Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Si l’Etat vous a reçu aujourd'hui au château de Ferney, ce n'est que par anticipation ; ces murs, et le parc qui les entourent, en effet, sont encore, à ce jour, propriété des héritiers de Claude David, qui acquit ce domaine en 1848 (Mesdames Southam et Lambert-Poulin, représentées ici par leurs enfants, Monsieur Southam et Madame Mc Gil Christ) ; qu'il me soit ici permis de les remercier ; c'est à leur obligeance, ainsi qu'à celle de leur mandataire, la société Christie's, représentée par Madame Storm-Nagy et Monsieur Curiel, que nous devons cette visite du château de Voltaire. Qu'ils soient également remerciés pour leur patience et le climat de confiance qui a présidé à une négociation que je devine difficile pour ceux qui ont grandi en ces murs, dans un cadre remarquablement préservé par leurs ancêtres, depuis des générations. Soyez assurés que l'Etat reprendra le flambeau avec la même passion et le même soin jaloux de respect de ce lieu de mémoire que ceux qu'a toujours témoignés votre famille, et que les embellissements apportés par vos grands-parents, et particulièrement les bronzes d'Emile Lambert, et l'orangerie édifiée par son épouse, seront soigneusement conservés. Je souhaite que votre famille puisse être associée aux restaurations et aux réhabilitations des éléments du domaine.
Les discussions sont donc désormais achevées, et la phase proprement administrative et financière peut aujourd'hui s'engager ; les services en région du ministère de la culture et de la communication et les services fiscaux du département de l'Ain y apporteront, j'en suis sûre, toute la compétence, la rigueur et l'efficacité qui sont les leurs.
Ainsi, dans quelques mois, l’Etat sera le nouveau et heureux propriétaire de la demeure de Voltaire à Ferney ; décision importante, voire exceptionnelle : il est en effet aujourd'hui très rare que l’Etat se rende acquéreur d'un monument historique en vue d'en gérer la préservation et l'animation à long terme. A une époque, heureusement révolue, où l'incurie et l'abandon étaient fréquents pour nombre d'édifices prestigieux, de nombreux monuments dits « secondaires » ont, il est vrai, dû leur préservation à leur intégration dans le patrimoine de l’Etat. Les progrès, dans l'opinion publique et chez les élus, d'une approche nouvelle de la question patrimoniale, ont aujourd'hui rendu moins nécessaires ces interventions lourdes de la puissance publique, et ont permis au ministère de la culture, sans pour autant cesser de contribuer aux efforts de propriétaires privés ou publics, de renforcer sa politique en faveur des édifices insignes dont la dimension artistique ou historique est incontestablement nationale.
De nos jours, donc, l’Etat, qui sait pouvoir compter sur le relais efficace des collectivités territoriales et l'attention passionnée des propriétaires privés, n'achète plus de monuments historiques. Il peut, bien entendu, se trouver des exceptions : ainsi en va-t-il du regrettable épisode des « châteaux japonais », qui a contraint l'administration à engager une procédure d'acquisition forcée, prévue par la loi fondatrice du 31 décembre 1913, pour éviter la ruine définitive du magnifique château de Sully à Rosny. Mais cette acquisition n'est que momentanée ; l’Etat n'assume en cette affaire que la « tutelle » d'un édifice en perdition, jusqu'à ce qu'un repreneur crédible puisse, en le lui rachetant, garantir la restauration et l'entretien futur du château. Procédure que la loi de 1913 prévoit très explicitement.
Rien de tel à Femey-Voltaire, dont l'acquisition a été décidée à titre définitif ; le château de Voltaire a vocation à rejoindre les quelque 400 monuments historiques qui sont, à ce jour, placés sous la responsabilité exclusive de la direction du patrimoine - qui sera bientôt direction de l'architecture et du patrimoine.
Sommes-nous donc face à un chef d’œuvre impérissable de l'architecture française, à la création magistrale d'un maître du XVIIème siècle ? « Tibur était pour toi la cour de l'Empereur ; Tibur dont tu nous fait l'agréable peinture, surpassa les jardins vantés par Epicure. Je crois Ferney plus beau », nous dit Voltaire. N'est-il pas cependant permis de douter, en la matière, de l'objectivité de celui qui fut le maître de céans, et qui composa lui-même le chef d'œuvre devant lequel il s'extasie dans ces vers ? Si ce château jouit incontestablement d'un environnement privilégié, qui constitue un écrin de choix, force nous est de constater que l’œuvre d'un anonyme et de l'architecte-potier Léonard Râcle, quelle que soit par ailleurs sa réelle qualité, ne saurait prétendre à une place de premier plan dans les annales de l'architecture française.
L'ensemble ne manque certes pas d'allure, ni de charme ; la gentilhommière a globalement conservé, à l'extérieur - et à la notable exception, en façade sud-est, de l'arrondi central, remplacé au siècle dernier par un élément plat à fronton triangulaire - l'aspect que lui connut Voltaire, lorsqu'il s'y installa avec sa nièce et maîtresse, Madame Denis. La chapelle, ancienne église paroissiale, constitue également, malgré la perte d'une partie des embellissements que lui apporta l'homme qui lutta de toutes ses forces contre les « superstitions », un vestige intéressant. Combien émouvants sont également les vestiges du parc, partiellement réaménagé au siècle dernier, où Voltaire se promena en compagnie d'hôtes illustres... J'ai déjà évoqué les apports des successeurs de Voltaire, statuaire et orangerie, qui confèrent incontestablement un supplément d'attrait au domaine historique. A l'extérieur du domaine, la grande allée de peupliers qui conduisait vers la Suisse, comme l'imposant corps de ferme qui fait face au mur de clôture, ajoutent au château un caractère pittoresque certain.
Qualités esthétiques indéniables, donc, mais qui ne sauraient, à elles seules, motiver l'engagement de l’Etat. Cet engagement trouve, bien entendu, son origine dans la personnalité de celui qui fut le propriétaire du domaine et, pour l'essentiel, son bâtisseur, Voltaire, qui occupe, dans l'histoire des idées et dans celle de notre pays, de l'Europe, un rôle de tout premier ordre. L’Etat français possède, réparties sur son territoire, des demeures, parfois modestes, où naquirent ou vécurent de grandes figures de son histoire politique. Les maisons qui abritèrent un temps Georges Clémenceau, Léon Gambetta, sont aujourd'hui classées parmi les monuments historiques, entretenues et ouvertes au public par le ministère de la culture et la caisse nationale des monuments historiques et des sites. La demeure de Voltaire, précurseur de la Révolution, miraculeusement préservée par une lignée de propriétaires vigilants, mérite de rejoindre celles où sont évoqués ces noms illustres de la République. Elle fut inscrite à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques dès 1929, et quatre arrêtés de 1958, 1959 et 1962 classèrent parmi les monuments historiques le château, son parc et les bâtiments annexes, ainsi qu'une partie du mobilier.
Car Ferney fut, avant tout, la retraite où Voltaire s'enflamma contre les injustices et l'iniquité de la société de son temps ; installé en février 1759, à 65 ans, dans la seigneurie de « Fernex », Voltaire y publia des œuvres majeures. L'Ingénu, Candide, le Traité sur la tolérance, les Questions sur l'Encyclopédie, furent publiés à Ferney. De Ferney, Voltaire prépara la réhabilitation de Jean Calas, injustement accusé d'avoir tué son fils pour l'empêcher d'abjurer la foi protestante, et de Sirven, qui faillit connaître le même sort ; du chevalier de la Barre, torturé, décapité et brûlé pour avoir brisé un crucifix ; il prit enfin la défense des serfs du Mont Jura contre les bénédictins de Saint-Claude... A bien des égards, ces vingt dernières années de sa vie passées à Ferney furent l'aboutissement d'une existence partagée entre la Bastille et le scandale, la critique acerbe des parvenus, du dogmatisme et des abus sociaux et le service des « despotes éclairés ».
Personnage complexe, Voltaire, qui célèbre, non sans cynisme, « l'indigent savoyard utile en ses travaux, qui vient couper mes bleds pour payer ses impôts », reste par son courage et sa verve, une figure exemplaire.
C'est en hommage à Voltaire et à ce qu'il représente, et pour que sa mémoire conserve en ce lieu une présence presque tangible, que la République intègre sa demeure dans le patrimoine de la Nation. Comment, en effet, rester insensible au message que nous livre ce domaine, modelé par le « patriarche de Ferney » ? Ce d'autant plus qu'avec le domaine, l’Etat entrera en possession de nombreux objets mobiliers, tous intimement liés à l'existence ou à la mémoire de Voltaire : le célèbre pastel de Maurice-Quentin de la Tour, bien sûr, mais aussi le portrait de la marquise du Châtelet, qui donna asile au polémiste, ceux de ses illustres protecteurs, Catherine II de Russie et Frédéric Il de Prusse, du célèbre acteur Lekain, qui « joua supérieurement » les pièces de Voltaire, et « rendit Ferney célèbre ». Plus modestement, la gravure représentant « la malheureuse famille Calas », placée par Voltaire au-dessus de son lit, le bas-relief de terre cuite montrant « Voltaire parmi les paysans », ou la représentation de Voltaire à sa table de travail, sans oublier le « Triomphe de Voltaire », œuvre commandée par l'écrivain lui-même, illustrent la grandeur et les faiblesses du personnage.
Vestiges de la vie quotidienne de Voltaire à Ferney ou fragiles symboles de sa gloire littéraire, douze fauteuils brodés par Madame Denis, sa nièce, bustes couronnés de faux lauriers, statuette, robe de chambre, lit et table de tric-trac « de » Voltaire constituent dans le château un clin d'œil, un message ténu qu'il nous appartient, après les propriétaires successifs, de transmettre. Le poêle monumental, composé et dessiné par Léonard Râcle, architecte du château, et réalisé dans l'entreprise ferneysienne de celui-ci, grâce au procédé d'argile-marbre qu'il avait inventé à partir de la terre de Femey, illustre le dynamisme économique que Voltaire tenta d'insuffler à sa « seigneurie ». Le « tombeau du cœur », réalisé par le même Râcle à la demande du marquis de Villette, ami et successeur de Voltaire à Ferney, pour recevoir le cœur du patriarche, ne semble-t-il pas le véritable autel-reliquaire du culte du philosophe ? Graves ou insolites, ces « collections voltairiennes », classées, pour l'essentiel, parmi les monuments historiques en tant qu'objets mobiliers, devront bien sûr être enrichies de dépôts ou de nouvelles acquisitions. Les trois pièces qu'elles garnissent dans le château présentent cependant d'ores et déjà un intérêt majeur.
Symbole national, Voltaire fut aussi, Monsieur le Maire, le bienfaiteur de votre communauté ; à Ferney, il tenta d'initier un développement économique durable, axé sur l'agriculture, par des tentatives d'assainissement, d'implantation de nouvelles techniques et de nouvelles cultures (des terres formant partie du parc intérieur du château furent consacrées à la culture de la vigne) ; sur l'artisanat, par la soierie (pour laquelle Voltaire fit appel à deux des fils Calas), la poterie (qu'illustrait notamment l'entreprise de Léonard Râcle) et surtout l'horlogerie (manufacture royale d'horlogerie de Ferney). Il favorisa un important développement de la population du village, par l'octroi de prêts pour la construction de maisons, l'accueil des réfugiés catholiques de Suisse et protestants de France, ainsi qu'une véritable politique d'urbanisme (création d'une fontaine, amélioration des voiries). Par ailleurs, son intense activité culturelle, avec notamment la construction dans le bourg d'un théâtre où se jouaient ses œuvres, et les personnalités qu'il recevait en nombre au château, donnèrent jusqu'à sa mort un rayonnement certain. La reconnaissance des habitants s'exprima dès 1793 par l'adjonction au nom de la ville de celui de Voltaire. Puisse le projet culturel entrepris par l’Etat et ses partenaires au château de Ferney restituer à votre ville ce rayonnement culturel, et contribuer à sa prospérité.
La nécessaire restitution au public du domaine de Voltaire ne saurait, à terme, se cantonner à la visite d'un monument historique. Le projet de création d'un centre culturel de rencontres axé sur la défense des Droits de l'Homme et de la liberté d'expression, les études voltairiennes et le théâtre, à vocation internationale, en partenariat avec Genève, avec les collectivités territoriales et avec plusieurs associations historiques et culturelles ferneysiennes, a été retenu en commission nationale des centres culturels de rencontre, en janvier dernier, en raison notamment de la « démarche intellectuelle du porteur du projet » et de la « qualité exceptionnelle du dossier ». Qu'il me soit donc permis de saluer ici Messieurs CHOUDIN, président de l'association « le Nouveau Fusier »dont on connaît les travaux savants « Auberge de l'Europe », BLANCHARD, président de l'association « Voltaire à Ferney », et CHATILLON, président de l'association « Voltaire aujourd'hui » - sans oublier Hervé LOICHEMOL qu'il faut remercier pour le travail accompli autour du château, du domaine et de l’œuvre de Voltaire et pour son apport essentiel pour la définition du centre culturel de rencontre, qui sera chargé de la conception du centre culturel de rencontre et de sa mise en œuvre avec l'appui d'un conseil scientifique.
Cependant, ce projet ambitieux mérite encore d'être affiné, et ne pourra, en tout état de cause, être mis en œuvre tant que les responsabilités et les financements respectifs des partenaires locaux n'auront pas été précisés et acceptés par tous. L'importance du projet justifie une réflexion approfondie dans un dossier dont la concrétisation doit, à mon sens, atteindre d'emblée une qualité incontestée.
Enfin, je veux dire ici toute l'importance que revêt un tel projet au moment où l'intolérance, la peur de l'autre, les revendications nationalistes, continuent de progresser, dans le monde mais aussi chez nous en France. Il est essentiel, dans une période où les discours de haine tentent de saper les fondements du pacte républicain, de se souvenir du message des Lumières, de l'aspiration à la dignité de l'homme, à la liberté d'expression et à l'universalité portée par les philosophes du XVIIIème.
Il s'agit donc bien aujourd'hui, avec cet effort de mémoire et ce travail autour de l'actualité de la pensée voltarienne, de poursuivre un combat pour les valeurs républicaines.
C'est un combat pour les défendre, pour les faire vivre, pour les incarner et ce combat n'est jamais acquis.
Dans l'attente, la présentation au public du château de Voltaire et des collections voltairiennes sera donc confiée sans délai à la caisse nationale des monuments historiques et des sites, qui assure avec compétence l'ouverture au public et l'animation des monuments les plus prestigieux du ministère de la culture. Je souhaite que les travaux indispensables à une ouverture en janvier 1999 soient effectués dès l'achèvement de la procédure de transfert de propriété ; je me fie pour cela à l'efficacité de la direction régionale des affaires culturelles de Rhône-Alpes, et à Messieurs PALLOT et DESBAT, architecte chef des monuments historiques et architecte des bâtiments de France, respectivement maîtres d'œuvre des travaux de restauration et d'entretien du domaine. La caisse sera enfin chargée, en liaison notamment avec les trois associations que j'ai mentionnées et avec les collectivités territoriales, de la conception d'une évocation permanente de Voltaire à Ferney et de son action pour les droits de l'homme et la liberté d'expression, de manifestations culturelles dans le domaine, de préfigurer un volet de la création future du centre culturel de rencontres.
Tel est l’état actuel de ce dossier, qui revêt à mes yeux, tant par sa dimension strictement patrimoniale que par le puissant symbolisme attaché au domaine de Voltaire et à son bâtisseur, et les valeurs, toujours et plus que jamais actuelles, qu'il véhicule, un intérêt considérable, et sera, je l'espère, après concrétisation du projet de centre culturel du rencontres, un élément incontournable des réseaux constitués, en France et à l'étranger, pour la défense des Droits de l'Homme, de la lutte contre les extrémistes et des libertés fondamentales dont celle de l'expression. Puisse ce projet justifier à nouveau de façon métaphorique, cette fois, la phrase du Marquis de Villette à propos de son ami Voltaire et de Ferney : « Son esprit est partout, mais son cœur est ici ».
Annexe : indications technique sur le domaine et les meubles acquis par l’Etat. Les propriétaires ont expressément demandé que le montant des acquisitions ne soit communiqué aux journalistes que s'ils posent la question à Madame la Ministre. Les astérisques indiquent ceux des meubles qui sont classés parmi les monuments historiques
Le coût d'acquisition de l'immeuble sera de 12 MF ; celui du mobilier sera de près de 5 MF.