue une illusion. Un des points forts de la pensée écologiste consiste à prendre le monde comme un tout et la gauche a beaucoup à apprendre à cet égard.
La mondialisation me semble être aujourd'hui trop subie, alors qu'elle devrait être assumée. L'exemple des négociations du GATT en témoigne. Ces « marchandages » se sont déroulés dans la plus grande absence de transparence, qui a permis toutes les contorsions politiques et les flatteries de clientèle. Les écologistes proposent donc de construire, avec les progressistes du monde entier, de nouveaux lieux d'intervention démocratique pour agir sur le GATT, au FMI ou à l'ONU. Ajoutons que l'occasion de jeter les bases d'un marché mondial plus juste a été manquée puisque chaque État a négocié du strict point de vue de la défense de ses intérêts nationaux, ou pire, des intérêts corporatistes. M'adressant à Pierre Guidoni, j'avoue avoir été déçue par un Parti socialiste qui n'a pas tenu ses promesses et j'ai encore les larmes aux yeux quand, me remémorant la déclaration de François Mitterrand à Cancun, je pense au décalage entre le discours et la pratique.
Les déficits constatés à l'échelon mondial se retrouvent à l'échelon européen. La politique menée par la droite, puis par la gauche, a accrédité l'idée selon laquelle l'union européenne est une affaire de technocrates apolitiques ou transpolitiques, révélant ainsi l'incapacité de la gauche à proposer une Europe démocratique et sociale, faisant contrepoids au libéralisme. Pour éviter ces dérives libérales et les replis nationalistes qu'elles suscitent, il est impératif de mettre en chantier une Europe sociale forte : la cohésion sociale, corrélée à la dimension économique et politique auxquelles les populations ont droit, doit être le fil directeur, en Europe comme en France. Mais la nouvelle Union européenne, que j'appelle de mes vœux, restera lettre morte tant que les partis, les mouvements, les syndicats et les associations de France et d'Europe n'y seront pas associés ou ne s'y associeront pas eux-mêmes.
À l'échelon national, enfin, les deux partis traditionnels de gauche sont en crise et se servent encore du clivage réforme/révolution, aujourd'hui dépassé, pour ne rien changer sur le fond. Quinze années de « gestion honnête » ont montré que le capitalisme était sans issue. La situation actuelle requiert des réformes d'accompagnement et des réformes de structure, menées avec détermination et continuité, repoussant toujours les limites du possible. La gauche semble incapable de mener une telle politique, surtout parce que son rapport à la société n'est pas à la hauteur des attentes des individus. Le mouvement social, privé de perspectives, a pour seule solution la révolte, comme on le voit dans les banlieues. Un mouvement politique nouveau se révèle donc indispensable, unissant les partis alternatifs et écologistes, proposant un autre rapport au monde et s'engageant à ne pas vivre son action comme un grand écart mutilant entre le dire et le faire.
Consciente de la complexité de mes propositions, bien loin du grand soir, mais dans un cheminement qui peut être enthousiasmant, je me permets de citer une phrase qui me semble bien résumer le combat politique du moment : « Le but, c'est le chemin ».
Jack Ralite : L'explosion de colère des marins pêcheurs, que les mesures péniblement lâchées par le Premier ministre ne calment pas, confirme les propos de Marylise Lebranchu et témoignent de la désespérance sociale. Il est urgent de bâtir une perspective et de l'articuler autour de règles nouvelles, pour ne pas risquer de voir les désespérés se tourner vers le populisme et sa politique des boucs émissaires ; bâtir une perspective qui jouxte les exigences particulières et le futur collectif, qui intègre les mutations du monde dans tous les domaines de la vie et qui épouse la bifurcation de la société. Il faudra alors rompre avec nos « crampes mentales », comme disait Luigi Nono, et remonter dans le passé, afin de visiter à nouveau le clivage de 1920 et, plus généralement, l'expérience historique du mouvement ouvrier qu'il ne s'agit pas de renier mais plutôt de déblayer.
L'heure n'est plus à la politique « confetti » qui s'occupe en bas du quotidien et traite en haut les affaires d'État comme le traité de Maastricht, la Constitution et l'argent. Maire d'Aubervilliers, j'ai appris que, malgré son importance le travail de « cousette » auquel se livre une municipalité règle les petits problèmes de la population sans en dissiper le malaise. Je ne veux plus continuer à gérer des poches de pauvreté, mais plutôt sortir la pauvreté des poches de pauvreté. Comme Catherine Trautmann, je me méfie de l'approche périphérique des problèmes, l'approche « sparadrap » et je pense que la banlieue est une source d'innovation, et non un monde à part. Il n'existe pas de pouvoir à prendre sans avenir à conquérir.
La première composante de la perspective à bâtir concerne l'argent et les êtres humains. Les milieux populaires, artistiques, mais aussi certains milieux patronaux ne veulent plus d'une société gouvernée par des comptables supérieurs bardés de statistiques, faisant du marché financiarisé le centre de tout, marché du sang, marché de l'esprit, marché du droit, et où la spéculation est reine, car ils ont compris que, si le marché est efficace, il n'a, comme l'a si bien dit Octavio Paz, ni conscience, ni miséricorde. Ils veulent une société de conscience qui oriente l'argent vers la vie, qui favorise une croissance sélective en tenant compte des impératifs écologiques, qui avance vers la maîtrise sociale du marché et qui lutte de façon déterminée, tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle européenne, contre la spéculation.
Vient ensuite la question de l'État et des institutions. L'étatisme – totalitaire ou providentiel – est une tradition de la gauche et les forfaits du libéralisme ont donc poussé certains orateurs à réclamer plus d'État. La perspective exige, au contraire, moins d'État, ce qui ne signifie pas moins de services publics ni moins de politique. Que fait-on du mouvement social si l'on croit que l'État résoudra tout ? Il faut surtout dégager des responsabilités publiques et sociales qui régiraient des services publics rénovés et imposeraient des missions au secteur privé. Ce concept a été expérimenté par Charles Fiterman autour du droit aux transports et par les États généraux de la culture dans le domaine de l'audiovisuel.
On ne peut parler de l'État sans évoquer la démocratie. L'évidence veut que la vie sociale soit animée par les partis. Aujourd'hui, des citoyens non engagés font irruption dans le champ politique. La véritable unité, marquant le pas sur l'unité fusionnée, centripète, hégémonique, viendra alors de l'intercommunication des multiples, de l'évolution de chaque différence au contact d'une autre différence.
Il convient enfin d'intégrer la perspective à l'échelle de l'Europe et du monde. La vision du monde projetée depuis la lune à travers des yeux américains a révélé son unité. Le monde est alors apparu comme un espace proche et n'en pas tenir compte reviendrait à devenir myope. Une politique internationale qui ignorerait l'Est et le Sud n'est plus viable. Ces parties du monde doivent être à part entière dans toutes négociations et non disposer d'un strapontin, comme lors des négociations du GATT. La diversité du monde a besoin de s'enrichir des idées exprimées par tous ses composants.
Je viens de parler du GATT. Les récents débats ont fait apparaître l'importance du problème des multimédias. Il est temps de mettre en chantier une régulation mondiale de ces nouvelles images, qu'on appellerait régulation de paix et qui serait tout aussi éloignée du mondialisme des affaires que du repli nationaliste. Pourquoi pas un « Rit ; des images » ?
Quand, à l'occasion de ces assises, on parle de valeurs plurielles, de non-exclusion, quand on tonne contre les ethnies repliées sur elles-mêmes, que se passe-t-il en Bosnie ? Il se passe que l'Europe, la France et ses deux grandes forces politiques de gauche restent timorées et n'ont pas su, ou n'ont pas voulu voir l'assassinat d'une des symboliques européennes du pluralisme ! Il se passe qu'on laisse faire la purification ethnique et son extrême innommable : le viol des femmes, la négation de l'autre et l'élimination de toutes traces de son passé, la guerre contre les civils un apartheid à l'européenne, les préjugé à l'égard des musulmans, la partition de la Bosnie avec l'invention imposée d'un État musulman historiquement inexistant, un indigne renvoie dos à dos des agresseurs et des agressés comme si le combat armé du résistant était identique au combat de l'envahisseur.
Tous ces problèmes sont, comme le disait tout à l'heure Yasmina Ali Ouhadj, à rapprocher de la situation en Algérie ou dans certaines banlieues françaises. Car la Bosnie, c'est peut-être là-bas, mais c'est avant tout ici. Se taire sur la Bosnie, c'est mutiler les espérances, l'avenir et la transformation sociale de la France et de l'Europe en général ! Au contretire, être solidaire avec les Bosniaques, c'est exiger le maintien de la FORPRONU et de l'aide humanitaire, dont le retrait serait un crime contre l'humanité, organiser une rencontre internationale à Sarajevo définissant le chemin le plus court et le plus humain possible vers la renaissance de la Bosnie dans son intégrité territoriale, et faire preuve d'une fermeté dissuasive de l'Europe à l'égard des agresseurs en adressant un ultimatum assorti de menaces concrètes.
« La communauté qui vient » a besoin de cette perspective, de pensées passerelles entre les différentes « îles » que constituent les individus et les nations, d'une écoute éperdue de la diversité, des voix ignorées, inconnues, censurées, intérieures ou minoritaires. Il existe en France une vitalité, fut-elle désespérée, pour accomplir cette tâche difficile. Michaux dirait aux sceptiques : « Faute de soleil, sache mûrir dans la glace ». J'ajouterai avec Marion, dans La mort de Danton de Büchner : « Dans tout, je réclame la vie », épelée au masculin et au féminin.
Daniel Assouline : À la question « pourquoi transformer la société ? », un chômeur, un jeune, un salarié d'Air France ou un pêcheur répondrait probablement par une autre question : « Pourquoi la gauche n'a-t-elle pas changé la société ? ». Plus d'un orateur ici a esquissé des réponses intéressantes, certains évoquant l'enchaînement des renoncements, la soumission progressive aux lois du marché, aux dogmes libéraux et monétaristes, à l'Europe de Maastricht, d'autres incriminant la morgue que donne l'exercice du pouvoir, le mépris des mouvements sociaux, les comportements hégémoniques et les calculs strictement électoralistes. Toujours est-il que le Parti socialiste a mené pendant dix ans une politique digne de la droite, aux antipodes des attentes des électeurs, en prétextant qu'il n'y avait pas d'autre politique possible. Ainsi, il a tué l'espoir et toute la gauche le paie aujourd'hui. L'électorat, privé d'alternative, s'est alors tourné vers la droite et approuve encore, d'après les sondages, un gouvernement qui s'attaque aux acquis sociaux, démantèle le droit du travail, laisse filer le chômage, suscite la révolte de toutes les catégories sociales et provoque l'indignation de tout le peuple laïque.
Pour reconquérir le pouvoir, la gauche devra effacer le souvenir de son passage au gouvernement et reconstruire l'espoir en démontrant qu'il existe une autre politique possible, une politique aussi solidaire des salariés et des exclus que celle des libéraux l'est du patronat est des nantis.
Nous aurions souhaité que la LCR participe en tant que telle à ces Assises, parce que toute la gauche – même si les responsabilités ne sont pas également partagées – est dans la même galère. Mais, vous l'avez compris, nous ne sommes pas ici pour passer l'éponge. Certes, le Parti socialiste et le Parti communiste se relèveront de leurs échecs ; mais, s'ils veulent empêcher le libéralisme capitaliste de continuer ses immenses ravages, ils auront besoin de réunir les milliers de citoyens, de militants associatifs, syndicaux, politiques, qui sont prêts à jouer leur rôle, autour d'un grand projet de transformation sociale. Ils devront écouter, par exemple, le manifeste adopté lors des assises régionales de la citoyenneté réunies à Marseille, dont je vous livre un extrait :
« Parce que nous ne nous résignons pas à un monde bipolaire nord-sud régi par les lois invisibles du marché, parce que nous n'acceptons pas de voir, en Provence comme dans le pays, des millions d'êtres humains reléguée dans l'inactivité, exclus de la société et de la vie démocratique, nous affirmons qu'il y a urgence à repenser les termes du progrès humain et à agir pour reconstruire les voies nouvelles de la citoyenneté.
« Parce que la confiscation de la démocratie par les appareils politiques entraîne une crise de représentation sans précédent, particulièrement manifeste en Provence, nous affirmons que la reconstruction d'une démocratie politique de masse en rupture avec les mécanismes de la Vème république, dans laquelle chaque citoyen soit un acteur, passe par l'égalité entre hommes et femmes et la parité des élu(e)s, la mise en œuvre du droit de vote des immigrés, la primauté des assemblées élues sur les exécutifs, la représentation proportionnelle dans les assemblées et le contrôle effectif des élus.
« Parce que l'Europe ne peut se réaliser comme une forteresse assiégée dans un océan de misère au sud ou à l'est, ni un monde de paix aux côtés de la barbarie, nous affirmons que l'Europe ne sera que si elle se construit comme une Europe démocratique, respectueuse des acquis sociaux, des équilibres écologiques et du droit d'asile.
« Parce que la citoyenneté ne se résume pas à la représentation électorale et que les solidarités actives qui s'expriment par le mouvement associatif doivent converger, nous nous engageons :
« à construire des comités d'initiative citoyenne agissant pour ces objectifs et contribuant à réaliser, à la suite de la manifestation de janvier pour l'école publique, une marche nationale unitaire contre le chômage,
« à agir ensemble pour construire un réseau alternatif régional d'associations et de mouvements sociaux qui agissent au quotidien pour construire la citoyenneté et nous rencontrer à nouveau à l'automne 1994. »
Tel est le programme que la gauche devra suivre si elle veut éviter que le scénario des années 80 se reproduise. Elle devra organiser dix, cent assises régionales semblables à celles de Marseille et mettre en place ces « comités d'initiative citoyenne » pour permettre aux citoyens de participer directement à la politique qui les concerne.
Bernard Devalois : Élu du Limousin, je suis issu d'une terre de résistance. En qualité de vice-président écologiste, je participe à une expérience de gestion que je pourrais qualifier de politiquement multicolore, puisqu'elle rassemble des communistes, des écologistes et des socialistes. Nous y démontrons qu'il est possible de respecter un contrat de majorité tout en se battant quotidiennement pour faire avancer des idées nouvelles. J'y apprends qu'il est possible de faire des compromis sans compromission.
On ne peut parler de transformation sociale sans évoquer le combat des progressistes contre les conservateurs, celui des dominés contre les dominants, celui des exclus contre les nantis, celui des protecteurs de la nature contre les bétonneurs ou celui des citoyens contre les technocrates.
Jusqu'ici, les camps sont bien définis. Mais, dès qu'on aborde le progrès, la difficulté commence. En effet, l'apologie du progrès se heurte à deux écueils fondamentaux, deux véritables trous noirs du combat politique. L'un, le plus ancien, concerne les dégâts sociaux causés par le progrès. L'autre est relatif aux dégâts qu'il provoque dans l'environnement. Il ne suffit plus alors d'être progressiste ; il faut encore être social, écologiste, solidaire et fraternel. La revendication sociale a permis des avancées significatives, bien qu'insuffisantes, dans le premier domaine, mais s'est révélée vaine dans le second. Il nous reste à inventer un modèle qui intègre, dans leurs dimensions fondamentales, l'homme et sa biosphère : la nature. En ce sens, les écologistes apportent aujourd'hui aux socialistes ce que les socialistes apportaient hier aux républicains : les idées nouvelles.
Notre société européenne est au bord de l'éclatement. Elle ne pourra survivre que si elle évolue profondément en inventant de nouvelles pratiques permettant une gestion harmonieuse du village planétaire. Avec quels outils et quels partenaires forgera-t-elle ce grand projet ? Trois forces différentes, mais complémentaires semblent capables de s'allier par contrat pour s'attaquer à ce défi : le pôle socialiste et communiste le pôle de la gauche alternative et le pôle écologiste. Aucun des trois n'est soluble dans l'autre. Tous trois ont leurs forces, et aussi leurs faiblesses qu'ils devront dépasser. Tous trois devront aussi regarder vers l'avenir en assimilant les erreurs du passé.
Si chacun est prêt à se remettre en cause, si chacun accepte l'idée qu'il n'est pas le seul détenteur d'une vérité révélée, si chacun consent à passer des contrats clairs entre partenaires, si chacun ne joue pas à la mante religieuse, alors tout est possible. En guise de conclusion, je citerai cette phrase de Roger Bacon : « Nous pouvons plus que nous ne savons. Bien que tout ne soit pas permis, tout est possible ! ».
Andrée Buchmann : Je me réjouis de voir enfin notre société émerger de l'inertie balladurienne, comme en attestent les explosions sociales, depuis le conflit d'Air France jusqu'à celui des marins pêcheurs, la reprise des grandes manifestations de rue comme celle d'hier contre les lois racistes, celle du 16 janvier pour la défense du grand service public de l'éducation, ou l'ouverture de débats sur des sujets nouveaux, notamment sur la bioéthique. La société est donc bien vivante et crie son attachement à des questions qui constituent le cœur de la problématique écologiste.
La première de ces questions relève des conditions naturelles d'une vie humaine digne, lesquelles sont remises en cause par un développement économique injuste et irresponsable. La destruction d'espèces animales et végétales a littéralement inversé le processus créatif de l'évolution. Par l'installation de poisons dans les chaînes alimentaires pour des siècles, voire des millénaires, avec les déchets radioactifs, par la modification de la composition chimique de l'atmosphère, l'homme influe déjà sur les conditions climatiques. Il ne dispose pourtant pas de planète de rechange. Les écologistes ont introduit la notion de « bioéthique » dans le débat politique et tout projet de transformation sociale ne saurait désormais se dérober à cette exigence.
L'économie est elle-même directement visée. Quel est l'avenir d'une politique de relance fondée sur l'autoroute et le béton ? Pour nous, cela pose une question plus globale : celle du développement durable. Toute politique de l'emploi qui ne tiendra pas compte de l'utilité social de la production sera vouée à l'échec. Compter sur la croissance indéfinie de l'industrie automobile pour résoudre le chômage témoigne d'une attitude tout aussi irresponsable que de fonder la politique de l'emploi sur la fabrication et la vente d'armes toujours plus sophistiquées. Cela conduit inévitablement à des situations de désespoir comme celles constatées chez les marins pêchers ! On retrouve le même aveuglement en matière de politique agricole.
Les voies de l'avenir sont ailleurs, notamment dans la diminution généralisée de la durée du temps de travail, dans la mise en œuvre de reconversions industrielles ou agricoles, dans la satisfaction de besoins sociaux en matière d'éducation, de santé, d'habitat et de cadre de vie. De telles réorientations doivent dépasser le carcan étroit des frontières nationales pour prendre tout leur sens à l'échelle européenne, voire mondiale. Elles entrent à part entière dans le domaine politique. Les écologistes proposent de promouvoir une politique près des gens, et de renverser la hiérarchie actuelle, en subordonnant les choix financiers aux choix économiques et les choix économiques aux choix sociaux. Il s'agit de donner la parole aux quartiers, aux communes, aux régions et de leur permettre de présenter des options réelles en toute connaissance de cause.
Cette politique passe par de nouvelles exigences démocratiques, notamment la représentation des femmes à parité avec les hommes dans tous les secteurs de la société, et le droit de vote à tous les résidents. La proportionnelle est une condition nécessaire et incontournable. Toute l'architecture de la Constitution de la Cinquième République devra probablement être remise en cause. La gauche ne s'est pas montrée à la hauteur pour traiter les éléments clefs du changement de la société. Et c'est là-dessus que nous devons, maintenant, tous ensemble, nous mettre au travail.
Lionel Stoleru : Économiste de profession et européen d'engagement, je tente d'accorder profession et engagement en travaillant, depuis deux ans et demi, comme conseiller économique auprès du président ukrainien pour aider l'Ukraine à entrer dans l'Europe. Mon engagement me rapproche aussi bien de Michel Rocard ou de Jacques Delors que de Raymond Barre ou de Simone Veil, et m'éloigne aussi bien de Jean-Pierre Chevènement ou de Georges Marchais que de Philippe Seguin ou de Charles Pasqua. Ces Assises sont donc un moment important pour les Français de la majorité silencieuse qui cherchent à faire entrer la France dans son siècle, celui de l'Europe, et qui, n'ayant pas envie de vivre dans un modèle de société américain ou japonais, veulent construire un modèle européen à fort dynamisme économique et à forte protection sociale.
Pour y parvenir, que faut-il réformer ? « La France est une société bloquée », répète depuis vingt ans Michel Crozier. On ne peut même plus parler d'une société à deux vitesses, mais plutôt de société des exclus, des inclus et des reclus. En effet, sur 22 millions d'actifs, on compte environ 3 millions d'exclus, qui vivent en-dehors de la société, 3 millions d'inclus qui sont, dans la société, à l'aise comme un poisson dans l'eau, et 15 à 16 millions de reclus qui y végètent, comme un prisonnier végète dans sa prison. On ne fera rien avec des Français moroses, envieux ou résignés. La priorité absolue est la réforme de l'emploi, qui fera l'objet de la réunion de Rennes, mais à propos de laquelle nous pouvons déjà dire que le chômage n'est pas fatal si on a le courage de revoir en profondeur la vie au travail.
On veut préserver les acquis sociaux. Mais la réduction d'impôts dont jouissent les fabricants de pipes de Saint Claude, depuis que leur élu, Edgar Faure, est passé par le ministère des Finances, est-elle un acquis social ? La retraite à cinquante ans dont bénéficient les conducteurs de trains parce que leurs ancêtres chargeaient du charbon dans la chaudière de la locomotive est-elle un acquis social ? Pendant qu'un foyer sur deux ne paie pas d'impôt sur le revenu, les nouveaux pauvres, qui n'ont pas d'acquis sociaux, crèvent de faim. Il faut réformer le système social en distinguant les boulets sociaux des acquis sociaux et en adaptant la solidarité sociale aux données nouvelles du monde moderne. Quel État peut survivre à l'appropriation individuelle des profits et à la collectivisation des pertes ?
Il faut donc réformer, mais comment ? La méthode Rocard a fait merveille en Nouvelle Calédonie mais s'est heurtée en France à tous les corporatismes. Il vaut mieux réfléchir lentement avant d'arriver au pouvoir, et agir vite une fois qu'on y est. Un mois a suffi à Michel Rocard pour mettre en place le RMI. Vous me direz que Mendès, parce qu'il a tenu sa promesse de faire la paix en Indochine en un mois, a perdu son poste. Mais le pouvoir est-il encore le pouvoir quand on ne peut rien faire ? Vaut-il mieux nourrir de faux espoirs les chômeurs, les agriculteurs et les pêcheurs ? On a fait, en médecine, le procès du sang contaminé ; quand fera-t-on, en politique, le procès de l'espoir contaminé ? La France est aujourd'hui hypnotisée par un Premier ministre qui dit tout haut « osons » quand l'écho répète « dosons ». Un jour viendra où les Français se réveilleront et appelleront des hommes vraiment capables de transformer la société. Soyons ceux-là.
Marie-Noëlle Lienemann : La question n'est plus aujourd'hui de savoir si l'on doit ou non transformer la société. Notre société est à bout de souffle, dans l'impasse. Nos concitoyens, qui, hier, ne nous ont pas entendus en sont désormais conscients et mesurent mieux combien le système capitaliste a changé. Dans nos pays développés, c'est l'accroissement du chômage et des inégalités, c'est l'exclusion. Dans le Tiers monde, des continents entiers, comme l'Afrique, sont définitivement hors feu. Notre planète subit un profond déséquilibre écologique qui menace son avenir et que le sommet de Rio n'a pas bien mesuré. Le capitalisme financier se développe, tendant à déposséder les États de leur mode d'action traditionnel et favorisant les flux financiers entre les entreprises transnationales au détriment des échanges économiques. La sphère marchande envahit tout et amenuise la relation humaine et le lien social.
Craignant d'encourager le fatalisme, le sentiment d'impuissance, qui fait toujours le lit du renoncement, je ne veux pas dresser ici un tableau apocalyptique. Au contraire, je veux que nous trouvions l'audace qui, hier, nous a manqué. À la radicalisation du capitalisme, nous devons répondre par une nouvelle radicalité de la gauche, grâce à laquelle nous ferons remonter les attentes, les paroles des exclus, mais aussi des inclus et de ces reclus dont a parlé Lionel Stoleru, qui sont de plus en plus considérés comme des pions sans importance. Certes, l'exercice est difficile, d'autant qu'il ne s'agit plus de promettre, mais d'inverser véritablement le cours des choses et d'affirmer des points de rupture avec l'ordre établi. Ne prenons pas le risque de voir les forces populistes, nationalistes ou fascistes, qui profitent toujours si bien des situations de crise, incarner le changement ! Car la vague libérale commence à s'estomper : nos concitoyens expriment la nécessité de réhabiliter et de renforcer l'État ; les classes moyennes et aisées, aux dires des sociologues, se lassent du modèle mercantile et de l'accumulation de biens inutiles. Il se passe des choses dans les têtes : profitons de cette opportunité !
Je propose donc cinq grands objectifs de transformation sociale, qui me semblent constituer des ruptures et nécessiter de vraies réformes.
La première étape immédiate consiste dans la réduction massive du temps de travail : 35 heures hebdomadaires sans diminution de salaire. Je suis lasse d'entendre sans cesse parler de la solidarité entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas. Pour moi, la vraie solidarité, c'est plutôt de redistribuer les richesses, accumulées par ceux qui font des placements financiers.
Deuxième réforme : la taxation du capital et la réforme fiscale. La France est l'État européen qui taxe le moins le capital. Prenons exemple sur nos voisins.
La troisième réforme concerne le renforcement de l'État, par la création de nouveaux services publics. On parle souvent du gisement d'emplois dans les services. On ne peut malheureusement pas les financer. Une redistribution tarifaire et l'injection de fonds publics s'imposent alors.
En quatrième lieu, il convient de revoir notre mode de développement. Andrée Buchmann en a tout à l'heure longuement parlé et je partage son avis. Il est vrai que le productivisme subsiste dans les têtes ! Il est vrai qu'on croit encore qu'on relancera l'économie du pays en coulant des tapis de béton ! Certes, il faut couler du béton, mais pas pour construire des autoroutes. Nous devons nous donner une autre grille de lecture que le produit intérieur brut et les modèles économiques dominants ; inventons l'indice de développement humain.
Enfin, une cinquième réforme me paraît essentielle : celle des institutions. Mon expérience de ministre et mon regard de citoyenne m'a permis d'observer les blocages, les lourdeurs, les difficultés de notre système institutionnel. La pensée technocratique envahit tout, elle nous empêche d'entendre la voix du peuple, elle nous fait craindre les contre-pouvoirs. Voilà le poison qu'a distillé la Cinquième République. Je forme des vœux pour que nous nous rassemblions autour de l'avènement de la Sixième, dans le champ institutionnel, mais aussi dans le champ social. Je pense aux droits des salariés, qu'on laisse parler, mais qu'on n'écoute pas. Le partage du pouvoir doit être le moteur de la Sixième République.
Certes, il ne suffit pas de vouloir. Il faut vouloir ensemble. Or, vouloir ensemble, c'est déjà pouvoir. La stratégie du changement s'appliquera en premier lieu à la mobilisation d'un mouvement social actif, qui, on l'a vu lors de la manifestation du 16 janvier, est sous-jacent. La contestation qui nait autour de la politique de Balladur nous donne les moyens de faire bouger la société française. Au-delà de notre volonté d'échanger et d'unir nos efforts, je souhaite renouer le dialogue avec tous les absents de ces Assises, tous ceux qui, hors-jeu ou résignés, attendent de nous des raisons d'espérer et de se lever.
Pierre Radane : Chaque jour, depuis vingt ans, chacun s'est accoutumé aux images de la misère du Tiers-monde, à la montée du chômage, à l'ignorance des exclus rencontrés au coin de la rue. La baisse de la croissance économique a banalisé l'idée d'un développement séparé, inégal. La cohésion sociale se détériore. La gauche a participé à ce renoncement et s'y est dissoute. Elle en perçoit le prix aujourd'hui.
La peur et la violence sont de retour dans l'histoire de l'Europe. Nous ne savons plus voir l'avenir qu'en noir : une planète menacée du pillage de ses ressources, le chômage comme nouvelle ligne d'horizon des jeunes, le nationalisme, le racisme et l'intégrisme pour orienter l'angoisse contre l'autre, l'étranger, jusqu'où descendrons-nous ? Il y a longtemps déjà, j'ai décidé de vivre avec mes congénères, de construire, avec les Africains, les jeunes des banlieues ou les chômeurs, un développement commun. C'est un projet que je paie cher, mais qui m'a finalement libéré. Une société juste ne peut exister sans être aussi écologique. Mon métier m'a appris que les marges de manœuvre se situent d'abord dans les comportements. À chacun de prendre sa décision. On a tous un « big-bang » à faire dans sa tête. Là se situe le projet politique que je vous propose. Il s'agirait de remplacer, tous ensemble, cette idéologie du développement séparé et inégal par un développement solidaire et durable. Après avoir construit l'Europe, pourquoi ne pas construire la Méditerranée ?
Un mot, maintenant, à propos de la crise du politique. La dureté de la critique contre le Parti socialiste et l'ampleur de sa défaite électorale découlent directement de la force de l'espoir qu'il a suscité. Les écologistes découvrent aussi aujourd'hui ce qu'il en coûte de décevoir. Dans notre société, l'application des politiques requiert une mise en œuvre par un réseau complexe d'acteurs. Une politique non soutenue échoue et les gouvernants apparaissent alors comme des funambules pris dans la tempête.
Transformer la société implique dès lors, une nouvelle conception de la citoyenneté. Le pouvoir n'est pas un château fort qu'une bande organisée prend d'assaut, avec un bunker où seraient concentrés les leviers de commande. La transformation sociale est le résultat d'une animation de l'ensemble de la société, qui doit maintenant être comprise comme un organisme vivant, dont le fonctionnement dépend de l'action de chaque cellule. Il est in tolérable de comprendre les phénomènes sans pouvoir participer aux décisions. La classe politique se trouve alors discréditée et les partis se vident.
Avec quelques amis, Patrick Viveret, François Soulage, Dominique Taddei. Jean Pierre Worms et Joël Roman, je travaille à l'élaboration d'une charte de la citoyenneté, qui, notamment, affirme que les forces politiques ont un devoir d'expérimentation, se prononce en faveur de la représentation des exclus dans le jeu politique, propose de limiter l'exercice des mandats électifs à deux consécutifs pour favoriser la rotation des élus et diversifier leur expérience, demande que le Parlement ait la maîtrise de son ordre du jour et que l'on mette en place des évaluations des politiques conduites et des lois. Un projet de charte de la citoyenneté sera diffusé à la fin du printemps. La prochaine réunion aura lieu le 12 décembre dans la salle du conseil régional d'Ile de France.
Enfin, les relations entre les forces politiques devront être revues. Je rêve d'un Parti socialiste, d'écologistes, de forces vives capables de mettre sur papier une dizaine d'engagements forts avec des moyens, des modalités et des délais d'application. Pourquoi les forces politiques ne signeraient-elles pas des contrats, comme dans la vie courante, comportant une durée limitée, celle du mandat, et un bilan final ? C'est la voie aujourd'hui défrichée dans le Nord Pas de Calais. Vous voici devant des propositions concrètes. Je vous souhaite bon courage à tous.
Jean-Louis Bianco : Pour ceux qui en douteraient encore, il apparaît clairement, après ces deux journées de débat, qu'il existe de grandes différences entre la gauche et la droite. Il faut espérer que les Français s'en souviendront bientôt et que l'hypnotisme n'aura qu'un temps. Nous devons donc nous mettre au travail, afin que l'alternative ait un sens et qu'elle ne joue pas par défaut.
On n'a pas fini de s'interroger sur les raisons de l'échec de la gauche. Je dirai, pour ma part, que les hommes au pouvoir ont eu des idées qui n'étaient pas adaptées à la réalité de la crise. Crise du sens, crise du projet, crise économique, elle n'a rien à voir avec celles du passé. Il est devenu évident que l'on pourra maintenant produire toujours plus avec moins de travail humain, ce qui nous impose de changer radicalement nos manières de produire, de consommer, de vivre.
De plus, les rapports de force internationaux ont été mal analysés. Le mur de l'argent, la spéculation financière, les mille milliards de dollars qui s'échangent chaque jour, tout cela existe et on n'en a pas suffisamment tenu compte.
À l'intérieur, enfin, la distance s'est creusée, elle est devenue trop grande entre les responsables et les citoyens. Il ne suffit pas de faire de la démagogie et de dire : « Vous avez raison » ; il s'agit de reconnaître que la démocratie, c'est la capacité d'écoute, d'échange, d'explication. Là-dessus encore, nous devrons tirer les leçons de nos terribles insuffisances.
Alors quelles réponses apporter aujourd'hui à ce diagnostic ? La première passe, d'abord, par un autre partage du pouvoir. Pendant la campagne de 1974, il s'était créé des groupes d'action municipale, les CAM, dont le slogan était : « Prendre le pouvoir pour le rendre aux citoyens ». C'est à cet énorme travail, à la fois théorique et pratique, qui consiste à offrir le maximum de citoyenneté aux hommes et aux femmes, dans leur entreprise, dans leur habitat, dans la vie de leur cité que nous devons nous atteler. Il ne faut pas craindre de reparler de participation et d'autogestion si l'on veut utiliser toutes les ressources de la démocratie, à commencer par l'intelligence des citoyens.
La morale, bien sûr, nous devons en parler et lui rendre la première place dans nos comportements individuels et collectifs. Quant à l'emploi, les solutions passent par un autre comportement international. On a eu raison, bien sûr, de se battre pour l'exception culturelle ; mais il n'y a aucune logique à parler de commerce sans parler de monnaie, à parler de marché sans parler d'abord d'emploi, et le Gatt est absurde ! Commençons donc par le supprimer. L'Europe nécessite une nouvelle fondation plus démocratique et plus sociale, qui ne soit pas aliénée par les rapports de force que l'on connaît.
On a beaucoup parlé déjà de la création d'emplois de services. Ils ne doivent pas être considérés comme de simples « petits boulots ». Il faut savoir redonner au mot « service » sa vraie valeur, en redessinant une autre manière de vivre.
Je conclurai en insistant sur le fait que la réduction du temps de travail est un vrai projet de société et non pas seulement une solution au chômage. Je suis convaincu, dans la guerre économique actuelle, que notre première ressource, c'est l'intelligence individuelle et collective et que notre principal facteur de compétitivité, c'est la démocratie sociale.
Jean-Pierre Messemane : Nous étions, en 1990, une bande de copains de la Ciotat, plutôt de gauche, déçus par les discours politiques, quand la mort d'un jeune harki, tué par un policier, nous a décidé à créer un comité SOS RACISME pour exiger la justice et la vérité. Notre protestation a abouti à une action concrète dans les cités, où nous proposons aux jeunes de l'aide et des activités et encourageons les habitants à se regrouper en associations pour prendre en main leurs propres affaires.
Nous avons ainsi été amenés à découvrir la réalité à laquelle étaient confrontés ces jeunes et leurs familles : chômage, misère, drogue, alcoolisme. Pour faire face à cette situation, l'action des responsables politiques de l'époque se limitait aux beaux discours. Nous avons donc pris contact, d'abord, avec le comité chômeurs de La Ciotat, pour trouver des solutions communes aux problèmes de logement, d'expulsion, de saisies. Une étape supplémentaire a été franchie lorsque certains d'entre nous ont rejoint Egalité qui souhaite donner une expression politique aux militants associatifs.
En effet, le mal qui touche La Ciotat est bien de nature économique et politique. Dans les années 70, les chantiers navals occupaient 6000 personnes, et la ville jouissait d'une longue tradition ouvrière, marquée par une solidarité active. Nous avions une municipalité de gauche. C'est alors qu'Alain Madelin, ministre de l'Industrie, décida, en 1986, d'accorder à la CEE la fermeture du chantier pour 5 ans et de supprimer les subventions de la Normed. Ce fut le dépôt de bilan. Depuis, les gouvernements de gauche se sont succédé sans remplir leurs belles promesses électorales.
M. Balladur, à son tour, parle d'un nouveau plan pour l'emploi, mais assez des beaux discours, nous voulons des actes ! Notre ville a maintenant un maire UDF, J.-P. Laffond qui, bien qu'adversaire déclaré des chantiers navals, avait promis prospérité à la cité. Aujourd'hui, l'addition est lourde, les emplois n'existent pas et la ville est au bord de la faillite.
Quand plus de 20 % de la population active de la Ciotat est au chômage, et que la France entière souffre du même mal, une initiative unitaire et massive s'impose. L'expression « Faire de la politique autrement » prend tout son sens. Il s'agit pour les politiques, non pas de serrer les mains sur les marchés, mais de partager les problèmes quotidiens des gens et leur prouver qu'ils ont la capacité de changer la vie dans leur cage d'escalier, dans leur quartier, dans leur ville, dans leur pays.
Forts de notre expérience, nous avons décidé de participer aux « États généraux ciotadens » qui auront lieu le 26 février et nous regrettons que le Parti socialiste local, par sectarisme, refuse de se joindre à nous. Le dialogue que nous entamons ici au niveau national, nous avons l'intention de le poursuivre au niveau local. Nous réclamerons, bien sûr, le redémarrage de l'activité industrielle et navale, pour rendre l'espoir aux ciotadens. Égalité, enfin, militera pour l'unité des forces de gauche et des écologistes, condition indispensable d'une alternative crédible.
Roger Bambuck : Convaincre, fédération composée de 118 clubs politiques de réflexion, implantés dans l'ensemble des départements métropolitains et d'outre-mer, se félicite de ces Assises de la transformation sociale, à la préparation desquelles nous avons largement participé.
Notre volonté de « faire de la politique autrement » s'appuie sur notre culture commune et sur notre expérience de terrain. Il ne s'agit pas, en effet, de nous substituer aux partis politiques, mais de promouvoir une nouvelle approche de transformation de la société : celle qui consiste à partir des problèmes des gens et de leur réalité quotidienne ; celle qui, par la défense des droits de l'homme, l'aide aux pays de l'Est et du Sud, dans la vie communale et dans les syndicats, prouve que la lutte militante n'est pas morte et que des femmes et des hommes en font un acte noble, efficace et désintéressé.
La France, sans doute, a besoin d'une profonde transformation politique et sociale, mais celle-ci ne se fera pas si elle n'est pas comprise et voulue. Comment pourrions-nous engager réellement ce débat sans nous interroger sur nos impasses, nos contradictions et nos renoncements au sein du pouvoir ? Quelles sont, par exemple, les raisons de l'abandon d'une éducation populaire, de l'appauvrissement de la vie associative et de l'absence d'avancées démocratiques significatives ?
C'est pourquoi je souhaite que notre rassemblement d'aujourd'hui ne se limite pas à la recherche du compromis stratégique de caractère électoral, mais qu'il s'ouvre à tous les acteurs de la transformation sociale épris des valeurs de gauche, ceux qui, sur les terrains multiples de la lutte sociale, luttent pour corriger la dureté des temps et qui renouvellent, par leur pratique collective, la manière de faire de la politique. De ce creuset des Assises, je l'espère, pourra sortir un projet pour une société qui bouge.
Parler aujourd'hui de transformation sociale et politique implique aussi de redéfinir nos rapports au pouvoir, de renforcer le concept de citoyenneté dans la cité et dans l'entreprise et de passer d'une administration de gestion à une administration de mission. Pour que cette démarche aboutisse, il faut que ces Assises soient relayées, enrichies et démultipliées par des manifestations locales et régionales, de peur qu'elles ne soient assimilées à une gesticulation d'appareils parisiens.
La diversité politique des participants, la richesse des débats et l'accueil favorable des compagnons de route souvent désabusés nous redonnent espoir. L'heure n'est plus aux états d'âme, mais à l'action, et même à l'offensive.
François Soulage : Depuis hier, de nombreux intervenants ont insisté sur le fait que nous n'avons pas su nous doter des instruments qui permettent de fabriquer du collectif et sans lesquels les Partis politiques sont en état d'apesanteur. Nous avons créé, certes, un certain nombre de dispositifs tels que DSQ, DSU ou contrats de ville, mais nous n'avons pas pensé que ces dispositifs devaient vivre, et que pour cela, comme dirait Marie-Noëlle Lienemann, il fallait « les outils de la mobilisation populaire », c'est-à-dire des acteurs. Ces acteurs, nous les avons oubliés. Voilà pourquoi, dans nos prochaines rencontres, nous devrons leur faire une place différente, pour entendre une musique différente.
Tout au long de ces débats, deux mots-clés me sont apparus : le premier, c'est l'autonomie. Un mot qui fait plaisir à entendre quand il est prononcé par nos camarades syndicalistes vis-à-vis des partis politiques. Mais, en même temps, l'exemple du mouvement associatif montre que cette autonomie se trouve en situation de faiblesse.
Ensuite, comme l'a proposé tout à l'heure Pierre Radane, ne pourrions-nous pas établir les bases d'un contrat entre les organisations politiques, les syndicats et les associations pour cheminer ensemble dans un travail commun ? Cela donnerait du cœur à notre concertation, voire à notre confrontation.
Je m'interroge aussi, après Michel Rocard, sur ce que nous avons fait pour la jeunesse dans son ensemble. Nous nous sommes préoccupés des jeunes en difficulté et là encore, nous avons mis en place des dispositifs ; mais qu'avons-nous fait pour libérer l'expression ? Nous avons inventé l'insertion, mais nous avons enfermé ce mot dans un contexte défensif, alors que nous devrions en être fiers. L'insertion est un processus dynamique, et c'est un grand succès.
Lionel Stoleni a été le seul à évoquer les « reclus ». Si nous sommes très attentifs à l'exclusion, nous devons également veiller, à tous ceux qui, dans notre société, souffrent d'inégalités, dans des domaines comme l'école, la santé, le logement. Ce ne sont pas des exclus, mais si nous ne faisons rien pour eux, ils finiront par le devenir. Ils le savent et, pour cela aussi, ils se détournent du politique.
Ainsi, c'est pire qu'une société duale, c'est une société où se multiplient les petites inégalités, et qui se marginalise doucement sans qu'on s'en aperçoive. Tel est le danger de notre social-démocratie tempérée, celle qui a fonctionné tant qu'il y avait du grain à moudre. Aujourd'hui que la croissance n'est plus un moyen, qu'avons-nous à proposer ? Je rejoins tout à fait Jean-Louis Bianco lorsqu'il parle des emplois de proximité. C'est grâce à ces nouveaux services que nous traiterons les problèmes de marginalité. Mais c'est surtout en empêchant les individus de sortir du centre pour aller à la marge que nous construirons ensemble un projet commun.
Raymond Gene : Participer à ces Assises de la transformation sociale, pour un militant de l'Alternative Rouge et Verte constitue un pari. Un pari sur l'intelligence, sur le changement. En ce qui nous concerne, nous avons compris depuis longtemps la nécessité de changer la gauche, de dégager une nouvelle théorie, une nouvelle identité, en refusant le capitalisme, en rejetant le stalinisme et en prenant conscience de la crise écologique.
Je ne reviendrai pas sur le bilan des dernières années, sur les sacrifices demandés aux salariés au nom d'une construction passéiste de l'Europe qui date de la guerre froide. Les divers orateurs ont exprimé ici tout ce qui ne devait plus être fait. Les responsables d'associations, les syndicalistes ont rappelé le fossé qui s'est creusé peu à peu entre les acteurs du terrain et les responsables politiques. La gauche a trop vite cédé à la pression libérale et le fait qu'elle ait pu prononcer cette terrible phrase que l'actuel premier ministre reprend à son compte : « Il n'y a pas d'autre politique possible » devrait nous vacciner à jamais.
Renouer avec un objectif commun de transformation sociale est tout à fait positif et, pour notre part, nous avons choisi un mot fort, un mot nouveau, « l'alternative ». Nous souhaitons retenir le meilleur des mouvements sociaux émancipateurs afin de fonder un pluralisme rouge et vert, qui rejette à la fois le centralisme antidémocratique, qui sclérose, et le népotisme de la nomenklatura de pouvoir, qui conduit aux « affaires ».
Notre horizon doit être la refondation d'un projet de transformation sociale et écologiste, car la société a besoin d'une alternative politique qui associe une gauche renouvelée aux écologistes ouverts aux préoccupations du monde du travail. Le simple recensement des dégâts du système capitaliste rend nécessaire l'éclosion d'un nouveau modèle de développement durable et démocratique. Un des enjeux de la construction européenne est précisément de concevoir une autre maîtrise de l'économie en fondant une société d'hommes et de femmes libérés par la réduction du temps de travail.
Il faut aussi recomposer la citoyenneté intégrale, pour lutter contre la désarticulation des rapports sociaux, respecter les écosystèmes, et concevoir un écodéveloppement, en pensant aux générations futures. Ces trois idées-forces sont au cœur du changement dont notre société a besoin et qui, selon nous, devra passer par une alliance rouge, rose, verte.
Pierre Broue : J'ai assisté, dimanche dernier, aux Assises régionales de la citoyenneté à Marseille, qui réunissaient des organisations associatives de toute sorte. J'ai été très impressionné par le nombre des participants et par le bilan sans concession qui fut fait. Cette assemblée s'est engagée à construire des comités d'initiative citoyenne qui agiront ensemble dans un réseau alternatif régional.
Le déroulement des Assises de la citoyenneté relevait du même mouvement que les Assises pour la transformation sociale. À travers ces réunions, une voie qui rassemblerait toutes les diversités dans une force de transformation sociale s'est peut-être ouverte. Pour moi, il s'agit là, non pas d'une alternance, mais d'un changement social profond.
Je vous proposerai maintenant de regarder vers le Brésil où l'on peut s'attendre à la prochaine victoire du candidat du parti des travailleurs, Luna, qui a su réunir en une seule formation tous les courants de la vie politique brésilienne. La France, sans doute, n'est pas le Brésil, mais nous pouvons nous inspirer de cet exemple pour construire, en suivant notre chemin à nous, une maison commune qui saura allier les qualités des vieilles maisons de la gauche, avec le souffle, l'esprit novateur nécessaires à un grand parti démocratique de la transformation sociale.
Jean-François Stopar : Je me suis, pour ma part, réjoui, de l'initiative de ces Assises, car pour vous comme pour moi, étudiant syndicaliste, l'enjeu est de taille. J'ai le sentiment que nous vivons quelque chose de nouveau, un processus où l'on est capable d'écouter l'autre même lorsque ce qu'il dit n'est pas agréable à entendre. C'est une démarche unitaire et plurielle que nous entreprenons et, une fois le constat établi, nous devons clairement définir nos objectifs et nos méthodes, pour réussir à convaincre la jeunesse citoyenne.
Il s'agit d'abord de faire en sorte que la volonté de recomposition manifestée par les acteurs du mouvement social, soit assez forte pour lutter contre le déchirement du tissu social. Il s'agit aussi, au niveau européen, de faire triompher les forces de fédération contre les forces de barbarie qui s'expriment en Bosnie.
Pour gagner ces batailles, nous devons renoncer aux querelles de personnes, aux rivalités de chapelle dont nous faisons trop souvent la triste démonstration. L'unité est la clé de la recomposition. Les étudiants en ont donné un exemple, modeste, quand l'UNEF-ID et l'autre UNEF ont, côte à côte, fait reculer le gouvernement qui prétendait réduire l'allocation logement. Là aussi, l'enjeu est de taille, puisqu'il s'agit de stopper le démantèlement de l'Éducation nationale et de reconstruire une université démocratique.
Ma génération aspire à une société ouverte au progrès social, alors que grandit l'angoisse du chômage et de l'exclusion. Prenons-y garde, si nous n'agissons pas très vite, c'est le temps de la haine que nous verrons arriver, la haine de l'autre, de celui qui est différent, de celui qui a du travail. Ne laissons pas la violence devenir l'expression du désespoir, comme c'est le cas pour les marins-pêcheurs. Efforçons-nous donc de briser le mur de la ségrégation sociale, luttons pour l'égalité des droits, en donnant, par exemple, le droit de vote aux immigrés.
Les étudiants syndicalistes ont obtenu de la gauche que le budget de l'Éducation nationale devienne le premier budget de l'État. Aujourd'hui, nous revendiquons que le budget de la Ville devienne une des priorités de la Nation. Voilà un objectif clair.
La séance est levée à 18 heures.