Texte intégral
François-Henri de Virieu : Bonjour, pendant les deux mois qui viennent, nous allons vous parler un peu plus de l'Europe que d'habitude. Le 12 juin, en effet, les Français vont envoyer 87 nouveaux députés au Parlement Européen pour remplacer ceux qu'ils out élus eu 1989. Alors, on pressent déjà que ce scrutin donnera lieu à une campagne assez animée. Campagne qui a commencé cette semaine et dont vous avez déjà fait les frais, M. le ministre. On en reparlera, si vous le voulez bien.
En fait c'est l'ensemble du système de pilotage de l'Union européenne qui va être changé dans les prochains mois car les Douze vont accueillir 4 nouveaux pays et ils vont perdre le Président de leur Commission, M. Jacques Delors qui arrive en fin de mandat.
Tout ça pour dire qu'il va être beaucoup question d'Europe dans les prochaines semaines car les listes en présence seront nombreuses pour la bonne raison qu'elles seront élues à la proportionnelle et que ça va donner une occasion à toutes les familles politiques de se compter.
Or il faut se souvenir que c'est l'Europe qui a provoqué il y a deux ans la grande cassure entre la France profonde d'une part et ses élites politiques et économiques d'autre part. Cassure qui n'a jamais été réparée. Tout est parti, vous vous en souvenez, du fameux Traité de Maastricht.
Alors, si nous vous avons invité à L'Heure de Vérité, M. Deniau, c'est parce que vous êtes un de ceux qui sont encore porteurs d'enthousiasme aujourd'hui, encore capable de « vendre » l'avenir à nos enfants, de faire comprendre l'Europe à une opinion publique sceptique, voire hostile.
Alors on va diviser cette émission en trois parties.
Avec Albert du Roy, nous parlerons de l'état de la France au bout d'un an de gouvernement de M. Balladur. Et nous parlerons aussi de l'impact que les prochaines élections Européennes auront sur notre politique intérieure française. Nous parlerons aussi du SIDA au lendemain de la grande soirée, de la grande nuit de l'information organisée par toutes les chaines de Télévision, est-ce que les hommes politiques en France, parlent suffisamment du SIDA ?
Puis avec Alain Duhamel nous parlerons de l'état de l'Europe et de son avenir. Pourquoi faire l'Europe ? Et avec quelles frontières ?
Enfin avec Bernard Guetta éditorialiste à France-Inter nous en viendrons à l'état du monde en commençant bien sûr par la Chine. M. Balladur rentre de Pékin et de Shanghai et cette visite officielle ne s'est pas très bien passée.
Albert du Roy : Bonjour, Monsieur Deniau.
Jean-François Deniau : Bonjour, Monsieur du Roy.
Albert du Roy : Je voudrais commencer par vous interroger sur un certain nombre de faits d'actualité en France. Le dernier, dramatique, c'est le suicide de François de Grossouvre à l'Élysée. Est-ce que – sans évidemment chercher à percer les raisons d'un geste qui est un geste personnel, privé, intime – est-ce que, derrière cet événement, vous voyez une signification politique ?
Jean-François Deniau : Quand quelqu'un meurt, c'est toujours un mystère. Quand quelqu'un se tue, se suicide, c'est un double mystère. C'est une sorte de nuit dans la nuit. Et, moi, certainement, je n'aurai pas la prétention d'essayer de le découvrir. Et même, j'aurai la volonté de ne pas essayer de le découvrir, puisque je considère qu'un certain mystère humain fait partie de notre liberté à tous. Alors, le geste est très symbolique pour lui. Le fait qu'il ait choisi son bureau à l'Élysée – parce qu'il avait beaucoup de responsabilités, il s'était occupé de beaucoup d'affaires discrètes ou moins discrètes. C'est ça qui est une interrogation pour nous tous. Mais j'avais, avec lui, des rapports d'estime et d'amitié et je ne sais pas comment le lui témoigner maintenant.
Albert du Roy : En dehors de son cas particulier, on a parfois le sentiment, quand on est à l'extérieur, quand on est observateur ou quand on est citoyen, que l'exercice du Pouvoir ou que le combat politique sont évidemment d'une cruauté terrible. Est-ce que c'est vrai ?
Jean-François Deniau : Ça ne fait aucun doute. Mais enfin, pour aller jusqu'à se tuer, c'est beaucoup. Mais l'être humain est une mécanique, à la fois si extraordinaire et si fragile. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment quelqu'un « casse » ? Alors, c'est une situation générale. On n'a plus d'espoir. On a l'impression que rien ne sera mieux que n'importe quoi. Et qu'il faut mettre fin à jeu parce que le jeu n'a plus d'intérêt. Ça vient et c'est parfois un détail. J'ai connu ça avec des amis qui se sont suicidés. Et Dieu sait si je me reproche encore aujourd'hui, peut-être de ne pas avoir été capable, voyez, de dire le mot, de faire le geste qui auraient fait que ce détail n'aurait pas joué. Puis, c'est un détail malheureux, quelqu'un qui ne vous reconnaît pas, quelqu'un qui sa sépare de vous et, à ce moment-là, le monde n'existe plus. On en tire les conséquences…
Albert du Roy : Alors, deuxième grand événement de cette semaine, c'est la soirée sur le SIDA sur toutes les chaînes de télévision. François-Henri en parlait il y a quelques instants. Quel est, d'abord, votre jugement sur cette initiative un peu massive, spectaculaire. Mais, bon, c'était le programme de télé obligatoire : le SIDA…
François-Henri de Virieu : Unique au monde, d'ailleurs, il faut le dire !
Jean-François Deniau : C'était spectaculaire parce que c'est vrai qu'on a eu pas mal de retard et que, pendant plusieurs années, on n'en parlait pas et je dirai presque qu'on en parlait pas dans les lieux publics. Mais il y a eu ça pour toutes les maladies. Le cancer, quand on lisait les journaux, voyez, la chronique nécrologique, enfin c'est-à-dire, les avis de décès, je crois que la formule rituelle, c'était : « À la suite d'une longue et douloureuse maladie. » Alors, je regardais un peu ça. Enfin, on en parlait autour de moi mais on ne disait pas que quelqu'un avait un cancer. Quand je l'ai dit à la télévision, ça a fait un petit peu des remous. Mais, quand j'étais jeune, le fléau à l'époque…
François-Henri de Virieu : Vous l'avez dit en ce qui vous concerne.
Jean-François Deniau : Parce que les médecins m'avaient demandé de le dire. Parce que c'est vrai que la pudeur, la discrétion font que, d'habitude, on ne parle pas de ces choses-là. Nous sommes là puisque j'ai le plaisir d'être avec vous maintenant. Eh bien, il faut dire qu'on peut avoir le cancer et être quand même là !
Albert du Roy : Dans le cas du SIDA, il y a autre chose qui explique largement, peut-être, le silence, c'est que dans un premier temps, en tout cas, et pour beaucoup de gens, le SIDA était considéré comme une maladie ne touchant que des marginaux, des anormaux, etc.
Jean-François Deniau : Oui, oui, bien sûr !
Albert du Roy : C'est une « maladie-punition ». Entretenu, d'ailleurs, par l'église Catholique.
Jean-François Deniau : Non, c'était considéré comme honteux mais c'est arrivé pour toutes les maladies. La lèpre qui a été le grand fléau du Moyen-Âge, c'était déjà considéré comme une punition.
François-Henri de Virieu : On ne parle pas de la tuberculose !
Jean-François Deniau : La tuberculose, aussi.
François-Henri de Virieu : Non.
Jean-François Deniau : On ne disait pas, monsieur de Virieu, qu'on avait la tuberculose.
Albert du Roy : Oui, c'est vrai.
Jean-François Deniau : Il y avait une métaphore extraordinaire. On appelait ça « anémie ». Je ne sais pas trop quoi. Dans une famille, on ne donnait jamais le nom de la maladie quand quelqu'un avait la tuberculose. Et ça a été la tâche des Pouvoirs Publics. Moi, je me rappelle, quand j'étais comme eux, quand j'étais lycéen, c'était de passer tout le monde, systématiquement, à la radioscopie. De vacciner tout le monde, même les familles qui étaient contre le vaccin – puisqu'il y en avait. Et qu'un vaccin, c'est pas toujours tout à fait au point et il y avait eu des dégâts très, très graves, au moment du vaccin français. Et puis, le dépistage systématique en classe, au service militaire, au moment du mariage, tout ça, de façon à vraiment armer la population contre ce qui était considéré comme un fléau national. Ça, on l'a connu pour toutes les maladies. Il faut le faire. On le fait avec un peu de retard.
Albert du Roy : Est-ce que vous avez une explication personnelle sur le fait que, en Europe, la France soit le pays le plus touché par le SIDA ? Est-ce que c'est parce que c'est un pays qui est particulièrement fragile devant cette maladie-là ? Ou est-ce que c'est un pays qui a eu une mauvaise réaction devant la maladie ?
François-Henri de Virieu : Mauvaise réaction de ses décideurs politiques ! Ou autres !
Jean-François Deniau : On a occulté l'affaire. Je me souviens très bien des premiers débats. Il n'était pas conseillé de parler de ce genre de maladie en public ! C'était tout à fait clair. Et ceux qui prenaient ce risque étaient très facilement critiqués. Comme les hommes politique, d'habitude, n'adorent pas prendre des risques, eh bien, ils n'ont pas parlé du SIDA ou ils n'ont pas réagi et, puis, les mesures suffisamment rythmées. Vous savez, c'est très difficile de dire qu'un peuple, un pays est plus prédisposé à une maladie qu'un autre. Pour le moment, il y a ce qu'on appelle, dans tous les milieux médicaux le paradoxe français, en ce qui concerne les maladies cardiaques. Parce qu'on s'aperçoit que les Français ont moins de maladies cardiaques que les autres peuples du Monde. Certains disent que c'est parce qu'on boit du vin ! Mais, voyez, on n'est pas encore à la fin des explications !
Albert du Roy : Le fait que les hommes politiques aient été exclus ou se soient exclus eux-mêmes, de la soirée SIDA ?
Jean-François Deniau : Ça ne me choque pas parce que je n'aime pas beaucoup les récupérations ! Et donc, imaginer que des hommes politiques aient commencé à dire : « Mais, moi, j'ai dit ça avant tout le monde » ou « Moi, j'ai proposé avant tout le monde ». Je me rappelle un jour, tous les hommes politiques avaient été invités pour une histoire d'otages. Pour les otages au Liban. Je me trouvais donc au premier rang pour intervenir et, il y avait Georges Marchais, il y avait Lionel Jospin, il y avait moi. Enfin, il y avait les représentants de toutes les grandes familles politiques. Et je leur dis : « On va dire qu'on ne dit rien parce que notre présence suffit et, si on commence à faire des discours, en disant : c'est la faute à un tel, même moi-même, je n'aurais pas fait comme ça, ça va être odieux. » Donc, là, il faut un peu de pudeur dans la vie politique.
Albert du Roy : Bon, alors, autre évènement de cette semaine, c'est le choix de Dominique Baudis pour diriger, pour être en tête de la liste de la Majorité aux Élections Européennes. Alors que, en général, on pensait que ce serait vous. Qu'elle est votre explication du choix de Dominique Baudis ?
Jean-François Deniau : Oh, il y a des raisons, disons, de circonstances. D'abord, il y a des gens qui ne m'aiment pas C'est tout à fait clair. Si vous leur dites « Deniau », ça leur donne des boutons. Enfin, on l'a vu. Mais, en dehors des règlements de compte…
François-Henri de Virieu : On l'a vu chez qui, par exemple ?
Jean-François Deniau : Non, je ne veux pas vous dire un nom parce qu'il y en a plusieurs. Je ne vais pas faire de liste…
François-Henri de Virieu : Ce serait trop long !
Jean-François Deniau : Oui ! Il y a, en même temps, des problèmes, je dirais de tactique. C'était devenu un peu mon choix, enfin, ma désignation ou pas, comme une espèce de test à l'intérieur de l'UDF, elle-même. Enfin, tout cela c'est un peu le passé. Mais, ça n'a pas été très heureux. Disons pour la manœuvre, ce n'était pas Austerlitz, c'était plutôt Sedan.
Albert du Roy : Alors, problème d'antipathie personnelle, problème tactique. Il n'y a pas de différence de fond entre…
Jean-François Deniau : Si. Et j'y viens. C'est la seule chose sérieuse. Il y avait une différence de fond, je crois que Dominique Baudis est mieux que moi. Ça ne fait aucun doute. Il est plus jeune, il est tout à fait connu, il a une expérience de la télévision. Enfin, c'est vraiment un « pro » et je suis persuadé qu'il va faire ça très très bien. D'ailleurs, les sondages montraient que s'il conduisait la liste, il faisait 36% des voix, alors que moi, je ne faisais que 34 % des voix. Donc, il y avait un net avantage pour lui. Mais il y avait une différence qui est un peu ce qu'a évoqué tout à l'heure monsieur de Virieu, qui est comment on gère l'après Maastricht ? Maastricht a été, dans la conscience française, comme vous l'avez dit, une sorte d'affaire Dreyfus. Enfin, ne dramatisons pas, ou de nouvelles querelles de la CED, que j'ai bien connu sur le plan européen…
Albert du Roy : Alors, il faut rappeler aux téléspectateurs…
François-Henri de Virieu : C'était la Communauté Européenne de Défense, c'était l'époque de Mendès-France…
Albert du Roy : Il faut rappeler, Jean-François Deniau, il faut rappeler que sur Maastricht, pendant le débat, avant le référendum, vous avez longtemps hésité. Et ce n'est qu'en dernière minute que vous avez dit : je fais voter oui, et c'était avec beaucoup de réticence.
Jean-François Deniau : J'avais fait beaucoup de réserves, car je trouve que ce Traité n'est pas parfait, mais je crois que Dominique Baudis n'avait pas exprimé de réserves, comme j'avais exprimé des réserves.
Albert du Roy : Ça, c'est il y a un an et demi. Et aujourd'hui ?
Jean-François Deniau : Et pour conduire…
Albert du Roy : Votre conception de l'Europe est différente de la sienne ?
François-Henri de Virieu : Ça, on va y venir avec Alain Duhamel.
Jean-François Deniau : On va y venir tout à l'heure. Mais, moi je pensais qu'il ne fallait pas recommencer la bagarre de Maastricht. J'ai fait des réserves, et je vais vous dire pourquoi, finalement, j'ai dit que je votais oui. Et parce que j'avais été prévenu par le Premier ministre, qui est mort, que le scrutin serait extrêmement serré, ce serait 2 % en plus ou 2 % en moins. Et il m'a dit, je suis désolé de le dire, parce qu'il n'y a aucune gloire là-dedans, il m'a dit : « Vous avez peut-être une autorité morale, qui fait que vous déplacez 2,5 %, entre 2 et 3 % ». Et ça a été un problème vraiment de conscience. Je me suis dit : bon moi, je trouve que ce Traité n'est pas parfait, qu'on ne parle pas de l'Europe du Centre, de ceux qui vont entrer, on va en reparler. Mais si la France dit non, puisque nous votons en premier, notre non va dédouaner tout ce que je crains le plus en Europe. Les pires nationalistes, les pires négatifs, et vraiment, toute l'école de la méfiance et de la haine. Et je ne veux pas que mon pays dédouane ce qu'il y a de négatif dans les autres pays.
Albert du Roy : Est-ce que vous ferez campagne pour la liste Baudis ?
Jean-François Deniau : Si on me le demande. Je vous dis, je n'ai pas tout à fait la même conception de la façon de conduire cette campagne, et même de la construction européenne.
Albert du Roy : Vous êtes de la même famille politique ?
Jean-François Deniau : Je suis tout à fait de la même famille politique, et je n'ai pas l'intention d'écrire des articles dans les journaux avec « l'UDF m'a tuer », avec une faute d'orthographe.
Albert du Roy : Pourquoi vous n'êtes pas sur la liste ?
Jean-François Deniau : Je ne suis pas sur la liste parce qu'on ne me l'a pas demandé, et que dans la mesure où on choisissait la tête de liste, on prenait un peu un symbole, c'est normal. Et on a préféré, avec d'excellentes raisons, parce que je ne peux pas croire que ce soit justement, je l'ai dit à la blague, tout à l'heure, des circonstances personnelles particulières. On l'a fait, l'État-Major de toutes les composantes l'a fait, le bureau politique de l'UDF, parce qu'ils ont considéré que Dominique Baudis était mieux que moi. C'est tout à fait clair. Alors, moi, si je me mets en 5ème ou en 7ème, je prends la place de quelqu'un, c'est tout.
Albert du Roy : Est-ce que le score de la liste Baudis pourra être interprété comme un jugement sur la politique Balladur ?
Jean-François Deniau : Tout vote est un acte politique. Vous ne pouvez pas dissocier, même quand on vote pour les Élections Cantonales, et j'en sors, c'est pour élire un Conseiller Général, dans le Département du Cher, ce qui est très important. Mais en même temps, c'est une façon d'exprimer un sentiment général sur la Politique du Gouvernement. Moi, je souhaitais que, le plus possible, on parle de l'Europe, parce que je considère que c'est la grande idée de ce Siècle, et pratiquement la seule. Que c'est notre espoir à tous, et notamment, pour les plus jeunes d'entre nous, et qu'il fallait essayer de rester le plus possible sur le sujet européen. Tous les cinq ans, les Français ont l'occasion de s'exprimer. Qu'ils en profitent, pour dire l'Europe qu'ils veulent, l'Europe qu'ils ne veulent pas, ce qu'ils en attendent. Mais, on ne peut pas éviter, bien évidemment, que ce soit aussi une affaire de Politique Intérieure. Tout vote est une affaire de Politique Intérieure.
Albert du Roy : Alors, dernier sujet. Le malaise des jeunes, perceptible à travers les dernières manifestations, autour d'un Contrat d'insertion Professionnelle. Il y a un célèbre sketch des Guignols de l'info, où un jeune dit à Balladur : « Enfin, fais-moi rêver ! »
Jean-François Deniau : Excellent sketch.
Albert du Roy : Mais, est-ce qu'il faut faire rêver quand on est Premier ministre ?
Jean-François Deniau : Typiquement français. L'idée que dans les tâches du Gouvernement, il faut faire rêver, et faire rêver les jeunes, normalement, vous savez quand il y a un Ministère qui s'occupe de ça, c'est plutôt dans les dictatures que dans les démocraties. Alors, le but essentiel des ministres n'est pas de faire rêver. Moi, je ne vais pas vous proposer un « Ministre des Rêves » et un « Secrétaire d'État à la prévention des Cauchemars » !
François-Henri de Virieu : Mais quand le Président Kennedy a dit, dans dix ans, on ira dans la Lune, il a fait rêver les Américains !
Jean-François Deniau : Il a fait rêver les Américains. Et l'Europe, quand on s'en occupait, il y a un certain nombre d'années, elle faisait rêver les Français et les autres Européens. Parce que c'était la façon de faire la Paix, et de sortir des horreurs que nous avions connues…
Albert du Roy : Oui, parce que quand une jeunesse estime, à tort ou à raison, peu importe, estime qu'elle est privée d'avenir, un Gouvernement ne peut pas accepter ça. Il faut faire quelque chose ? Qu'est-ce qu'on peut faire ?
Jean-François Deniau : C'est la tâche du Gouvernement, c'est la tâche de la Société, des éducateurs, de la Famille, de tout le monde. C'est la tâche de justement, leur donner un espoir. Alors, l'histoire du CIP est tout à fait lamentable, parce que l'idée n'était pas si mauvaise que ça. Quand vous cherchez un premier emploi, pour tous ceux qui ont fini à peu près leurs études, et qui sont à BAC + 2, plus je ne sais pas combien… Quand vous cherchez un premier emploi, la première chose qu'on vous demande, c'est un curriculum-vitre, avec emplois précédents. Vous dites : mais je cherche mon premier emploi ! Bien oui, quel est votre emploi précédent ? Et si vous dites : bien, je n'ai pas d'emploi précédent, et c'est comme ça dans toutes les firmes privées ou publiques, on dit on a vingt personnes qui ont déjà une qualification, alors, C8 n'est pas pour vous. Alors, il y a un moment où il faut changer ça. La stupidité administrative, bureaucratique, et typiquement française elle aussi, a été de lier ça au SMIC, en disant : on va définir par rapport au SMIC. Alors que ça aurait dû être des expériences beaucoup plus souples, régionales, différentes, suivant les entreprises. Mais, c'est vrai qu'il y a eu, à toute génération, un problème de la jeunesse. Ce n'est pas facile de passer d'enfant à adolescent, et ce n'est pas facile de passer d'adolescent à adulte. En tout temps, toute circonstance. Aujourd'hui, c'est plus dramatique, pourquoi ? Parce que nous avons des fosses sécurités ! Et l'Histoire a montré que, par exemple, d'avoir un diplôme, dans la tradition française, vous avez un diplôme, votre avenir est fait. Et bien non, ça n'est plus comme ça.
Albert du Roy : Encouragés par les Gouvernements.
Jean-François Deniau : Encouragés par les Gouvernements. Donc, le travail des Gouvernements, c'est de dire aux jeunes, vous avez quand même un avenir, dans des conditions, et puis, de rêver, je vous dis, il y a d'autres occasions de rêver, il y a des grandes tâches, il y a simplement aimer les autres, c'est rêver aussi !
François-Henri de Virieu : Merci Albert du Roy. On va enchaîner avec Alain Duhamel, mais, monsieur le ministre, est-ce que la création d'un grand Institut Européen de Recherche sur le Sida, par exemple, qui aurait découvert quelque chose, n'aurait pas été une façon de faire l'Europe plus sûre que les mécanismes institutionnels et plus proche des gens ?
Jean-François Deniau : J'avais proposé, quand j'ai fait un Programme Européen, il y a quelques années, j'avais pris comme exemple, ce que d'ailleurs toute l'Opinion connaît de l'Europe d'habitude, c'est l'avion AIRBUS. Je me suis beaucoup battu pour l'avion Airbus. C'est des emplois qualifiés, c'est de la recherche. On fait un bras de fer avec les Américains qui ont envie d'avoir le monopole dans l'Aéronautique. C'est d'autant plus intéressant que l'Europe vraiment s'accroche à ça. L'avion AIRBUS, il a été fait en dehors des organismes institutionnels de l'équilibre de la Commission, du Conseil. C'est une décision d'entreprises et de Gouvernement. La Fusée ARIANE, c'est la même chose. Et moi, j'avais proposé…
François-Henri de Virieu : Le Sida ?
Jean-François Deniau : Mais justement, j'ai proposé, à l'époque, comme c'était il y a dix ans, je n'ai pas mentionné le Sida, mais j'ai proposé que pour le Cancer, qu'il y ait un grand Institut Européen qui vraiment se consacre à la Lutte contre le Cancer. Et j'avais dit : « si par hasard, comme je le souhaite, cet Institut trouvait le remède contre le Cancer, on n'aurait plus besoin de faire de discours sur l'Europe ». Ce serait tout à fait clair ! L'Europe, elle aurait vaincu le Cancer. Et c'est la même chose pour le Chômage ! Quel est le problème…
François-Henri de Virieu : On va y venir.
Jean-François Deniau : C'est net.
François-Henri de Virieu : On va y venir. Alain Duhamel.
Alain Duhamel : Bonjour monsieur Deniau.
Jean-François Deniau : Bonjour monsieur Duhamel.
Alain Duhamel : Vous avez été mêlé à la Construction Européenne depuis son début. Depuis la construction initiale, vous avez été Haut Fonctionnaire Européen, vous avez été Haut-Commissaire Européen, vous avez été en charge de Commissions Européennes sur le plan gouvernemental, vous vous êtes battu pour l'Europe. Vous avez une expérience, en France, presque unique de ce point de vue. Quelle a été votre plus grande satisfaction en ce qui concerne la Construction Européenne, et votre plus grande déception ?
Jean-François Deniau : La plus grande satisfaction, c'est dans un domaine dont on ne parle pas souvent, qui est l'Aide au Tiers-Monde. Que l'Europe se donne une mission, une image. Ça a été très difficile dans la négociation au début, parce que c'était encore les débats coloniaux, vous voyez, tout ça. Les Allemands ne voulaient pas, en considérant que c'était de l'argent perdu. Nos autres partenaires disaient : « On ne va pas aller au secours de l'Empire Français ». Et puis, ce n'était pas le but d'alors. Et nous nous sommes battus pour qu'il y ait un volet qui regarde vers l'extérieur, pour qu'on ne regarde pas seulement son nombril, mais qu'on s'occupe des autres et de ceux qui avaient le plus de difficultés.
Alain Duhamel : Et ça a marché ?
Jean-François Deniau : Et ça a marché. Moi, j'ai fait, enfin vous savez, c'était à l'époque, vous savez, j'ai inventé le STABEX, c'est-à-dire la véritable aide aux Pays du Tiers-Monde. C'est-à-dire les aider à avoir des ressources naturelles par leur travail naturel. C'est-à-dire pas de l'aide qu'on donne comme une aumône, mais les aider à gagner leur vie en travaillant, en produisant ce qu'ils produisent naturellement. J'ai été, et c'était très difficile, j'ai dû convaincre je ne sais combien de ministres des Affaires étrangères, prendre mon bâton de pèlerin. Bien, quand finalement, dans un Conseil des Ministres, on a dit : « On adopte ce Plan », j'étais très heureux.
Alain Duhamel : Et le plus mauvais souvenir, ou l'impression d'échec la plus grande ?
Jean-François Deniau : L'impression d'échec la plus grande, c'est au moment de l'élargissement, quand les Anglais sont rentrés avec les Irlandais, les Danois, les Norvégiens, puis les Norvégiens ont dit Non au dernier moment.
Alain Duhamel : Les Irlandais, vous deviez être content ?
Jean-François Deniau : Les Irlandais, j'étais très fier, parce que je les avais beaucoup aidés et j'avais été à la Télévision Irlandaise, alors que l'on ne savait pas très bien ce que c'était que l'Europe, et j'avais trouvé une formule. J'avais dit à la Télévision Irlandaise : « Vous n'aviez qu'un voisin, maintenant, vous allez en avoir neuf ». Ils étaient assez contents !
Alain Duhamel : Et alors qu'est-ce qui vous avait chagriné, c'était l'entrée des Anglais ?
Jean-François Deniau : Non, c'est le refus de tous les Gouvernements, alors qu'il était clair que l'Europe allait changer, parce qu'avant à six, c'était fait pour six, les institutions, le droit, l'intégration par l'uniformisation. C'est-à-dire, on vote, et puis celui qui n'est pas d'accord, il doit appliquer. Il ne peut pas dire : « Non, ça ne me regarde pas ». Ça marchait à six pays, très proches les uns des autres, qui avaient la même conception du Droit, même s'ils n'avaient pas la même langue. À partir du moment où on était dix, avec, les Anglais, qui ont quand même une tradition très différente, à partir du moment où on était douze, à partir du moment où on était quatorze, seize, etc… Ça ne peut plus être le même mécanisme. J'ai dit ça. Vraiment, j'ai supplié qu'on garde un moteur dans l'Europe. C'est ce que j'avais appelé « l'Europe à Géométrie Variable ». C'était que ceux qui veulent aller plus vite puissent le faire, sans obliger ceux qui ne le veulent pas, mais que ceux qui ne veulent pas, ne puissent pas empêcher ceux qui veulent. Ça a été considéré, oserais-je dire ça, comme un peu hérétique, et donc on ne m'a pas pris au sérieux.
Alain Duhamel : Et aujourd'hui, vous vous dîtes que vous aviez eu raison ?
Jean-François Deniau : Si on avait essayé de faire évoluer les institutions à temps, pas en simplement additionnant, en passant de 6 à 9, à 10, à 12 comme ça, ce qui existait, je crois qu'on aurait gardé un moteur un peu plus efficace !
Alain Duhamel : Aujourd'hui, est-ce que vous pensez que, par exemple, qu'il faudrait renforcer la Présidence du Conseil Européen ? Autrement dit, que le Président qui maintenant change tous les 6 mois, et qui est désigné automatiquement, que ce soit un grand ou un petit pays, qu'il soit compétent ou pas, qu'il soit désigné pour plus longtemps et peut-être d'une autre façon. Est-ce que ça vous paraît nécessaire ?
Jean-François Deniau : Oui, ça me paraît nécessaire, au moment des drames de la Yougoslavie, le fait qu'il n'y ait pas de voix européenne, qu'il n'y ait pas d'image européenne, qu'il n'y ait pas un visage, vous voyez, que on dit : « Ah bien, je ne sais pas, la Commission, c'est pas son travail, que le Conseil des Ministres, c'est une réunion de Diplomates, qu'il va sortir des déclarations. »
Alain Duhamel : Il faudrait qu'il y ait un patron.
Jean-François Deniau : Il faut qu'il y ait au moins, une voix, une responsabilité. Il faudrait qu'il y ait une conscience européenne. C'est ça dont on manque. Oserais-je dire qu'il y ait une âme européenne. Vous savez, on a joué les mécaniques économiques, le nombre. On n'a pas joué la qualité et on n'a pas joué la mission. Ça peut aider. Un mot là-dessus, il ne faut pas dire : « Il faut le réserver aux grands pays ». Ça, c'était une erreur de la Diplomatie Française. Par exemple, la dernière présidence, en 1993, c'était la Belgique, elle a été formidable.
Alain Duhamel : Il y en a eu quelques-unes de très mauvaises aussi.
Jean-François Deniau : Donc, il ne faut pas dire que les grands pays ont des droits. Oui. Parfois aussi chez les grands pays.
Alain Duhamel : Alors, là on parle rapidement des Institutions. Parce que justement, ensuite, je voudrais parler de la Yougoslavie et, puis au fond de ce que pourrait être la définition d'une ambition européenne. Sur les Institutions, renforcer le pouvoir du Président du Conseil Européen. Est-ce qu'il faut renforcer le pouvoir du Parlement Européen, du Parlement de Strasbourg, ou pas ? C'est un sujet de contestation.
Jean-François Deniau : Il faut le renforcer dans un domaine, qui est normalement celui des Parlements, c'est-à-dire, le rapprochement des Législations. C'était un des domaines, pour moi, très important quand je négociais le Traité qui a été un peu, comme ça, laissé tomber. Très compliqué, très technique. Voyez, les normes de qualité, enfin tout ça. En même temps, si l'Europe ne définit pas des normes de qualité, on est « bousillé » dans le Monde…
Alain Duhamel : C'est pas au détriment des Parlements nationaux, ça ?
Jean-François Deniau : Alors, je souhaite que ce soit fait et en liaison avec les Parlements Nationaux. La tradition en France, c'est que les Administrations ne veulent pas que le Parlement s'occupe de ce qu'elles vont faire. Elles considèrent que dès qu'un Parlement change une virgule, c'est comme si on mettait des moustaches à la Joconde. Enfin, c'est absolument scandaleux ! Alors, il faut que les Parlements Nationaux soient saisis assez vite pour qu'ils puissent aussi avoir un débat. Et moi, je souhaite depuis longtemps qu'il y ait une espèce de coopération entre Parlement Européen, où nous sommes très minoritaires et, en plus, très divisés, et ça c'est une bonne chose de la liste d'Union, c'est qu'on va quand même réduire…
Alain Duhamel : Théoriquement !
Jean-François Deniau : Réduire cette dispersion des Français qui étaient que dans neuf groupes. Les tributs gauloises pas au meilleur d'elles-mêmes !
Alain Duhamel : Alors, dernière chose sur ce point : la Présidence de la Commission Européenne. François-Henri disait que Jacques Delors, son dernier mandat s'achevait, que d'ailleurs au prochain Conseil Européen on devrait désigner son successeur. En deux mots, comment est-ce que vous jugez son apport, de Jacques Delors à l'Europe ? Et est-ce que vous trouveriez que ce serait une bonne idée que Sir Leon Brittan, qui sera notre Invité dimanche prochain, soit le prochain Président de la Commission, comme il en a un désir gigantesque ?
Jean-François Deniau : Je ne me permettrai jamais de juger vos invités. Non, je pense que…
François-Henri de Virieu : On invite tout le monde !
Jean-François Deniau : Si vous l'avez invité, c'est qu'il doit avoir des qualités tout à fait immenses !
Alain Duhamel : Ou des ambitions !
Jean-François Deniau : Mais, il n'est pas le seul et donc, vraiment, c'est pas à moi de…
Alain Duhamel : Donc vous n'avez pas de préférence pour le successeur ?
Jean-François Deniau : Non, je n'ai pas de préférence pour le successeur puisqu'il y a d'autres candidats possibles, que je connais mieux et qui sont des amis.
Alain Duhamel : Donc, vous préféreriez peut-être…
François-Henri de Virieu : Des candidats qui viennent de petits pays comme vous avez dit tout à l'heure.
Jean-François Deniau : Oui, je ne veux pas entrer dans ce débat !
Alain Duhamel : Bon, alors, Delors ?
Jean-François Deniau : En revanche, je crois que Monsieur Delors a joué un rôle très important. Il a été au cœur de beaucoup de crises. C'est un homme tout à fait estimable sur le plan personnel. Il a dit une phrase qui a joué malheureusement contre l'Europe, au moment du débat de Maastricht. Je ne sais pas si vous vous souvenez, il a dit : « Dans 5 ans, plus de 80 % de la vie des Français sera réglementée de Bruxelles, régie de Bruxelles ». Ça, c'est une dérive qui n'est, d'ailleurs, pas propre à Monsieur Delors, qui est aussi une dérive française. C'est-à-dire voir la vie en terme de règlements, de lois, de circulaires, de décrets et de considérer qu'on a fait un progrès quand on a donné un statut et fabriqué un règlement de plus. La vie est plus compliquée que ça. La vie internationale, comme la vie nationale, comme la vie de chacun d'entre nous. Et il a fait peur. Comme, en même temps, la Commission avait un peu tendance à s'occuper des dates d'ouverture de la chasse…
Alain Duhamel : Le syndrome de la palombe !
Jean-François Deniau : Et du fromage au lait cru. Moi, j'ai signé toutes les pétitions dans ma région contre le fait qu'on allait toucher au fromage au lait cru…
Alain Duhamel : Alors comment est-ce qu'on peut faire ?
Jean-François Deniau : …voire à la tradition culinaire française…
Alain Duhamel : Comment est-ce qu'on peut faire au fond pour…
Jean-François Deniau : Il y avait la Bosnie en même temps, dont la Commission ne s'occupait pas ! Alors, tout de même, à un moment, il faut savoir ce qu'on fait !
Alain Duhamel : C'est ce que je veux dire. Comment est-ce qu'on peut faire pour que, sur les choses importantes, l'Europe ait les pouvoirs suffisants ? Il y a malheureusement des domaines dans lesquels elle n'a pas de pouvoirs suffisants, et que pour d'autres choses qui peuvent très bien se régler sur le plan local, national, régional, ce ne soit pas elle qui s'en occupe ? Est-ce que vous avez une idée ?
Jean-François Deniau : Oui, alors c'est une idée qui avait été lancée d'ailleurs par le Président Giscard d'Estaing, qui est celle, mot difficile à dire, de la subsidiarité, c'est à dire l'Europe ne le fait pas quand sur le plan national, régional, local, communal, on peut le faire.
Alain Duhamel : Est-ce qu'il y a une recette ?
Jean-François Deniau : Il n'y a pas de recette, il y a un état d'esprit. Et moi, je me bats depuis des années, par exemple, pour le référendum. Pas comme, voyez, le plébiscite oui/non : c'est la prise de la Bastille, la fin de la France, ou la fin de la civilisation ! Mais tous les jours, comme on le fait en Suisse, où on vous demande… Un exemple, un moment des gens avaient dit : « Tiens, ce serait bien si, un dimanche par mois, on laissait sa voiture au garage. On pourrait retrouver une vie de famille, avoir des conversations… au lieu d'aller dans les embouteillages. » C'était en plus assez écologique. Eh bien, pourquoi en faire une affaire de partis ? Gauche contre Droite ou je ne sais quoi ? On a mis ça, en Suisse, au référendum et il y a une majorité de gens qui ont dit : « Non. Non, on préfère pouvoir utiliser notre voiture quand on veut ». Pourquoi attendre des élections communales, départementales ou nationales, pour savoir s'il vaut mieux une piscine dans une commune, en augmentant les impôts ou pas augmenter les impôts ? Mais, ça c'est le peuple qui doit le dire, c'est tout le monde. Alors, il faut une vie démocratique beaucoup plus proche des gens.
Alain Duhamel : Alors…
Jean-François Deniau : Et ça, ça ne se fait pas par lois et décrets !
Alain Duhamel : François-Henri est en train de me faire signe qu'il y a moins de temps que prévu. En ce qui me concerne !
François-Henri de Virieu : En ce qui concerne tout le monde !
Jean-François Deniau : En ce qui concerne l'Europe, c'est dommage !
Alain Duhamel : Oui, c'est très dommage. Je voudrais, alors qu'il y ait au moins deux questions. Qu'on traite la Yougoslavie, sur un point précis, et justement, ce qu'on peut proposer comme idées motrices pendant les deux mois qui vont venir. La Yougoslavie, on sait que les choses se sont un peu améliorées à Sarajevo mais qu'à Gorazde, en revanche, en ce moment, ce matin même, ça va abominablement mal. Qu'est-ce que vous attendriez de la FORPONU, des Nations-Unies, de quelqu'un, « quelque chose » ? Et est-ce que vous croyez que s'il y avait une Force d'Intervention Européenne, ça éviterait ce genre de drame, de massacre et de déni de tout ?
Jean-François Deniau : Ça fait deux ans que je le souhaite. Ça fait deux ans que j'ai dit : « L'Europe a perdu son âme à Sarajevo, si elle en avait eu une. » Ça fait deux ans que je souhaite le changement profond du mandat des Nations-Unies, c'est-à-dire, qu'elles prennent parti, pas simplement qu'elles constatent que les combattants sont arrêtés là et que les gens sont morts. Non, non. Qu'elle intervienne avant. Je crois qu'il faut qu'elle choisisse, qu'elle agisse, qu'elle prévienne et pas qu'elle attende qu'on constate un cessez-le-feu pendant que les gens s'égorgent. Ce qui est épouvantable !
François-Henri de Virieu : Là, en plus, on l'a constaté tardivement. Car l'offensive Serbe semblait lancée depuis plusieurs jours et les Casques Bleus n'ont rien dit !
Jean-François Deniau : Mais, monsieur de Virieu, c'est le rôle des Nations-Unies. C'est simplement de constater la Paix ! Ce n'est pas de faire la Paix, comme le croit tout le monde. C'est-à-dire que quand, à un moment, les combattants s'arrêtent, parce que on a gagné, ou qu'il n'y a plus de raisons d'avoir des combats, alors, à ce moment-là, les Nations-Unies arrivent…
Alain Duhamel : Vous seriez pour une Force d'intervention Européenne ?
Jean-François Deniau : Moi, je suis tout à fait pour une Force d'intervention Européenne.
Alain Duhamel : Ça vous parait possible ?
Jean-François Deniau : Non seulement possible, mais indispensable. Avec ceux qui veulent, dans le cadre, bien sûr, de la géométrie variable. Si les Danois ne veulent pas envoyer des troupes à Sarajevo, c'est leur droit, on ne va pas les obliger. Mais déjà, on a un petit début, qui s'appelle « l'EUROCORPS », qui n'est pas tout le monde. Il y a les Allemands, les Belges, les Espagnols et nous. C'est un beau début et on peut faire des choses. Alors, il fallait intervenir, quand c'était encore possible. Il fallait ne pas mettre, sur le même plan les assassins, les assassinés, les victimes et les bourreaux. Et il fallait dire : voilà notre solution. Parce qu'on n'intervient pas comme ça, pour le plaisir d'intervenir. On intervient pour mettre en place une solution. Mais, vous savez, le drame, c'est que l'Europe, c'est un mot, si les États membres ne sont pas d'accord.
Alain Duhamel : Et au départ, ils ne l'étaient pas.
Jean-François Deniau : Angleterre, Allemagne, France, n'étaient pas d'accord. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner. Maintenant, moi, je considère que, pour l'avenir, c'est une des leçons les plus graves qu'on ait reçues.
Alain Duhamel : Et maintenant, en deux mots, parce que c'est quelque chose que vous avez forcément à l'esprit depuis trente ans, donc, ça sera très facile de répondre : l'âme Européenne, comment est-ce que vous la fabriquez ?
Jean-François Deniau : Ah, Seigneur, je ne crois pas que l'on fabrique de l'âme !
Alain Duhamel : J'ai fait exprès de choisir une formulation un peu provocatrice !
Jean-François Deniau : On a une mission. Vous savez, il faut que l'Europe soit plus démocratique, il faut qu'elle soit plus lisible, c'est-à-dire plus concrète. J'avais proposé l'Institut contre le Cancer, j'avais proposé, dans le domaine du Chômage, par exemple, l'histoire, voyez, de l'aide au premier emploi, cela aurait été une disposition européenne, avec des fonds européens, qui auraient remboursé les entreprises. Parce que, le drame, c'est quand l'Europe joue à une concurrence vers le bas. Où les pays entre eux, disent : venez chez moi, c'est moins cher parce qu'on traite moins bien les ouvriers et les employés. C'est la délocalisation dont le Département du Cher est victime, pour le moment, et qui est épouvantable! Alors, il faut, au contraire, que l'Europe, ça joue vers le haut. Qu'il y ait des mécanismes pour aider l'Emploi, alors que pour le moment, on ne les voit pas.
Alain Duhamel : C'est possible ?
Jean-François Deniau : C'est possible. C'est tout à fait possible. Avec une pénalisation pour les pays qui jouent la concurrence vers le bas. Mais, c'est surtout qu'il y ait une mission. Quand il y a 40 ans, on s'occupait d'Europe, ou 30 ans, je n'avais pas besoin de parler longtemps. Il y avait eu trois guerres, dont deux mondiales, entre l'Allemagne et la France. Je n'avais pas de discours à faire. Tout le monde voyait les horreurs de la guerre. Et on disait : plus jamais ça. Il faut faire la paix. Maintenant, il faut dire : il faut faire une civilisation Européenne. Quand monsieur Clinton, le plus beau discours pro-européen que j'ai entendu, il est vraiment involontaire. C'est quand Clinton, Président des États-Unis, la plus grande puissance du monde, a dit : Il n'y a pas d'intérêt stratégique Américain, en Bosnie, dans l'ex-Yougoslavie. Mais il fallait lui répondre : « Les Droits de l'Homme, c'est nous. Le respect des autres, c'est nous. C'est ça notre intérêt stratégique. Et c'est la mission de l'Europe ! »
François-Henri de Virieu : Merci Alain Duhamel. Alors, je ne voudrais pas retourner le couteau dans la plaie, monsieur le ministre, mais vous êtes en train de publier ce livre. C'est évidemment un vestige de l'époque où vous pensiez être tête de liste européenne, et vous vouliez certainement exposer vos idées dans la campagne électorale.
Jean-François Deniau : On ne peut pas tout à fait dire ça, monsieur de Virieu, parce que je l'ai écrit il y a 17 ans !
François-Henri de Virieu : C'est aussi, et j'allais l'ajouter, un « remake » d'un livre qui est paru sous un titre sensiblement différent de celui-là, puisque c'était « L'EUROPE INTERDITE ». Alors, vous avez fait une préface et une postface, dans lesquelles vous posez finalement une question qui ne vous a pas été posée aujourd'hui, c'est : est-ce qu'on peut faire l'Europe sans que les Américains soient d'accord ?
Jean-François Deniau : Oui, c'est un débat essentiel. J'ai pris un risque qui n'est pas de refaire un livre, mais de republier ce que j'avais écrit il y a 17 ans, en coupant ce qui était trop lié à l'actualité. Alors, le vrai problème, c'est l'identité européenne. Quand on parle de protection, et de préférence communautaire, c'est bien de traiter les autres différemment de nous. La justification, pour faire ça, c'est d'être différent des autres. Il faut donc essayer. Alors, là, je suis pour fabriquer une civilisation européenne. Et ça ne peut se faire, pas contre les États-Unis, parce qu'ils sont trop puissants, et qu'il ne faut pas se couper d'eux. Mais ça doit se faire en étant différents des États-Unis.
François-Henri de Virieu : Et à condition qu'ils acceptent. Bernard Guetta, on enchaîne.
Bernard Guetta : Monsieur Deniau, bonjour. Il y a un an, dans cette émission, vous nous disiez, je vous cite : « Je ne comprends pas pourquoi les démocraties n'aident pas les démocrates ». C'était à propos de la Yougoslavie.
Jean-François Deniau : Dans la mission européenne, c'est clair, j'aurais mis ça, moi !
Bernard Guetta : Alors, ma question sera très simple : est-ce que vous êtes d'accord avec Bernard Kouchner, qui estime, avec indignation, ce matin, dans Le Journal du Dimanche, que monsieur Balladur aurait dû quitter immédiatement la Chine après les interpellations des dissidents, ou bien, est-ce que vous pensez, comme monsieur Balladur, que la démocratie naîtra en Chine, du commerce, de l'ouverture internationale, et que donc, il y a des arguments pour rester ?
Jean-François Deniau : Je crois que la formule qu'a utilisée Kouchner était très violente, non ?
Bernard Guetta : Elle l'est assez, oui !
Jean-François Deniau : Ça, c'est de la politique !
Bernard Guetta : Mais sur le fond ?
Jean-François Deniau : Je préfère le docteur Kouchner au candidat Kouchner ! C'est clair, sur la formule qu'il a utilisée. Mais sur le fond, je me suis demandé ce que j'aurais fait parce que ça m'est arrivé d'être dans des situations un peu comparables. Manifestement, les Chinois faisaient de la provocation. Ils voulaient nous faire perdre la face. C'est tout à fait clair, Moi, j'aurais pris à part le dirigeant chinois, le vrai, on ne sait jamais tout à fait lequel c'est, mais enfin ça, c'est la tâche du Quai d'Orsay !
Bernard Guetta : C'est un autre problème, là-bas !
Jean-François Deniau : Oui. Est-ce que c'est le Premier ministre, ou justement, ce n'est surement pas lui. Peu importe! J'aurais demandé quel est le vrai, et je lui aurais dit en tête à tête : « Bon, vous avez voulu me faire perdre la face, c'est comme vous voulez. Je ne suis pas venu ici pour des questions de face. Je suis prêt à continuer mon voyage, à ne rien dire, à accepter, si vous me donnez l'engagement que, trois jours après mon départ, tous les prisonniers sont libérés. Parce que moi, c'est ça qui m'intéresse.
Bernard Guetta : Vous avez des raisons de penser que c'est ce qui s'est fait ?
Jean-François Deniau : Je l'espère, et je peux vous dire que je connais un cas, où quelqu'un l'a fait, et ça a marché !
Bernard Guetta : Si dans trois jours, ces dissidents sont toujours en prison, monsieur Balladur aura perdu la face ? Nous aurons perdu la face à travers lui ?
Jean-François Deniau : Vous savez, quand quelqu'un, un pays comme la Chine, tient à se venger, puisqu'ils considèrent que nous, nous leur avons fait perdre la face, et donc… Un jour, j'ai demandé à Deng Xiaoping pourquoi, quand ils ont repris les relations diplomatiques avec les États-Unis, vous vous rappelez, ils avaient choisi un match de ping-pong, vous vous souvenez de ça ? Je dis : mais pourquoi le ping-pong ? Il m'a dit : parce qu'on était sûr de gagner. C'est tout, c'est simple. Et puis cela fait 5 000 ans que ça dure comme ça. Alors, on ne va pas s'engager dans un match avec les Chinois. Je vous dis : il fallait dire très clairement, c'est le fond qui m'intéresse. Ce n'est pas agréable ce que vous m'avez fait, pendant mon voyage, c'est évident. C'est même un peu gros comme provocation. Libérez-les quand je serais parti. Personne n'en parlera.
François-Henri de Virieu : Vous vous dites : il ne fallait surtout pas refaire ce qu'a fait monsieur Chaban-Delmas, à Moscou, en 1980 ! Au moment où Sakharov avait été exilé à Gorki, au moment où il était lui-même en pleine conversation avec les dirigeants soviétiques, il est parti. Il a dit : « Ne pouvant ni me taire, ni parler, je m'en vais ».
Jean-François Deniau : J'ai eu cette conversation avec Sakharov. Vous savez, j'ai fondé le prix André Sakharov, au Parlement Européen, pour la liberté de l'esprit. Et j'ai demandé à Sakharov ce qu'il en pensait, après. Et Sakharov m'a dit : « Non, il fallait maintenir le dialogue ». Parce que quand on a à faire à une dictature, au fond, c'est presque lui rendre un service que de l'isoler complètement. Il faut donc maintenir la pression, en parler tout le temps. Au fond, ce qui les embête le plus, c'est qu'on en parle tout le temps !
Bernard Guetta : Pourquoi est-ce qu'on se comporte d'une manière tellement différente avec la Chine, d'avec la Russie, il y a dix ans ? Dans les années 80, avec la Russie, il y a eu une pression constante de pratiquement tous les Gouvernements Occidentaux, Américains, Européens, des opinions Occidentales. Vis à vis de la Chine, il y a une très très grande prudence, comme si finalement, on se disait, un, que ce ne sont pas des ennemis, deux, que si la Chine éclatait, ce serait une très mauvaise chose, que troisièmement, peut-être, qu'il nous faut un contrepoids, la puissance japonaise, est-ce que tous ces arguments ne pèsent pas dans les différences d'attitude ?
Jean-François Deniau : Je crains que ce ne soit pas aussi élaboré. Vous voyez, l'attitude que vous êtes en train de me dire, mais parce que les gens se laissent beaucoup conduire par les situations de fait. D'abord, la Chine, c'est mystérieux, c'est mystique…
François-Henri de Virieu : C'est très inquiétant, ce que vous dites là !
Jean-François Deniau : Oui, bien sûr, la Chine c'est mystérieux, les gens ne savent pas.
Bernard Guetta : C'est mystérieux pour nous, François-Henri.
Jean-François Deniau : Les Chinois, eux, ont le sentiment que la France les cherche depuis des années, parce qu'il y a une histoire du défilé, vous savez, le 14 juillet, devant tous les Chefs d'État, avec la mise en cause de Tienanmen. Parce qu'il y a eu l'histoire des Cérémonies de Valmy qui étaient de nouveau une injure à l'égard de la Chine. Et l'éloge de l'Union Soviétique. Insulter les Chinois, déjà, ils n'aiment pas, mais si, dans le même moment, vous faites l'éloge des Communistes Russes, alors là, c'est épouvantable ! C'est vrai que tout le Monde est un peu dépassé. Je vais vous dire quelque chose que j'ai essayé d'expliquer à Amnesty International, j'ai souvent travaillé avec eux. Et il y a un paradoxe assez affreux : plus une dictature est dure et lointaine, plus il est difficile de l'influencer. Parce qu'on n'a pas de preuve, on n'a pas de moyens d'action, on ne sait pas ce que ça va donner. C'est au moment où une dictature commence à s'ouvrir, comme l'a fait la Russie, qui quand même commerçait beaucoup, avec laquelle on avait beaucoup d'échanges, où il y avait très courageusement ces comités pour l'application d'Helsinki, vous voyez, qui étaient des Nationaux, des Russes, qui allaient en prison, se faisaient enchaîner, tout ça, parce qu'ils disaient : « Nous, on veut la liberté ». C'est pour ça que, vraiment, il ne faut pas les laisser tomber, que les Démocraties doivent aider les Démocrates. Avec la Chine, on ne sait jamais très bien comment ça va marcher. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner la lutte contre la liberté.
Bernard Guetta : Revenons à l'Europe, si vous le voulez bien. Il y a une pression, maintenant de plus en plus forte, des Allemands, à laquelle nous avons tendance à céder, en faveur de l'intégration de l'Europe Centrale dans l'Union Européenne. Est-ce que vous ne craignez pas que l'intégration des anciennes Démocraties Populaires, des anciens satellites de l'Union Soviétique, ne fassent finalement que repousser la frontière au cœur de l'Europe ? Au fond, repousser celle frontière qui a séparé si longtemps l'Europe Démocratique de l'Europe Communiste ?
Jean-François Deniau : Oui, mais c'est pas mal, ça, qu'il y ait une partie de l'Europe qui passe à la Démocratie. Moi, je ne m'en plains pas !
Bernard Guetta : Ça veut dire qu'on abandonne la Russie à autre chose ?
Jean-François Deniau : Pas du tout. Mais il faut des cercles concentriques. Voyez, si vous mettez tout le monde, tout de suite, si c'est l'Europe de 25 États avec tout le monde dedans, et la Russie, vous arrêtez à l'Oural, vous, où vous continuez jusqu'à Vladivostok. Alors, à ce moment-là, tout est déséquilibré. Si j'avais proposé plus modestement l'Europe de Brest à Brest…
François-Henri de Virieu : De Brest en Bretagne à Brest-Lirovsk et Biélorussie. Le fameux Bresnikov.
Jean-François Deniau : Ou si vous préférez de la Galice à la Galicie. Parce que ça voulait dire sans les deux Super Grands. Et à ce moment-là, entre Européens, progressivement, toujours en gardant un moteur, ceux qui veulent aller plus vite et plus loin. Mais il ne faut quand même pas considérer comme une catastrophe la chute du Mur de Berlin ! C'est notre victoire, la chute du Mur !
Bernard Guetta : Oui, mais qui serait une catastrophe, ce serait la reconstruction du Mur de Berlin un peu plus à l'Est.
Jean-François Deniau : Mais bien sûr, mais il n'en est pas question du tout, puisque progressivement, nous étendons les accords. Mais il faut digérer ces accords. Il faut que ces pays, eux-mêmes, les digèrent. Et donc il faut une période de transition.
Bernard Guetta : Comment est-ce qu'on organise alors cette Europe en cercles concentriques ? Sous quelques années, l'Europe Centrale fera partie, très vraisemblablement de l'Union Européenne, mais à quel rythme, premièrement ? Deuxièmement, avec quel pouvoir ? l'ensemble des pouvoirs militaire, politique, économique ?
Jean-François Deniau : Ne vous inquiétez pas. Quand nous, nous négociions le début du Marché Commun, de l'Europe, c'est-à-dire de la Communauté Européenne, la France se battait pour avoir 15 ans de période de transition. Ça paraissait très, très long, 15 ans de période de transition. On disait, après, ce sera le bonheur, le paradis. Et bien finalement, ça a duré 10 ans, parce que ça s'est passé mieux qu'on ne pensait, que les difficultés sont venues dans les domaines où on ne les avaient pas prévues. Ce qui est une des leçons de la vie. On peut très bien, avec ces pays, prévoir 10 ans, 15 ans de période de transition. Sans faire ce qui a été l'erreur de l'entrée de l'Angleterre, dont je parlais tout à l'heure de les mettre automatiquement dès le début dans toutes les institutions. Moi, je suis pour le étapes. Voyez, je suis pour les rendez-vous.
Bernard Guetta : D'abord l'économique, d'abord politique ?
Jean-François Deniau : Je crois qu'on peut les mettre d'abord dans la politique, ce qu'ils souhaitent. Parce que c'est une conquête de la liberté.
Bernard Guetta : Et le militaire ?
Jean-François Deniau : Prudemment dans le militaire, puisque je leur ai conseillé, moi-même de passer par CUED, qui est une bonne organisation. Il faut qu'elle serve, qu'elle soit utile. C'est entre Européens, et ça peut prendre des initiatives militaires. En même temps, ça ne déclenche pas automatiquement la garantie américaine qui, elle-même, est considérée par les Russes comme une sorte de provocation. Mais, enfin, les Russes, vous savez, il faut les calmer un peu aussi, parce que depuis quelques temps, enfin depuis l'été dernier, ils sont repartis pour reconquérir l'Empire de façon assez nette. Il faut leur dire que ce n'est pas comme ça qu'on peut jouer un grand rôle européen. Tout ça peut s'organiser. Je dirais que c'est de la technique et quand on a de l'expérience sur le plan européen, on sait ce qu'il faut faire, on sait ce qu'il ne faut pas faire. Les pays ont besoin, les pays, c'est comme nous tous, c'est comme la Jeunesse, ils ont besoin de perspectives. Et aussi un peu d'obligations.
Bernard Guetta : De temps.
Jean-François Deniau : Avec des rendez-vous. Alors, il faut se donner des rendez-vous. Il faut dire à ce moment-là, on aura fait ça de note côté, vous aurez fait ça du votre, et on se retrouve, et on fait un pas en avant. Ça peut s'organiser.
Bernard Guetta : Alors, si vous êtes d'accord, on va passer à la dernière question. On passe de la frontière Est de l'Union Européenne à la frontière Sud. C'est-à-dire la Frontière Méditerranéenne. Il y a de grandes chances ou de grandes malchances que pendant cette campagne européenne, une grave crise éclate en Algérie. Je veux dire par là que la question du pouvoir se pose réellement. Que devons-nous faire, nous les Français, et nous les Européens, d'une manière générale ? Rester neutres, entre le pouvoir Algérien et la contestation ou la révolution islamiste, ou bien prendre parti contre les Islamistes ?
Jean-François Deniau : Ce n'est pas au niveau des discours, c'est au niveau de l'action que se pose le problème. C'est pas seulement prendre parti pour ou contre. Beaucoup de Musulmans pensent que la lecture du Coran, qui est faite par les FIS est une lecture complètement unilatérale et qu'il y a beaucoup d'autres façons de concevoir et d'interpréter l'Islam. Moi, je connais un peu ce monde-là, et je suis souvent…
Bernard Guetta : C'est la différence entre l'Inquisition et le Catholicisme ?
Jean-François Deniau : Oui, enfin, c'est une des formes. Non, c'est assez différent. Parce que c'est une structure du pouvoir, le FIS. Et devant l'effondrement du FLN. J'avais essayé de signaler depuis des années, notamment très publiquement à l'Assemblée, avec tous les défauts du Parti Unique, c'est-à-dire à un moment, la corruption, l'inefficacité, l'absence de démocratie. Bien, qu'est-ce qu'il y a en face, qui est-ce qui s'occupe de ramasser les ordures ménagères, qui est-ce qui s'occupe de conduire les gosses en classe? C'est le FIS. C'est vraiment une structure du pouvoir.
Bernard Guetta : Alors, on prend parti pour l'un ou l'autre ?
Jean-François Deniau : Quand vous dites qu'on risque d'avoir une crise, elle a eu lieu, la crise, le pouvoir a basculé. Ce que fait actuellement…
Bernard Guetta : Il y a toujours un Président dans son Palais, une armée ?
Jean-François Deniau : Oui, il y a toujours un Président dans son Palais qui négocie enfin, un peu, le maintien des avantages du port qu'il représente. Ils appellent ça entre eux la solution soudanaise, vous voyez, c'est pas très glorieux. C'est d'essayer de sauver un certain nombre de privilèges ou de particularités. Mais la société, elle est pratiquement déjà passée…
Bernard Guetta : Mais donc, comme avec les Iraniens, c'est-à-dire qu'on essaie de négocier avec ce futur pouvoir islamiste, ou…
Jean-François Deniau : Il faut, dès maintenant, il faut qu'on adapte. C'est-à-dire qu'il faut dire que nous sommes pour la démocratie. Et je suis persuadé qu'on l'aurait fait plus tôt, il y aurait actuellement des recours qu'il n'y a pas. Il faut aider les Démocrates. Nous n'allons pas débarquer en Algérie, refaire la conquête. Si les Démocraties n'aident pas les Démocrates, c'est désespéré. Je dis, moi, que j'ai vu la chute du Mur de Berlin, j'ai été bouleversé. Bouleversé par ce qui se passait, et par la responsabilité que ça nous donnait. La mission à tous ! Et puis, en même temps, il ne faut pas, parce que nous, nous sommes Français, je dirai ne pas claironner trop haut nos sentiments.
François-Henri de Virieu : Bien, merci Bernard Guetta. On peut, peut-être, apporté le Livre d'Or pour que vous le signiez à la table, pour garder un peu de temps. Une dernière question, compte-tenu de ce que vous avez dit, tout à l'heure, à Albert du Roy, et qui m'a un peu laissé sur ma faim. Vous vous sentez plus proche de Monsieur Baudis qui va conduire l'une des listes de la majorité RPR/UDF, ou de monsieur de Villiers qui va conduire une liste dissidente ?
Jean-François Deniau : Non, mais il n'y a aucun doute !
François-Henri de Virieu : Il n'y a aucun doute.
Jean-François Deniau : Il n'y a absolument aucun doute. J'ai appelé à voter Maastricht. Et il y a des gens qui me le reprochent tout à fait.
François-Henri de Virieu : Mais, enfin, vous avez dit tout à l'heure : « J'ai appelé du bout des lèvres ! »
Jean-François Deniau : Non, je n'ai pas appelé du bout des lèvres. J'ai appelé, alors vraiment, du fond du cœur, en considérant que le Traité n'était pas parfait et qu'il fallait, dans la pratique, l'améliorer. Et je souhaitais qu'on ne recommence pas, justement, cette querelle. Mais, sur le fond, moi, je suis pour la construction européenne. Je vais vous donner un exemple tout à fait concret…
François-Henri de Virieu : Non, je crois que nous n'avons plus le temps, monsieur le ministre.
Jean-François Deniau : L'Europe nous a aidés dans le GATT. C'est simple !
François-Henri de Virieu : Je vais vous demander de signer le Livre d'Or sur la page de droite. C'était donc L'heure de Vérité de monsieur Jean-François Deniau de l'Académie Française, Ancien ministre. Rediffusion, cette nuit, sur France 2 à 2 H 20, puis demain lundi à 11 heures sur TV5 Europe. Prochain invité, comme l'a dit tout à l'heure Alain Duhamel, Sir Leon Brittan, membre du Conseil Privé de la Reine, ancien ministre Conservateur de Madame Thatcher. Aujourd'hui, membre de la Commission de Bruxelles et candidat déclaré à la succession de Monsieur Delors. Bon dimanche à tous et bonne semaine.