Texte intégral
LIMES
Où situer, selon vous, les frontières de l’Europe ?
VEDRINE
– Vous avez raison : c’est une question qu’on peut, et qu’il faut désormais poser. Depuis le traité de Rome en 1957, l’Europe s’est construite selon un processus continu et évolutif sans se soucier de son point d’arrivée institutionnel ou géographique. Et puis, il y avait encore le rideau de fer. Elle est ainsi passé de six à neuf, douze, puis à quinze membres. Cette année, de nouvelles négociations ont été lancées en mars, avec six pays.
LIMES
Cinq autres au moins sont déjà candidats. On va donc à plus ou moins brève échéance, vers une Europe à 25 ou 30 membres. Jusqu’où cela ira-t-il ?
VEDRINE
Longtemps signe de vitalité, ce mouvement d’élargissement finit par alimenter un sentiment d’incertitude si l’on n’en aperçoit pas le terme. Mais « l’Europe » : est-ce un concept géographique, politique ou géopolitique ? Les trois sans doute, puisqu’il s’agit de rassembler les nations « européennes » au sens de la géographie et de l’histoire, autour de valeurs partagées et d’un projet. Aucun « pays européen » ne peut en être exclu a priori, mais qui sont-ils ?
Le Conseil européen a fixé en juin 1993 à Copenhague les critères à satisfaire pour tout candidat à l’adhésion à l’Union européenne. Il s’agit de critères politiques (institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les Droits de l’Homme, le respect et la protection des minorités) et économiques (existence d’une économie de marché viable, capacité à faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union). De plus, l’adhésion présuppose la capacité du pays candidat à en assumer les obligations découlant de la qualité d’État membre, et notamment de souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire. C’est « l’acquis communautaire ».
Mais cela ne clarifie pas entièrement la question des limites. Concrètement la question qui se posera tôt ou tard sera celle des pays de la CEI et tout particulièrement de la Russie. Par son poids, ses dimensions, sa géographie, ce pays pourrait-il rejoindre l’Union - à supposer qu’il le veuille - sans la bouleverser de fond en comble ? Je ne le crois pas. Quant à la Turquie, l’Union européenne devra bien finir par apporter une réponse claire à sa demande. Quoiqu’il en soit, une fois clarifiés ces points, l’Union européenne devra définir sa politique étrangère de proximité avec le premier cercle des États non-membres voisins, à l’Est et au Sud, nécessaires partenaires politiques et économiques de premier plan, à commencer par la Russie.
LIMES
– Un État européen, voire un « noyau dur » de l’Europe, est-il imaginable à l’intérieur de ces frontières ?
VEDRINE – Le terme de « noyau dur » est à éviter car il donne l’impression d’un noyau central constitué, toujours des mêmes États et dont les autres seraient exclus. Alors que si vous raisonnez en termes de « géométrie variable » ou de « coopérations renforcées », celles dont les mécanismes ont été définis dans le traité d’Amsterdam, vous évitez cette rigidité. Ces coopérations permettront à des États qui le désirent de progresser plus rapidement que d’autres sur certains aspects de l’intégration européenne tandis que sur d’autres plans, ils peuvent rester dans la norme commune. A certains égards, l’euro est une coopération renforcée. Plusieurs autres sont envisageables.
Notre réflexion sur l’indispensable réforme institutionnelle doit incorporer cette vision d’une Europe comptant jusqu’ 25 ou 30 États membres, et l’articulation entre ces avant-gardes (qui peuvent regrouper différents pays selon les domaines) et l’ensemble de l’Union. Cela nous imposera de clarifier en matière institutionnelle la même question qu’en matière géographique : celle des limites, du point d’arrivée, il nous faut commencer à montrer à quoi cela ressemblera à la fin du chantier.
LIMES – Le Président Chirac déclare que l’euro ne doit pas « entraîner une union politique plus affirmée » (conférence de presse du 16 avril à l’Élysée). L’euro serait donc un but en soi, sans conséquences géopolitiques, à l’encontre de ce que proposaient Jacques Delors et François Mitterrand ?
VEDRINE – La remarque du Président visait à expliquer que l’euro n’entraînait pas d’obligation en terme d’union politique. Il n’y a pas de lien direct. En revanche, il est clair que la création d’une monnaie unique européenne est une décision éminemment politique. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler le long cheminement de cette idée depuis le plan Werner, ce chemin jalonné de noms prestigieux tels ceux de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Delors, Helmut Schmidt, François Mitterrand, Helmut Kohl. Il s’est agi d’une quintessence de décision politique. C’est précisément le fondement de la position du Président Chirac et du Premier ministre à propos du président de la Banque centrale européenne dont la nomination relevait, selon le Traité, des chefs d’État et de gouvernement, et qui ne pouvait donc être préemptée, même pas par les gouvernements des banques centrales. Cela ne remet nullement en cause l’indépendance de la BCE, je dirais même : au contraire.
Je pense que l’euro va créer un « choc fédérateur », non pas au sens d’un « fédéralisme » institutionnel, mais parce que l’euro suscitera un besoin de cohésion et de cohérence qui s’étendra au-delà de la monnaie, à tout le champ économique, fiscal, budgétaire, social et offrira des opportunités au-delà encore si nous savons les saisir. De plus, l’euro donne à l’Europe des responsabilités monétaires mondiales. Nous entrons dans cette phase.
Aussi décisif soit-il, l’euro ne me semble pas cependant devoir être l’unique facteur d’intégration dans les années à venir. Je crois que de nouveaux progrès interviendront dans le domaine de la PESC, notamment avec la nomination du Haut-Représentant prévue par le Traité d’Amsterdam, mais ils se feront par étapes ; dans le futur espace de liberté, de sécurité et de justice ; et aussi dans le domaine de l’armement avec l’émergence d’un pôle européen des industries aéronautiques et de défense que le gouvernement français s’emploie à construire avec l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie et d’autres partenaires.
LIMES – La monté actuelle de l’euroscepticisme, en particulier en Allemagne, n’est-elle pas due au fait que n’apparaît toujours pas, 41 ans après le traité de Rome, le but de l’opération ?
VEDRINE – Faire l’Europe : n’est-ce pas clair ? Pourtant, il est vrai que l’opinion a évolué depuis quelques années : Maastricht a marqué la fin d’une période lyrique et de convictions et l’entrée dans une phase plus réaliste, voire utilitariste.
L’opinion n’est pas devenue plus eurosceptique mais plus eurocritique : elle ne remet pas en cause l’Union européenne, l’acquis communautaire, mais elle est plus exigeante au cas par cas sur la valeur ajoutée de chaque projet européen.
Il faut être attentif à ces nouvelles demandes, y répondre, mais ne pas perdre de vue pour autant les acquis de 40 ans d’intégration : la paix et la sécurité, la libre circulation des travailleurs, le droit d’établissement, le grand marché qui élargit les opportunités pour les entreprises et les consommateurs, la politique agricole commune qui nous a permis de moderniser notre agriculture, la politique structurelle qui a réduit le fossé entre les pays européens, entre régions riches et régions pauvres, l’euro bien sûr dont nous parlions.
Cela étant je comprends bien votre question et je partage l’analyse selon laquelle l’une des causes du désenchantement actuel tient peut-être au faut que la construction européenne est « sans fin » ; être dans un système politique en devenir permanent peut créer un sentiment d’insécurité et d’incertitude. Il faut donc mieux situer notre démarche dans l’histoire et définir des objectifs politiques, institutionnels et géographiques, clairs et compréhensibles pour l’opinion.
LIMES – Le candidat du SPD à la chancellerie, Gehrard Schröder, parle d’élargir à la Grande-Bretagne l’axe franco-allemand. Partagez-vous cette conception ?
VEDRINE – A la formule d’ « axe franco-allemand », je préfère celle de « moteur » franco-allemand, moteur pour la construction européenne, cela va sans dire, c’est un concept plus dynamique. L’histoire de l’Union européenne est jalonnée de projets dont la dimension, d’abord franco-allemande, s’est ensuite élargie à d’autres partenaires : Airbus, Ariane, l’euro… La Grande-Bretagne peut avoir toute sa place dans ce projet ; cela suppose qu’elle le veuille. Il faut ajouter qu’aucun de nos autres partenaires européens n’est écarté de cette logique, dès lors que les efforts convergent.
LIMES – L’Allemagne recommence à s’exprimer en termes d’intérêts nationaux, qu’elle défend même vigoureusement (Kohl à Amsterdam). S’agit-il d’un phénomène positif ou négatif pour la France ?
VEDRINE – Comment dénier à l’Allemagne le droit de défendre ses intérêts nationaux, comme le font la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie, ou nos autres partenaires au sein de l’Union européenne ? Cela ne peut étonner : plusieurs facteurs expliquent que l’Allemagne s’exprimer aujourd’hui plus franchement qu’il y a quelques années : la fin de la guerre froide et la réunification l’ont rendue plus confiante en elle-même ; les problèmes budgétaires que tout le monde connaît la rendent plus attentive à sa contribution au budget européen ; les Länder réclament plus de compétences au nom de la subsidiarité qui est la réponse allemande - mais aussi, largement, française - à la préoccupation d’être « proche du citoyen ». L’attitude allemande est donc parfaitement explicable. Il n’y a ni à s’en indigner ni à s’en inquiéter. C’est un fait. Il n’y aurait problème que si la détermination de l’Allemagne à poursuivre la construction européenne fléchissait. Je ne pense pas que cela soit le cas.
LIMES – Est-il vrai que la France a voulu l’euro comme condition à la réunification de l’Allemagne ?
VEDRINE – L’idée d’Union économique et monétaire était dans l’air depuis les années 70, avec le plan Werner. Les hommes d’État français et allemands les plus éminents l’ont construite par étapes : serpent monétaire, SME, préparation de l’UEM. A la fin des années 80, tout était étudié et préparé ; rien d’irréversible n’était encore décidé. C’est le contexte particulier créé par le début de la réunification, la force déjà établie de la relation personnelles entre François Mitterrand et Helmut Kohl, leur vision commune de l’avenir et de l’Europe qui a permis la vraie décision, à Strasbourg, en décembre 1989, dont tout le reste découle.
LIMES – La France a soutenu l’entrée de l’Italie dans l’euro. Qu’attend-elle en échange ?
VEDRINE – En échange ? Rien, sinon que cela marche. Ce n’était pas un troc ! Il est exact que le gouvernement français a encouragé les efforts remarquables de l’Italie car il ne concevait pas l’euro sans l’Italie. Mais loin d’être le terme d’un processus, cette entrée est plutôt une étape, comme l’a si bien souligné le président du Conseil, M. Prodi. La France continuera à soutenir l’Italie dans les efforts qu’elle doit encore consentir - au même titre que la France d’ailleurs - pour maintenir l’élan que l’assainissement de nos économies a déjà créé.
J’ajoute que l’Italie est notre deuxième partenaire économique en Europe et que la stabilité de la parité franc-lire est très importante pour nos échanges et pour notre économie, comme l’ont démontré en négatif les fluctuations fortes de lire voici quelques années.
LIMES – Vous avez insisté, lors du récent colloque organisé par « Limes » à Venise, sur la qualité du partenariat franco-italien. Certains perçoivent par contre une fascination exercée par l’Allemagne sur l’Italie. Qu’en pensez-vous ?
VEDRINE – J’ai noté effectivement que les déclarations des responsables politiques, économiques et financiers allemands, qu’il s’agisse de MM. Kohl, Kinkel, Waigel, Rexrodt, Rühe ou de M. Tietmeyer, étaient examinées en Italie par le menu. En France aussi d’ailleurs : et c’est réciproque. Donc, cela ne prouve rien sauf que le contexte particulier créé par la préparation à l’euro créait partout entre les pays concernés une attention soutenue. Le partenariat privilégié et ancien entre l’Allemagne et la France n’est pas exclusif. De même, le partenariat franco-italien peut très bien s’accommoder d’un lien particulier entre l’Italie et l’Allemagne et ainsi de suite. Entre Européens, nous devons additionner et multiplier ; éviter de soustraire ou de diviser. A Venise, j’ai voulu dire que si la qualité de notre relation est évidente (sympathies, convergences), nous aurions intérêt à agir plus souvent ensemble.
LIMES – Imaginez-vous que le statut international de la France puisse changer le « séisme » des élections régionales de mars ?
VEDRINE – Je ne vois pas pourquoi le statut international et l’image de la France seraient bouleversés par des élections régionales. D’une part, je note que le Front national n’a pas véritablement progressé par rapport aux chiffres antérieurs. Les alliances qui ont pu se faire avec des élus de droite ont été choquantes, mais au total limitées. Le réflexe républicain a dans l’ensemble joué, fort heureusement.
D’autre part, les élections régionales ont vu un rééquilibrage des présidences au profit de la gauche - je pense en particulier à de grandes régions comme l’Île-de-France ou Provence-Alpes-Côte d’Azur - conforme à la réalité électorale française.
LIMES – France, Europe, États-Unis : les clivages se sont-ils accrus depuis la fin de la guerre froide ?
VEDRINE – La compétition s’accroît dans l’économie mondiale de marché - mais ce ne sont pas des clivages, et ils ne s’aggravent pas. Tout d’abord parlons de l’Europe. Si vous avez en tête le projet de nouveau marché transatlantique, nous n’avons pas en effet donné notre accord à l’ouverture d’une telle négociation car elle était mal engagée sur le fond et la forme, sans mandat, à un mauvais moment, et au préjudice d’organisations faites pour ces négociations des relations économies entre l’Europe et les États-Unis et au renforcement du dialogue transatlantique.
Quant aux relations franco-américaines, je les résumerai en disant que la France est l’amie des États-Unis, et leur alliée, mais estime ne pas avoir à s’aligner sur eux automatiquement. Pas pour le plaisir de la contradiction, mais parce que nous avons notre identité, notre analyse, notre vision des choses, que nous y croyons et que nous voulons qu’elles soient entendues et respectées. Au demeurant, le dialogue établi entre les présidents Chirac et Clinton, à l’occasion du voyage de Lionel Jospin aux États-Unis, ou entre Madeleine Albright et moi, dissipe bien les malentendus.
Entre la France et les États-Unis, les exemples de bonne entente et de coopération ne manquent d’ailleurs pas : ainsi le nouvel accord aérien conclu le 9 avril dernier entre la France et les États-Unis, au terme de deux années de négociations et qui va permettre à Air France de faire jouer à plein ses alliances transatlantiques, indispensables à son développement, tout en renforçant le rôle de Paris comme point d’entrée privilégié en Europe. Cet accord illustre à mes yeux ce que doivent être les relations franco-américaines : il est pragmatique, équilibré et mutuellement profitable aux deux pays. Je pourrais citer aussi le processus de paix, le travail à six au sein du Groupe de contact sur le Kosovo, et même l’Iraq où nos positions ont finalement et utilement convergé. Je conçois de la même façon les relations euro-américaines : coopérations, complémentarité, équilibre, respect mutuel.