Interview de M. Henri Emmanuelli, premier secrétaire du PS, à France 2 le 11 août 1994 et à RTL le 18 août, sur la politique de la France en Algérie, l'arrestation de militants islamistes, la nécessité de dialoguer avec les membres du FIS et sur la reprise économique.

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Média : France 2 - RTL

Texte intégral

France 2 : Jeudi 11 août 1994

B. Masure : Que pensez-vous des contrôles policiers ?

H. Emmanuelli : Tous ceux qui ont eu à régler des affaires de sécurité, comme les syndicats de policiers, savent qu'on n'attrape pas les terroristes comme ça, sur les Champs-Élysées ou en faisant des barrages à grand spectacle. C'est fait pour pêcher des poissons électoraux, non pour pêcher des poissons terroristes !

B. Masure : Quel est votre point de vue sur cette question ?

H. Emmanuelli : On instrumentalise la question algérienne à des fins de politique intérieure française. Il n'est pas normal qu'en 1994 ce soit M. Pasqua, ministre de l'Intérieur qui fasse la politique de la France en Algérie. C'est d'autant plus anormal qu'il se trompe. Quand il dit qu'entre les intégristes partisans de la violence et l'armée, il n'y a rien, M. Pasqua oublie que plus de 2,5 millions d'Algériens se sont prononcés pour la démocratie : ceux qui ont voté pour le FLN réformé et ceux qui ont voté pour M. Ait-Ahmed. Vouloir mettre face à face les partisans de la violence en ignorant ceux qui sont partisans de la démocratie et du dialogue est une erreur qui pousse à la radicalisation.

B. Masure : Prenez-vous au sérieux les menaces du GIA ? Que faudrait-il faire pour y répondre efficacement ?

H. Emmanuelli : Il faut mobiliser toutes les forces de police spéciales, la DST, les RG, la PJ, il y a tout un tas de corps de police qui savent traiter ce genre de problème qu'il faut prendre très au sérieux. Encore ne faut-il pas d'ailleurs pousser à la radicalisation et tomber dans certaines formes de provocation. Ce que je crains à travers ces barrages inconsidérés à travers Paris ou la province, c'est qu'effectivement on tombe rapidement dans les délits de faciès. Ce n'est pas bon pour l'Algérie. Ce n'est pas bon pour la France. Ce n'est même pas bon pour la sécurité de la France.

B. Masure : Faut-il relâcher tout ou partie de ces 22 personnes à Folembray ?

H. Emmanuelli : Il faudrait d'abord que le ministre des Affaires étrangères et le Premier ministre s'expliquent et s'expriment sur la politique de la France en Algérie. Ça ne peut pas être M. Pasqua qui mène cette affaire. Ensuite, il faut éviter la radicalisation. Je ne dispose pas des éléments qui permettent de dire si oui ou non il faut maintenir ou relâcher ses personnes. Je ne suis pas ministre de l'Intérieur et les policiers ne me donnent pas les éléments d'enquête. Si on veut attraper des terroristes, ce n'est pas par des opérations à grand spectacle. En Algérie, il faut favoriser le dialogue et non pousser à la radicalisation, en disant, comme l'a fait M. Pasqua qu'entre les partisans de la violence, les intégristes islamistes et l'armée, il n'y avait rien. C'est faux. La majorité de peuple algérien aspire au développement, à la paix et à la démocratie. C'est grave de faire ce genre de confusion.

B. Masure : Faut-il aller jusqu'à composer les dirigeants du FIS, comme certains diplomates américains qui estiment inéluctable l'arrivée au pouvoir de membres du FIS ?

H. Emmanuelli : J'espère que cette arrivée n'est pas inéluctable. Je suis plutôt pour une politique de dialogue. S'il y a des dialogues à mener avec des islamistes qui sont modérés, il faut le faire. À ma connaissance, M. Pasqua ne s'est pas privé d'envoyer des émissaires rencontrer des dirigeants du FIS.

B. Masure : Faut-il organiser rapidement des élections en Algérie et en tirer toutes les conclusions ?

H. Emmanuelli : Il faudrait favoriser le dialogue, le plus rapidement possible et essayer de mettre un terme à l'enchaînement de la violence. Est-ce que ça passe par des élections ? n faudrait peut-être vérifier auparavant qu'elles sont possibles. En tout cas, tout ce qui va dans le sens de la radicalisation est mauvais. Tout ce qui va dans le sens du dialogue est souhaitable.


RTL : Jeudi 18 août 1994

R. Artz : Reconnaissez-vous au ministre de l'Intérieur le droit à une certaine autosatisfaction ?

H. Emmanuelli : Non, sans se vanter cela me paraît au-dessus de ses possibilités. Il est bon que Carlos soit devant ses juges, et je n'ai pas d'autres commentaires à faire si ce n'est, comme tout le monde, m'interroger sur les raisons qui ont brusquement poussé le régime de Khartoum à faire cette livraison à Paris. Car il s'agit bien d'une livraison à Paris.

R. Artz : Si C. Pasqua n'avait pas été ministre de l'Intérieur les Soudanais n'auraient-ils pas livré Carlos ?

H. Emmanuelli : Je n'ai pas dit ça. Si on invoque le secret défense comme le fait le ministre de l'Intérieur, c'est que manifestement on ne peut pas tout dire et c'est tout ce que je veux dire. Cela n'enlève rien au fait que Carlos soit devant le juge et que je m'en réjouis.

R. Artz : Pour vous C. Pasqua est-il devenu un ministre difficile à critiquer en raison des dossiers qu'il traite ?

H. Emmanuelli : C. Pasqua sous prétexte de développer une politique de sécurité développe une politique à risques. À risques par rapport à l'Algérie, où il a une vision de la situation qui me paraît tout à fait sommaire. Qui n'est d'ailleurs heureusement pas tout à fait celle du ministre des Affaires étrangères. Il n'est pas vrai, comme le dit C. Pasqua, qu'en Algérie entre l'armée et les terroristes il n'y ait rien. Il y a 2,5 millions d'Algériens qui au dernières élections se sont prononcés pour la démocratie. Quand C. Pasqua les rayent d'un trait de plume et disant qu'ils n'existent pas. C'est une politique à risques pour l'Algérie. C'est aussi une politique à risques pour la France, parce que tout le monde sait que l'on n'arrête pas les terroristes en faisant des contrôles d'identité sur les Champs-Élysées ou au centre des grandes villes. En revanche on sait que la chasse au faciès peut avoir des conséquences sur certaines générations qui visent en France et c'est cela que j'appelle une politique à risques. Et tout cela à des fins électorales, ce n'est pas en faisant des contrôles d'identité comme ils ont été faits que l'on renforce la sécurité. D'ailleurs je crois que les policiers l'ont dit.

R. Artz : Pourtant c'est populaire apparemment ?

H. Emmanuelli : Mais la démagogie est souvent populaire comme vous le savez, mais elle porte des fruits amers en général.

R. Artz : Comment définissez-vous politiquement le personnage de C. Pasqua ?

H. Emmanuelli : Je constate qu'à l'approche de chaque élection présidentielle les gesticulations pasquaiennes augmentent en volume.

R. Artz : Avec succès ?

H. Emmanuelli : Cela dépend. Souvenez-vous, je laisse les français juger. La dernière fois cela ne les pas convaincus.

R. Artz : Plusieurs indices économiques se sont révélés bons cet été, est-ce que cela vous incite d'autant plus à placer la rentrée sous le signe du social ?

H. Emmanuelli : Il y a toute une campagne en cette deuxième quinzaine du mois d'août selon laquelle tout d'un coup tout irait bien. Quels sont les indicateurs qui sont bons ? Moi, je sais et d'ailleurs tout le monde le sait que le fameux bon chiffre du chômage est en réalité lié à des petites gesticulations statistiques et au fait qu'un certain nombre de personnes ne sont pas encore inscrites. Il y a en France 300 à 400 000 chômeurs qui cherchent à se réinscrire à l'ANPE. Admettons que le chiffre ait été meilleur, ce que j'admets. Que se passe-t-il sur le plan économique ? Il se passe que l'année 93 a été une année de chute de la croissance, de baisse du PIB. Et cette année on va être à 1,5 % ou 2 % mais on va faire moins que nos voisins. Je suis très prudent. Je vois se redresser les taux d'intérêt aux États-Unis, et je pense que cela ne sera pas sans conséquences sur ce qui se passe en Europe. Ce taux de 1,5 % de croissance n'a rien d'exceptionnel et ne fera pas reculer le chômage. Le problème que l'on a en France est qu'avec notre démographie, en général, à l'automne, quand les jeunes arrivent sur le marché du travail il n'y a pas eu assez d'emplois créés pour remplacer les emplois disparus, et pour satisfaire la demande. On est dans un cycle assez classique et il n'y a pas d'innovations.

R. Artz : La privatisation de Renault peut-elle aider les finances publiques ?

H. Emmanuelli : La privatisation de Renault ne répond ni à un objectif industriel, ni malheureusement à l'ouverture de possibilités pour cette entreprise. Elle ne répond qu'à la nécessité de combler les trous du budget, qu'à la nécessité idéologique de faire passer une entreprise publique symbole dans le secteur privé où die sera certainement entre les mains des amis de M. Balladur. Donc le PS s'opposera de toutes ses forces à cette privatisation et j'espère que sur terrain-là nous rencontrerons l'ensemble des forces progressistes.

R. Artz : Considérez-vous que les courants internes sont apaisés ?

H. Emmanuelli : Je pense que le rôle du PS en cet automne n'est pas tellement de s'occuper des courants, car cela sera mon affaire. Son rôle sera surtout celui d'opposition sociale par rapport à la régression sociale. Tout à l'heure j'écoutais un éditorialiste qui disait que l'on créé des emplois. Je crains que non, que dans des grands magasins on ait supprimé des vrais emplois pour les remplacer par des emplois de circonstances. C'est cela qui est prévu par la loi quinquennale. J'appelle cela une régression sociale et nous avons le devoir de nous battre contre cela.

R. Artz : J. Delors pourrait-il être candidat malgré lui ?

H. Emmanuelli : Il y a toujours beaucoup de candidats possibles, vous le savez. Quant à la candidature de J. Delors je ne doute pas que vous lui poserez la question.

R. Artz : Quel rôle voyez-vous à M. Aubry dans les mois à venir ?

H. Emmanuelli : Je vois un grand rôle à M. Aubry à E. Guigou, à D. Strauss-Kahn, mais la liste serait longue car il y a 300 membres au conseil national du PS.

R. Artz : Mais elle a signé un appel à une rénovation en profondeur du PS, et cela ne veut-il pas dire qu'elle entre dans les débats internes au PS ?

H. Emmanuelli : Je ne sais pas. Je n'ai jamais confondu, pour ce qui me concerne, la vie politique au niveau médiatique et la vie politique sur le terrain.