Texte intégral
Richard Arzt : Hier, lors du compte-rendu du Conseil des ministres chacun revenait de vacances, M. Vaillant a dit qu'il n'y aura pas d'endormissement du gouvernement. Il parlait des réformes économiques et sociales. Sur le plan des Affaires étrangères, pas d'endormissement non plus ?
Hubert Vedrine : Il n'y a jamais de trêve sur ce plan. On l'a vu au mois d'août avec les questions du Congo, du Kosovo, de l'Afghanistan, de la Guinée-Bissao, du Soudan, beaucoup d'autres problèmes. Cela n'arrête jamais. La diplomatie française s'efforce d'être présente sur tous ces fronts constamment.
Richard Arzt : Vous allez en tout cas un peu innove puisque vous allez en visite à Téhéran, demain. Le pouvoir iranien est-il donc redevenu fréquentable ?
Hubert Vedrine : Il y a quelques mois, les Européens ont décidé de lever l'interdiction qu'ils s'étaient fixés à eux-mêmes sur le dialogue avec l'Iran compte tenu des changements intervenus dans ce pays après les espérances et les perspectives de changement exprimées par l'élection l'an dernier du nouveau président Khatami, qui a été élu par un raz-de-marée électoral et qui manifestement traduit une volonté du corps électoral iranien d'un changement fondamental.
Richard Arzt : En allant là-bas, il s'agit de le soutenir ?
Hubert Vedrine : Je fais mon travail en y allant. Les visites d'un ministre des Affaires étrangères ne consistent pas à cautionner en bloc ou à approuver ceci ou cela. Cela consiste à travailler.
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Richard Arzt : Cela s'appelle une visite de travail d'ailleurs, ce n'est pas une visite officielle.
Hubert Vedrine : Précisément. Cela consiste à aller sur place, à rencontrer le maximum de responsables et à me forger une impression, une analyse plus au fait, plus complète de ce qui change, de ce qui résiste au changement et des perspectives pour ce pays qui peuvent avoir des conséquences considérables.
Richard Arzt : Considérez-vous qu'il y a une volonté d'ouverture et de réinsertion sur la scène diplomatique normale ?
Hubert Vedrine : Elle est claire de la part du nouveau président Khatami. Elle est claire de la part de ceux qui ont voté pour lui. Il s'agit de mesurer quelles sont les possibilités pour ces nouveaux responsables d'imposer cette ligne puisqu'il y a aussi des résistances à cette ligne. Cela a des répercussions sur un très grand nombre de problèmes ou de conflits qui se présentent dans cette région et c'est important pour tout le monde. Le président du Conseil italien a déjà été en Iran, par exemple. Plusieurs ministres doivent y aller à l'automne prochain. Les Américains, par des biais indirects, ont commencé à dialoguer.
Richard Arzt : On ne peut pas être en reste ?
Hubert Vedrine : Non, effectivement et on ne peut pas laisser passer la chance d'une véritable évolution de ce pays qui est un acteur stratégique.
Richard Arzt : Cela étant, la situation des Droits de l'Homme en Iran laisse à désirer et puis, il y a eu, en dix ans, sur le sol français huit assassinats d'opposants au régime iranien. La page est-elle tournée ?
Hubert Vedrine : C'est précisément pour toute une série de raisons de ce type : il y a aussi une position très négative sur le processus de paix ; il y a beaucoup d'autres questions. J'ai bien l'intention de parler de tout quand je serai en Iran. C'est précisément pour cela que c'est très intéressant de savoir si l'évolution est vraiment possible. Jusqu'où elle est entamée, jusqu'où elle peut aller.
Richard Arzt : D'autres visites après la vôtre auront-elle lieu ? Par exemple, celle du Président Chirac ou bien du Premier ministre Jospin ?
Hubert Vedrine : Nous verrons. Nous n'en sommes pas là.
Richard Arzt : Actuellement, Téhéran dénonce avec véhémence les Talibans qui sont au pouvoir dans l'Afghanistan voisin. L'ancien président Rafsandjani dit que les Talibans sont des irresponsables. Là-dessus, pensez-vous que la France tombera d'accord ?
Hubert Vedrine : Ce qui se passe en Afghanistan est infiniment désolant et notamment les mesures qu'appliquent à la société afghane les Talibans. Ce n'est pas à nous de juger de quelle façon les Afghans entendent être dirigés. Ce mouvement religieux est en fait un mouvement militaire, qui est en train de gagner l'ensemble de l'Afghanistan avec l'aide de plusieurs autres pays. Quand on regarde la façon dont ils veulent empêcher les femmes de participer à toute vie sociale sans parler de la vie civique, quand on regarde les contraintes qu'ils veulent imposer aux organisations non gouvernementales qui sont pourtant indispensables pour que les gens vivent dans des conditions moins dures, c'est extrêmement choquant.
Richard Arzt : Où en est-on puisque la France a essayé de faire revenir les ONG à Kaboul ?
Hubert Vedrine : Les ONG ont de bons arguments. Elles ne peuvent pas travailler dans n'importe quelles conditions et souscrire à n'importe quels principes. J'ai envoyé un émissaire qui connaît bien la région, M. Lafrance, ancien ambassadeur au Pakistan, dans trois pays qui ont des liens avec les Talibans. Je ne dis pas qu'ils les encouragent mais ils ont des liens. Ils sont peut-être en mesure de leur faire remarquer que ce qu'ils font donne une image épouvantable de l'Afghanistan. Il est allé en Arabie saoudite, dans les Émirats arabes unis, au Pakistan. Et à chaque fois, on nous a dit qu'on comprenait les soucis de la France, notamment à cause du fait que beaucoup d'ONG étaient françaises. L'Afghanistan est très connu en France. Ce n'est pas un pays lointain et abstrait pour nous. En ce qui concerne en tout cas les conditions de travail des ONG, notre souhait a été compris. Maintenant, nous allons voir. En tout cas, nous essayons de trouver des moyens de peser sur cette situation qui est désolante.
Richard Arzt : Sur le Kosovo, on peut se demander si une nouvelle guerre de Bosnie n'est pas en train de s'installer là-bas, encore une fois aux portes de l'Europe ?
Hubert Vedrine : Au Kosovo, nous assistons à une succession ininterrompue d'actions de guérilla et de contre-guérilla, de répression, de terre brûlée et malheureusement, nous n'avons pas véritablement avancé ces dernières semaines pour régler le problème. Cela fait des mois que la France dit, que les autres pays du Groupe de contact disent, que la seule solution n'est évidemment pas le statu quo, qui est insupportable, mais cela ne peut pas être non plus l'indépendance qui redestabiliserait toute la région. La solution est une autonomie véritable et substantielle. Depuis des mois, nous cherchons, à la fois en confortant les Albanais du Kossovo et notamment M. Rugova, mais qui est contesté par beaucoup d'Albanais du Kosovo, et en faisant pression sur les dirigeants de Belgrade. En les mettant en garde et en lançant des avertissements, nous cherchons à engager une négociation, qui n'a toujours pas débuté, pour conduire à cette autonomie.
Richard Arzt : Mais dès qu'on annonce les négociations, elles tournent court.
Hubert Vedrine : Dès qu'on les annonce, elles sont contestées par les jusqu'au-boutistes qui n'en veulent pas. Ils veulent soit le statu quo soit une indépendance, en quelque sorte imposée par les armes et tout ce que cela entraînerait.
Richard Arzt : La solution serait-elle dans une intervention de l'OTAN comme on commence à en parler, malgré l'hostilité de la Russie ?
Hubert Vedrine : L'hypothèse d'une intervention de l'OTAN fait partie des moyens que nous devons avoir à notre disposition pour peser sur cette situation et forcer la solution dont je parlais qui est l'autonomie substantielle. Depuis plusieurs semaines, nous avons étudié, au sein de l'OTAN, toutes les hypothèses possibles et maintenant, nous sommes au point. Sur le plan technique, nous savons ce que l'on pourrait faire dans toute une série de cas de figure. La France a beaucoup œuvré pour que l'on ait des hypothèses crédibles d'action.
Richard Arzt : Il s'agit d'impressionner les belligérants ?
Hubert Vedrine : Il s'agit de faire pression dans le bon sens pour les forcer à négocier, à trouver une solution et notamment le pouvoir de Belgrade à accepter une solution. Je rappelle la position de principe : une intervention employant la force ne peut être autorisée que par le Conseil de sécurité, qui est le seul dans l'état du monde aujourd'hui à avoir le droit légitime, ce qu'on appelle dans le jargon de l'ONU, "d'invoquer le chapitre VII de la Charte des Nations unies". Il n'y a que le Conseil de sécurité qui peut faire cela.
Richard Arzt : Dernière question, le Congo. M. Jospin a fait savoir, hier, que la France n'avait pas un rôle partisan dans cette affaire. Néanmoins, considérez-vous que vous êtes parfaitement informé de ce qui se passe avec cette rébellion ?
Hubert Vedrine : Nous sommes parfaitement informes de ce qui peut être connu parce que la situation est d'une extraordinaire confusion. C'est un pays immense, il y a des informations contradictoires, un jeu très compliqué de l'ensemble des pays voisins. C'est une crise régionale. Ce n'est pas qu'une crise au sein de la République "démocratique" du Congo. C'est une crise régionale. Il faut prendre en compte la stratégie de l'Ouganda, du Rwanda, du Burundi, des Angolais et d'autres encore. Nous savons ce qui se passe. Le Premier ministre, hier, a rappelé que l'objectif serait naturellement, si on peut y parvenir, d'aider à se constituer des Etats dignes de ce nom, capables de remplir leurs fonctions en matière de sécurité et de développement. Je rappelle que la France, évidemment, ne s'ingère, en rien, - et d'ailleurs pourquoi le ferait-elle -, dans toute cette crise désolante qui tout de même doit concerner près d'un tiers de l'Afrique. C'est tout à fait grave.
Richard Arzt : La France pourrait-elle prendre une initiative, quand même ?
Hubert Vedrine : Le président Chirac avait proposé, il y a déjà assez longtemps, une conférence pour la paix dans l'Afrique des Grands lacs, donc au sens large du terme, et pas uniquement la question du Zaïre qui en fait partie.
Richard Arzt : C'est un peu oublié ?
Hubert Vedrine : Pas du tout oublié, mais simplement cette conférence n'a pas pu se réaliser car il y a un certain nombre de positions que je regrette. Je pense que cette idée est aujourd'hui encore d'une plus grande actualité que jamais et qu'une conférence rassemblant l'ensemble des participants, des protagonistes et des pays qui pourront apporter des garanties car il faut bien que ces pays retrouvent les conditions d'une cohabitation non conflictuelle, qu'ils arrêtent d'intervenir les uns chez les autres.
Richard Arzt : Et c'est la France qui provoquerait cette conférence actuellement, avec la complicité de qui ?
Hubert Vedrine : A ce stade, il s'agit simplement de relancer l'idée, en faisant remarquer que cette région n'arrive pas à se stabiliser, que malgré les efforts louables des uns et des autres, les solutions ne sont pas trouvées. Ils vont chez les autres pour mettre un terme aux actions menées, disent-ils, à partir de ces territoires contre eux. Il y a toute une sorte d'enchevêtrement.
Richard Arzt : Qui représenterait le Congo ?
Hubert Vedrine : Je crois que l'idée d'une conférence pour la paix dans l'Afrique des Grands lacs est une idée d'avenir, indépendamment du fait de savoir qui représente à un moment donné tel ou tel pays. Nous verrons.