Texte intégral
Q. : Pensez-vous que l'on puisse dépasser la traditionnelle sous-syndicalisation française, ou qu'elle est la nature des obstacles rencontrés ? Quel regard portez-vous sur la crise du syndicalisme ?
Louis Viannet : Plutôt que crise, la formulation utilisée par René Mouriaux, qui évoquait les « difficultés du syndicalisme dans un contexte de crise » me paraît plus près des réalités françaises. Le doute sur l'efficacité de l'action syndicale, sur l'utilité des syndicats qui conduit à des phénomènes de désyndicalisation, se vérifie dans la plupart des pays d'Europe. Aux États-Unis, les syndicats ont perdu plus de la moitié de leurs adhérents. Dans certains pays où existe la division, les syndicats savent se retrouver sur l'essentiel. Division (voire atomisation, comme en France) et pluralisme ne doivent donc pas être confondus.
Pour moi, les difficultés relèvent d'abord de la forte résistance – conjointe ou coordonnée – du patronat et du gouvernement face aux revendications. D'où, en France, et depuis quinze ans : pas de conquête significative liée à l'action syndicale. Pour l'essentiel, les actions collectives, méritoires, se sont structurées en réponse à des revendications patronales. Le syndicalisme a encore les plus grandes difficultés à construire son action de mobilisation et de rassemblement sur des objectifs élaborés par les salariés. La crise économique et le chômage, la pression idéologique du patronat et cette persistance de l'argumentation gouvernementale – déjà portée par le gouvernement socialiste – sur le thème « on ne peut faire autrement » ont accentué cette tendance. Ainsi, dès l'annonce de plan de rigueur par le gouvernement Mauroy, en 1983, Yvon Gattaz, alors président du CNPF, a fait cette déclaration spectaculaire au Figaro du 14 juin 93 : « Nous avons une occasion historique de briser l'indexation des salaires sur les prix ». En se souvenant de cela, on peut considérer que nous sommes, aujourd'hui, à l'aube de quelque chose de nouveau, mais seulement à l'aube.
Q. : L'expérience d'un gouvernement socialiste qui n'a pas tenu ses promesses, d'une part, et l'engagement – que vous avez critiqué depuis – de la CGT dans l'aventure du programme commun n'ont-ils pas contribué à la désyndicalisation ?
Louis Viannet : Celle-ci avait commencé à se faire sentir avant que Mitterrand ne soit élu car la période précédente fut très dure. Puis, le gouvernement socialiste, à participation communiste dans un premier temps, tourne le dos aux espoirs et aux aspirations de ceux qui avaient assuré son succès électoral. Les effets ont été d'autant plus sensibles que, justement, la CGT était encore considérée par les salariés comme partie prenante du Programme commun.
Q. : Considérée ?
Louis Viannet : Dès 1981, nous avions, dans les textes, fait notre aggiornamento. Nous avions écrit que l'engagement de la CGT en soutien au Programme commun était une erreur, mais dans les textes seulement. Nous avons sous-estimé ce que cet engagement avait structuré comme état d'esprit et comportements. Pendant toute une période, l'essentiel de l'énergie du syndicat a consisté à expliquer aux salariés que, de toute façon, ni le syndicalisme ni l'action syndicale ne pouvaient constituer des réponses à leur problèmes, lesquelles résidaient dans le Programme commun. Nous avons contribué nous-mêmes à dévaloriser la place et le rôle spécifique de l'action collective, du syndicat, dans ce mouvement social.
Cela a débouché sur un jugement sévère vis-à-vis du syndicat. Il perdure. Lorsqu'on demande à d'anciens syndiqués de la CGT pourquoi ils n'y sont plus, systématiquement, ils répondent : « Parce qu'à un moment, j'ai eu besoin du syndicat et il ne s'est pas occupé de moi ». Le quotidien mais les gens ne se syndiquent d'abord que pour ça ! Quant à la non-syndicalisation, elle a des racines historiques. La France n'a jamais connu de forte période de syndicalisation. Les poussées de 1936 et de la Libération n'ont pas duré et, comme le souligne René Mouriaux, elles ont eu lieu, après la victoire.
Q. : Vos études, en termes de couches sociales et de secteurs économiques, font état de véritables déserts syndicaux.
Louis Viannet : On reste encore syndiqué dans les secteurs où la notion de présence et d'action syndicale est étroitement liée à celle de défense des acquis, des statuts. D'autre part, là où les droits acquis permettent une vie démocratique des organisations syndicales, le contact, l'information des syndiqués et la rencontre avec les salariés. C'est souvent dans le secteur public ou dans les entreprises nationales. Dans les secteurs appelés, parfois à tort, forts, dans le privé, telle la métallurgie ou la construction, la casse économique, l'environnement répressif et les licenciements parmi lesquels les militants syndicaux sont particulièrement ciblés, déciment les forces.
Autre phénomène qui aurait mérité une anticipation de notre part : le développement important de secteurs comme les employés durant les deux dernières décennies. Cela supposait de se dégager de l'idée que le syndicat, c'est l'ouvrier qui prend à rebrousse-poil ces nouvelles catégories. Là, nous avons été largement battus de vitesse. Je pense au commerce, aux banques, assurances, etc. Nous faisons beaucoup à présent, mais nous sommes en retard sur la rapidité de la mutation du salariat – augmentation sensible du nombre de femmes, de techniciens, de cadres, d'ingénieurs –, au point que certaines entreprises à dominante ouvrière comptent à présent une large majorité d'ITC.
Q. : Plus globalement, à quelles mutations le syndicalisme doit-il s'adapter ?
Louis Viannet : Nous avons besoin de jeter un regard lucide sur ce qu'est devenu le monde du travail. Je note encore un développement considérable des petites et moyennes entreprises, la création de zones d'activité excentrées qui se sont vite avérées être des déserts syndicaux où nous devons développer des efforts considérables pour implanter une activité syndicale. L'évolution du salariat se produit pratiquement dans toutes les branches d'activité. Nous sommes confrontés à un deuxième champ d'évolution, dramatique : l'augmentation du nombre de précaires, de chômeurs, de salariés à temps partiel, d'intérimaires. Une formidable augmentation de formes d'emplois vécues, encore aujourd'hui, par nombre de nos organisations, comme extérieures au champ normal d'intervention du syndicat.
Certes, nous progressons. Nous avons créé des comités de chômeurs, mais c'est une situation qui bouscule encore. Nous pensons surtout à une conception nouvelle de l'activité syndicale, de la solidarité et de la coopération syndicale qui aura des conséquences vers d'autres structures syndicales plus aptes à répondre à ce besoin nouveau. Ce que l'on appelait les bases professionnelles fondamentales sont mises à mal par tout cela. Le concept de révolution culturelle ne me paraît pas exagéré.
Q. : Prenons l'exemple des cadres, vous n'êtes pas les seuls à les inviter à s'organiser.
Louis Viannet : Non, mais je pense qu'il n'y a aucune comparaison possible avec la CGC. Parce que la CGT a compris la nécessité d'une organisation spécifique de cadres et, en même temps, que celle-ci n'avait d'avenir qu'en convergence très forte avec le syndicalisme confédéré et de classe. Cela, non en opposition, mais à partir d'une conception totalement différente du syndicalisme catégoriel qui, lui, a pour caractéristique d'isoler, de marginaliser les uns par rapport aux autres. Il s'agit de réunir les différentes catégories de salariés mais à partir de leurs problèmes et de leurs aspirations en créant les conditions pour qu'il se retrouvent dans l'activité revendicative et qu'ils aient les même prérogatives – dont nous voulons faire la règle générale –, c'est-à-dire qu'ils deviennent des syndiqués acteurs, décideurs, conscients, responsables.
La CGT fait un effort important pour tenter de régénérer un courant de syndicalisation partout, pas seulement chez les cadres. Parmi ces derniers, il est très réconfortant et porteur de dynamisme que les comportements se soient considérablement modifiés par rapport à l'action collective. Il n'est pas rare de noter des attitudes de soutien, de compréhension en regard d'action d'autres salariés, ouvriers, employés. D'autre part, les cadres s'engagent eux-mêmes dans des actions collectives qui ne peuvent qu'aller en se développant à condition que nos syndicats comprennent l'intérêt de définir des formes d'actions sans aucun a priori. La grève étant la forme ultime et supérieure de l'action collective et demandant un effort plus important. Elle ne peut être considérée comme la seule forme valable.
Q. : Comment la CGT s'adresse-t-elle aux jeunes qui arrivent dans les entreprises, chez qui les repères sont perdus par rapport à une période plus ancienne ?
Louis Viannet : Pas perdus, inexistants. Sans doute avons-nous sous-estimé l'ampleur des dégâts que provoquent les formes nouvelles de précarisation de l'emploi. Et aussi à quel point l'idéologie justifiant ces formes d'emploi a pénétré profondément. Jusqu'à présent, la première réaction d'un jeune face à des propositions d'emploi précaire n'était pas l'indignation, le refus. Depuis un an ou deux, on note une certaine prise de conscience du fait que la précarité risque de préfigurer un avenir où tout développement de carrière a complètement disparu. C'est plus grave que la précarité à vie : la quasi-certitude d'une alternance durable entre petits boulots, formation, chômage, temps partiel, puis à nouveau chômage. Si on ne prend pas cela en compte, on ne comprend pas la violence de leur réaction par rapport, par exemple, au CIP ou « Smic-Jeunes ». C'est donc une prise de conscience qu'au nom des avancées technologiques et de la rapidité des transformations du process de travail, on exige de ces jeunes une formation pointue, une spécialisation, des sacrifices pour l'acquérir sans qu'ils aient en retour la certitude que celle-ci leur permettra un développement professionnel.
Or dans le monde du travail actuel, plus la spécialisation est pointue, plus ils ont des difficultés à retrouver du travail. Lorsque, en plus, se greffe la certitude qu'on ne va pas reconnaître les diplômes et payer ces jeunes en dessous du Smic, leur colère explose. Le gouvernement et le patronat se trompent vraiment s'ils pensent que le ferment a conduit aux manifestations de ces mois derniers va faiblir.
Q. : Avez-vous avancé dans la re syndicalisation ?
Louis Viannet : Sur la re syndicalisation, pour le moment, fort peu. Sur une autre pratique syndicale je crois que, pour notre part, nous sommes vraiment engagés dans un processus qui gagne du terrain. Le souci de la pratique démocratique, de la consultation des syndiqués, de celle des salariés compris comme un échange, un débat, la confrontation d'idées, et non comme : « Voici ce que le syndicat a décidé, êtes-vous d'accord ? » Ce n'est pas davantage une démission du syndicat. L'aspiration à cette pratique est vraiment très forte chez les salariés et parmi les militants de la CGT. Elle nous permet d'avancer et de gagner du terrain, dans la mesure où nous parvenons à surmonter les obstacles. Nous avons parlé de l'environnement antisyndical, de la répression qui freine toute action. Mais partout où l'on fait des efforts et où ils sont perceptibles par les salariés, cela donne des résultats.
Q. : Et les coordinations ?
Louis Viannet : Il faut être clair sur ce point. Le réflexe coordination répond à des insuffisances syndicales de fait. Il y a encore des secteurs entiers concernés. Mais des infirmières à Air France, on voit bien les différences, le taux de syndicalisation y est fort différent. Je suis toujours réticent à tirer des enseignements de valeur globale. Parce que chez les infirmières, par exemple, le drame c'était l'absence de syndicats puissants. Lorsqu'elles ont décidé d'agir, elles se sont structurées elles-mêmes et l'intervention des syndicats existants a été ressentie comme extérieure. Et l'autodéfense a produit le rejet. À air France, c'est très différent. L'activité syndicale était présente, dans la vie de l'entreprise, pas parfaite, sans doute, mais réelle. Parlons des cheminots en 1986. Les coordinations se sont installées dans des couches de cheminots non syndiqués ni à la CGT ni ailleurs, je pense aux jeunes recrutés dans les guichets, mais la suite a montré que l'avenir passe par le syndicat.
Q. : Venons-en à l'unité syndicale, question clé pour la re syndicalisation. Là, peut-être, aurez-vous une autre opinion que René Mouriaux (1), qui attribue au pluralisme syndical la faiblesse de l'ensemble.
Louis Viannet : Évidemment, la division n'a jamais arrangé les choses. Certains pensent que le pluralisme syndical est une bonne chose et d'autres croient qu'une organisation unique serait meilleure. Ce sont deux opinions discutables. Pour moi, il y a un lien étroit – en regard de la syndicalisation – entre l'image que les salariés ont du syndicalisme, l'efficacité de l'action syndicale, donc cela pose la question de son contenu. Le fait que récemment encore, le patronat ait pu obtenir puis jouer sur des accords séparés, après des signatures sur des textes, des dispositions perçues comme novices par les salariés, cela ne valorise pas l'image du syndicalisme. À l'inverse, cela rend méfiant.
Q. : Abordons, voulez-vous, le problème de l'indépendance syndicale et celle des dirigeants syndicaux.
Louis Viannet : L'indépendance des syndicats se pose par rapport à tous les pouvoirs, les partis politiques bien sûr, mais aussi les patrons, le pouvoir politique, les églises, y compris par rapport aux différentes philosophies. Nous réfléchissons en référence à l'expérience dans les pays de l'Est et à ce qui s'est passé chez nous avec la faillite de l'expérience d'un gouvernement socialiste. La question pour moi est de savoir quelle conception nous devons avoir pour que les luttes, l'action syndicale, qui sont partie intégrante du mouvement social puissent jouer un rôle, en pleine autonomie, totalement dégagées de contraintes comme celles de savoir si telle revendication avancée est bien compatible avec tel programme politique ou les impératifs économiques. Cela conduit d'abord à affirmer très fortement l'indépendance des syndicats par rapport aux partis politiques. Le propre d'un parti est d'aspirer à gouverner. Un parti au gouvernement a forcément des contraintes. Le rôle autonome des syndicats est de peser pour que la réponse à ces contraintes penche le plus possible du côté des salariés. Même si ça conduit quelquefois à des situations conflictuelles, le syndicat doit s'appuyer sur les salariés.
Q. : N'est-ce pas un éternel vœu pieux ?
Louis Viannet : L'indépendance des syndicats est une idée en débat dans toute l'Europe, et cela est une très bonne chose. Car le problème de la complexité des rapports entre syndicats et partis, entre le syndicat et le politique fait partie de l'histoire du mouvement ouvrier. Je note, comme un signe encourageant, une approche nouvelle de cette question avec la recherche de réponse différentes de ce qu'elles ont pu être dans le passé en provenance de toutes les parties. De celui des syndicats, et pour autant que je puisse en juger, du côté des partis. Une fois que ces questions sont clarifiées (non seulement dans les textes et dans les têtes, mais lorsqu'elles trouvent leur traduction : pratique de la démocratie, du libre choix des syndiqués), l'engagement politique des dirigeants et des militants devient un problème d'éthique. Je ne suis pas pour l'hypocrisie, je suis pour la transparence. Le jour où l'indépendance d'une organisation ne dépendra que de l'appartenance ou de la non-appartenance – connue – de tel ou tel dirigeant à tel ou tel parti, le syndicat sera vraiment malade ! J'ai une autre idée du besoin d'indépendance. Je pense qu'un parti qui se fixe pour ambition de transformer la société a objectivement besoin d'une activité revendicative et d'un syndicalisme indépendant qui nourrissent le mouvement social et qui créent les conditions pour que le rapport de forces se structure en permanence sur des objectifs favorables aux salariés. Non seulement il n'a pas besoin de « courroie de transmission » mais elle le gêne et le gênera de plus en plus. Nous sommes dans une période qui, dans l'intérêt de tout le monde, pousse à l'indépendance syndicale, mais où l'indépendance syndicale nécessite une régénérescence des rapports entre syndicats et partis politiques sur une base de pleine égalité et de prise en compte du rôle différent que les uns et les autres ont à jouer dans le processus de défense des salariés et dans celui de transformation de la société.
(1) Entretien avec René Mouriaux, Révolution n° 735