Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordées aux radios et télévisions françaises les 22 et 23 août 1998, sur ses contacts avec la société civile iranienne, la modernisation de l'Iran, la question des droits de l'homme et les investissements français en Iran.

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Circonstance : Visite de travail de M. Védrine en Iran du 21 au 23 août 1998

Média : Télévision

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC LES RADIOS FRANCAISES (Téhéran, 22 août 1998)

Q - Monsieur le Ministre quelle est la réaction de la France après les raids américains sur les bases terroristes en Afghanistan et au Soudan ?

R - Les autorités françaises ont exprimé leur indignation par rapport à ces actes de terrorisme en rappelant que le terrorisme devait être combattu absolument sous toutes les formes où qu’il se produise et d'où qu'il vienne et elles ont pris acte de la décision américaine d'exercer une action de représailles au nom de la légitime défense. L'essentiel, c'est une détermination générale de lutter contre tous ces actes. Le Premier ministre a ajouté par la suite qu'on peut comprendre qu'un état ainsi frappé réagisse de cette façon.

Q - En ce qui concerne votre visite à Téhéran, vous êtes arrivé hier soir et vous avez déjà eu des premiers contacts avec la société civile iranienne. Comment percevez-vous les premiers signaux des changements considérables qui se produisent dans ce pays et qui justifient votre visite aux autorités ?

R - En effet, c'est parce qu'il y a un changement considérable qui a été exprimé par l'élection présidentielle de l'an dernier et qui a montré une volonté de tournant de la part du corps électoral iranien, une action nouvelle du président et une orientation nouvelle de ce gouvernement que ce voyage est devenu à la fois nécessaire et, je crois, utile. Les Européens ont décidé de recommencer, de renouer le dialogue avec l'Iran qui avait été interrompu pendant un long moment pour les multiples raisons que l'on sait. C'est dans ce cadre que je suis venu ici pour me rendre compte par moi-même de l’Etat des choses, de la volonté de changement des nouvelles autorités iraniennes et pour savoir quelles sont les perspectives, les positions des uns et des autres, les possibilités d'avancées réelles, les obstacles, les entraves à ce nouveau cours. C'est à partir de cette visite, des contacts que j'aurai, très nombreux, et de l'analyse que j'en retirerai que nous verrons par la suite sous quelle forme nous pouvons développer les relations franco-iraniennes sur tous les plans, sur le plan politique, sur le plan économique, sur le plan culturel, sans parler d'un dialogue qui doit être à la fois très ouvert, très direct et très complet sur les contentieux puisqu'il y en a de nombreux, des désaccords, des problèmes et d'autre part sur les sujets sur lesquels il n'y a pas de contentieux mais sur lesquels il est extrêmement intéressant d'échanger des analyses avec l'Iran. Je pense par exemple à la crise de l'Afghanistan, c'est un exemple tout à fait d'actualité.

Q - Il y a des changements voulus par le haut mais il y a également de considérables changements venus d'en bas de la société, de la base. Comment les prenez-vous en compte ?

R - Pour moi, c'est un peu la même chose parce que c'est précisément cette volonté de changement manifestée par le corps électoral iranien, c'est-à-dire la société civile dans son expression politique. C'est ce corps électoral, les analystes l'ont montré, notamment à travers un vote massif des jeunes et des femmes qui ont conduit à l'élection de ce nouveau président et qui entraîne la mise en œuvre de cette nouvelle ligne politique qui éveille énormément d'intérêt de la part des Européens, comme des Américains qui veulent mesurer plus exactement jusqu'où cela peut aller. C'est pour cela que je suis là.

Q - Il y a des pôles de résistance que vous connaissez et que vous avez réussi à déterminer ?

R - Vous savez les sociétés ne changent pas comme cela, ne se retournent pas comme des crêpes, donc il y a évidemment des résistances tout à fait fortes, comme partout, face au changement. Ce qui est important pour nous c'est que nous avons affaire à des responsables qui expriment leur volonté, notamment en matière de politique internationale, d'établir des relations différentes, plus ouvertes. Le président Khatami parle de dialogue des civilisations, les autorités parlent de l’Etat droit. Tout cela est extrêmement intéressant et voilà qui ajoute encore donc de l'intérêt à tous ces entretiens. Mais je n'en suis qu'au début. Je ne peux pas, avec vous, tirer des conclusions d'entretiens qui n'ont pas encore eu lieu.

Q - Envisagez-vous d'évoquer profondément les questions des Droits de l'Homme ?

R - Je parlerai de tous les sujets de contentieux avec mes interlocuteurs.

Q - On célèbre à Oslo le 5ème anniversaire des Accords mais avec un absent de taille Benjamin Netanyahou. Il a fait savoir qu'il ne se rendrait pas sur les lieux de cette commémoration. Comment appréciez-vous cette attitude envers la France ?

R - En effet les artisans de la paix se retrouvent à Oslo et c'est un anniversaire qui devrait être marqué par l'espérance. Malheureusement, on est obligé de constater qu'il se fête, si je puis dire, dans l'amertume et l'inquiétude. C'est regrettable. La France, comme vous le savez, est très attachée aux principes des Accords d'Oslo qui avaient fondé ce processus de paix et l'immense espérance qui l'avait accompagné. C'est le cas de tous ses partenaires les plus proches, comme par exemple l’Égypte. Vous savez, par exemple, que la France et l’Égypte travaillent étroitement ensemble sur ces questions et nous avons l'intention de continuer à être très présents jusqu'à ce qu'on arrive à enfin à retrouver le fil de la paix...

ENTRETIEN DU MINISTRE AVEC LES TELEVISIONS FRANCAISES (Téhéran, 23 août 1998)

Q - Monsieur le Ministre, pouvons-nous faire un bilan rapide sur ce que vous avez obtenu des perspectives ?

R - Les entretiens que j'ai eus hier et aujourd'hui à Téhéran m'ont convaincu si c'était nécessaire que c'est le moment de venir parler avec l'Iran. Il y a un contexte nouveau qui a été créé par l'élection du président Khatami, qui a exprimé une volonté de changement de la part de cette société iranienne. Il y a un gouvernement qui a un langage nouveau sur nombreux points, en ce qui concerne la relation que l'Iran veut établir, rétablir, la place qu'il veut retrouver par rapport à la région et au monde. C'est un élément dont on ne peut pas ne pas tenir compte et c'est très important, compte-tenu de la situation stratégique de ce pays. Nous avons beaucoup de choses à débattre avec eux dès lors que ce dialogue a lieu dans la clarté, la franchise et qu'aucun sujet n'est écarté : à la fois les perspectives d'avenir bilatérales, économiques, culturelles, le développement du dialogue politique à des niveaux croissants, mais aussi les points de divergences, de désaccords, aussi bien sur le plan des principes, sur tel ou tel aspect de notre conception des Droits de l'Homme que des contentieux bilatéraux. Le dialogue qui a été entrepris pendant ma visite ici et qui va se développer portait sur l'ensemble de ces sujets. C'est dans cet esprit que j'étais venu et je suis à cet égard pleinement satisfait.

Q - Vous avez rencontré les dirigeants essentiels du pays. Quelle impression avez-vous eue ?

R - Les choses s'organisent autour du nouveau président, M. Khatami. J'ai passé de longues heures de travail avec M. Kharrazi, mon homologue. J'ai rencontré également M. Rafsandjani, le président du Conseil du discernement. Je verrai cet après-midi le président du Parlement. Donc, j'ai vu un éventail large de responsables. Je disais que les choses s'organisent autour du président, car c'est à partir de son élection, frappante par le taux de participation très élevé et le score considérable qu'il a obtenu qu'un certain nombre de pays d'Europe, d'autre régions, la France notamment, se sont dit qu'il y avait un contexte nouveau. qui méritait que l'on réexamine nos relations avec ce pays. On sait qu'au fil des années de nombreux contentieux s'étaient accumulés : des désaccords, des préoccupations, des divergences. Il était difficile d'en parler, or il le fallait. Maintenant le contexte permet de le faire et d'évoquer des perspectives qui vont peut-être permettre de traiter et de régler différents problèmes.

Q - De quoi avez-vous parlé avec le président Khatami et sentez-vous une évolution de ce pays qui s'éloignerait du terrorisme et qui se rapprocherait de l'opposition en ce qui concerne les Droits de l'Homme ?

R - Les actuels dirigeants de ce pays ont des positions tout à fait claires contre le terrorisme. Ils déclarent condamner le terrorisme, déclarent en avoir beaucoup souffert de différentes façons, compte-tenu d'un certain nombre de leur voisins. J'écoute ce qu'ils disent et en prends note. Voilà un ton qui est nouveau. En ce qui concerne le président Khatami, il est très attaché au dialogue des civilisations et je lui ai répondu à cet égard, que la France qui est un pays occidental et européen et qui en même temps, par son histoire, a été très mêlé à la vie de la Méditerranée, de l'Afrique, du Proche-Orient, de l'Asie ou de l'Amérique, est un pays qui sait ce que signifie le dialogue des civilisations, qui le vit même dans sa vie propre et qui sait bien que cela peut avoir un sens et une utilité très concrètes. Aujourd'hui nous sommes dans un monde ou les problèmes non réglés sont plutôt en voie d'augmentation que de diminution. Dans certains cas, il y a des désaccords conceptuels, lorsqu'on parle des Droits de l'Homme comme j'en ai parlé ici, comme partout lorsqu'on parle des conditions des individus. Le dialogue est intéressant sur le statut de la femme. On peut parler de tous ces sujets. Il n'y a aucun sujet qui a été omis.

Q - En rentrant, si un homme de la rue vous dit : "alors, Monsieur le Ministre, vous avez passé 48 heures là-bas, finalement, que lui répondez-vous ? Qu'y a-t-il de nouveau avec les Iraniens ? Que peut-on faire avec eux ?

R - Ce qu'il y de nouveau, c'est l'arrivée à ces postes de responsabilités de premier plan de dirigeants iraniens qui ont été élus parce qu'ils expriment la volonté de changement de la société iranienne, à commencer par les femmes et les jeunes. Une volonté d'ouverture et d'adaptation. Je comprends que c'est un pays qui veut s'adapter en préservant son identité profonde, mais c'est le souhait de beaucoup de pays dans le monde à l'époque de la mondialisation. Ils veulent rétablir, renouer, reconstruire une relation différente avec le monde extérieur. Ce serait une erreur grave de ne pas répondre à cette ouverture, à cette main tendue. Mais il faut le faire sur la base du respect mutuel, qui commence par le respect de nos propres convictions. Il faut donc que ce soit dans la clarté et à mon sens, les perspectives vraiment importantes existent pour la France et plus largement pour l'Europe. Par rapport à ce pays, ils ne peuvent se faire qu'à ces conditions et donc, à chaque fois que nous parlerons des perspectives, nous progresserons je crois sur beaucoup de plans. Sur le plan bilatéral, il y a beaucoup à faire : sur le plan culturel par exemple. Il y a en même temps beaucoup de blocages, de complications, de difficultés qu'il faut surmonter par un mouvement tourné vers l'avenir. On peut avancer à condition de progresser sur tous ces plans en même temps et de ne jamais escamoter une partie du dialogue au profit d'une autre plus facile, plus prometteuse.

ENTRETIEN AVEC LES RADIOS (Téhéran, 23 août 1998)

 

Q - Vous avez longuement parlé avec le président Khatami, quelle impression vous a-t-il fait ? Quel genre d'homme est-ce ? Est-il l'homme en qui la France peut faire confiance ?

 

R - C'est en tout cas un homme qui a été élu par près de 70 % de l'électorat. C'est un homme. qui, depuis son élection, n'a cessé de faire des déclarations montrant son désir de renouer le dialogue avec l'Occident, les Européens, les Etats-Unis et en même temps de redonner à l'Iran toute la place qui doit être la sienne à ses yeux. Le président m'a paru un homme de dialogue, de contact, extrêmement courtois. J'ai été très bien reçu par tous mes interlocuteurs, mais chez lui, cela m'a particulièrement frappé. C'est un homme vif qui s'intéresse à la culture des autres, et citant beaucoup d'aspects de l'histoire de la France..... Ce qui nous a déterminé à considérer que les conditions étaient réunies pour relancer un dialogue qui peut être à la fois franc et sans exclusion - j'ai parlé de tous les sujets, y compris les sujets les plus délicats, difficiles et les contentieux. Il y a une réalité politique nouvelle : ce n'est pas seulement une ouverture personnelle, fort sympathique par ailleurs, sur l'Occident, la culture occidentale et française.

Q - Pensez-vous malgré tout que les Iraniens étaient demandeurs d'un retour sur la scène internationale, via l'Europe et la France ?

R- Je crois que c'est comme cela qu'il faut interpréter les différentes déclarations qui ont été faites par le nouveau président depuis un an. C'est une ouverture, c'est une main tendue pour le dialogue dans lequel ils ne renoncent à rien de ce qu'ils sont : l'identité iranienne est très forte. Ils n'ont pas l'intention de se banaliser dans le monde global.

Q - Justement vous avez mentionné un point de discussion qui est celui du passage à un dialogue de civilisation pour succéder à ce qui avait été présenté comme le choc des civilisations. Pouvez-vous développer ?

R - C'est la formule du président de la République iranienne que je reprends à mon compte. Lorsqu'il dit : "Il faut éviter le choc des civilisations et organiser le dialogue des civilisations", qui pourrait être contre ? Simplement ce que l'on voit, dans le monde actuel, c'est que cela ne fonctionne pas ainsi et qu'il y a des antagonismes extrêmement forts. Je prends donc la balle au bond. Nous sommes d'accord pour le dialogue mais cela veut dire que l'on parle de tout, y compris des sujets sur lesquels notre conception peut ne pas être la même, par exemple les Droits de l'Homme. On s'aperçoit qu'il y a des valeurs qui sont communes et d'autres non. Il ne faut pas utiliser ces éléments pour bloquer des évolutions. L'Iran est un grand pays placé à un endroit très important qui a un rôle stratégique à jouer. Je crois qu'il faut être présent et accompagner ce mouvement.

Q - Avez-vous l'impression, au bout de 48 heures, qu'il n'y a pas de blocage formel, que tout est susceptible de discussion ?

R - J'ai le sentiment que l'Iran et la société iranienne sont engagés dans un vaste mouvement de modernisation. Comme beaucoup d'autres pays dans le monde, ils veulent se moderniser à leur façon. Ils ont un héritage particulier à porter qui est celui de la révolution islamique qui est, à leurs yeux, positif et qui est aux yeux du monde extérieur, un handicap sur beaucoup de plans. Mais voilà, ils sont ainsi et ils veulent bouger et avancer avec tout cela. Nous avons intérêt à ce qu'ils le fassent. Il faut donc parler avec franchise.

Q - Avez-vous le sentiment aujourd'hui que l'Iran, dans la recherche des règlements des conflits, a beaucoup plus de points de convergence avec l'Europe que par le passé ? Est-ce que c'est vraiment appréciable ?

R - Le mot "convergence" est peut-être un peu fort, un peu prématuré, mais ce qui est vrai c'est que l'Iran se voit au milieu d'une région très déstabilisée avec des vrais conflits ouverts, comme l'Afghanistan ou des situations impossibles, comme celle de l’Irak, les problèmes des Kurdes entre les différentes frontières. Toutefois, il faut noter à ce sujet que la questions des Kurdes en Iran parait mieux réglée à l'heure actuelle que dans d'autres pays. La Caspienne, pour le moment, est stable, mais il y a beaucoup d'interrogations sur son avenir. Le Proche-Orient est aussi un problème avec l'arrêt du processus de paix. On voit donc bien que l'Iran est aussi un pays qui manifestement voudrait qu'à ses périphéries, il y ait plus de stabilité et moins de risques. Cela ne veut pas dire que les analyses sont les mêmes.

Q - Vous allez probablement rencontrer vos homologues européens. En quels termes allez-vous leur parler de l'Iran et des efforts actuels développés ?

R - D'abord, je ferai un compte-rendu rapide à la présidence autrichienne en exercice lors de la prochaine réunion, et lors de notre prochaine rencontre informelle de Salzbourg, début septembre.

Q - Vous avez dit hier que si ce dialogue s'intensifiait avec l'Iran, les retombées économiques pour la France seraient naturelles. Cela signifie-t-il par exemple que pour les entreprises pétrolières françaises, malgré l'embargo américain, il y a des échéances et des perspectives très prometteuses ?

R - Je voudrais que l'on ne lie pas les deux. Le développement du dialogue politique entre l'Iran et la France se justifie en soit, et je ne pense pas que nous soyons dans une époque où l'on peut obtenir des avantages économiques par des arrangements politiques. Ce sont deux choses différentes. Si les entreprises françaises progressent en Iran, ce que je souhaite et ce qui me parait évident, c'est qu'elles sont bonnes, spécialement performantes dans des domaines qui intéressent particulièrement les Iraniens, l'énergie, les infrastructures, l'aéronautique....... L'ensemble crée un contexte favorable, mais il n'y a pas de lien mécanique entre les deux. Ce qui favorisera le développement des entreprises françaises, c'est une amélioration de la condition réglementaire, c'est l'attribution de visas moins parcimonieuse, une définition plus claire des garanties des investissements. L'Iran le souhaite. Je pense qu'ils vont aller dans ce sens. Ensuite, aux entreprises françaises de valoriser leurs atouts qui sont nombreux.

Q - Si le président Khatami accepte l'invitation du président Chirac de venir en France, ce sera la première fois qu'un dirigeant iranien vient en France depuis plus de vingt ans. Ne craignez-vous pas la force du symbole ?

R - Cela dépend à quel moment, dans quelles conditions, par quelles étapes c'est préparé. Le président Chirac m'a indiqué de dire au président iranien qu'il serait le bienvenu en France, mais il reste à préparer cette visite. Mon homologue viendra à Paris pour la préparer et si cette invitation a été mise en avant, c'est que nous avons le sentiment d'être au début de quelque chose d'important et que cela peut être logiquement, dans le cadre du développement de ce dialogue, une étape particulièrement spectaculaire.