Texte intégral
LA CROIX: 27 juin 1998
Q - Qu'attendez-vous de la conférence de Genève ?
Bernard Kouchner : À mon avis, elle va marquer une étape importante dans la prise en charge des malades dans les pays pauvres, ce qui était jusqu'à ces deux dernières années inimaginable. D'abord, nous n'avions pas de thérapeutiques sérieuses à proposer, pas de moyens, nous manquions de structures et de personnel formé. Dans plusieurs pays, les structures ont désormais évolué, le personnel aussi. Par ailleurs, nous commençons à avoir des traitements. Mais il n'y a toujours pas d'argent !
Q - Vous allez pourtant présenter, au nom de la France, le fonds de solidarité thérapeutique international.
— Evidemment il faut trouver ces 200 millions de dollars nécessaires sur cinq ans ! J'ai proposé la création de ce fonds quand je présidais la commission du développement à Bruxelles. Depuis, nous avons beaucoup avancé : on est en train de gagner l'assentiment des autres pays industrialisés et des grands organismes. Et au sommet du G8, on a vu que note projet progressait dans les esprits.
D'où l'idée de proposer, à Genève, avec nos amis d'Onusida, un certain nombre d'actions pilotes. J'ai de quoi financer certains projets, les Belges aussi et je suis certain du soutien de la Commission européenne pour compléter à moitié les projets que nous prendrons en charge… Je pense que les Italiens, les Autrichiens et les Espagnols vont nous rejoindre. Les Anglais et les Allemands sont pour l'instant réticents devant les dépenses supplémentaires que cela représenterait pour l'Europe. On peut aussi imaginer d'alimenter ce fonds avec 50 centimes prélevés sur le prix des médicaments — moitié pour le consommateur, moitié pour le laboratoire.
Q - Quels sont ces projets pilotes ?
— Nous allons commencer modestement en proposant dans six pays une biothérapie de quatre ou cinq semaines pour traiter 500 femmes enceintes séropositives. L'objectif est de réduire de 60 % la transmission mère-enfant. On sait désormais que ça marcher très bien : avec un tel traitement, il ne naît plus que 5 % de bébés séropositifs. Nous avons négocié avec les laboratoires pharmaceutiques une baisse de 75 % du coût de ce traitement : il coûtera 60 dollars (environ 360 F). Soixante dollars pour sauver une vie d'enfant, personne ne peut refuser !
Avec les 20 millions de francs que j'espère obtenir pour démarrer et, en lien avec les associations de lutte contre le sida, nous allons financer des projets, là où nous sommes sûrs de l'infrastructure et des hommes. Par exemple, à l'hôpital de Soweto, en Afrique du Sud, nous commencerons avant la fin de l'année, avec le soutien de Médecins du monde. Les autres projets sont au Vietnam, en Côte d'Ivoire, au Maroc, au Congo-Brazzaville, au Cambodge, en Ouganda. Le président de la République Jacques Chirac s'en fait l'ambassadeur.
Concrètement, nous surveillerons attentivement la provenance sociale des gens qui seront soignés. Ce sont les médecins locaux qui prescriront les traitements. Quand on aura prouvé que les enfants ne meurent pas, que les mamans sont prises en charge, ce sera déjà un premier pas. Je suis sûr que cela aura un effet d'entraînement. Même si on se heurte tout de suite à un problème que soulèvent nos partenaires : il n'est évidemment pas possible de laisser mourir les mères après la naissance, ni les pères. Du coup, où s'arrêtera-t-on ? Il faudrait les traiter à vie. Et le coût devient alors très élevé.
Q - Où en est la recherche française sur le sida ?
— Nous sommes un des rares endroits du monde où la recherche sur le vaccin est loin d'être négligeables et où on a des chances de le trouver, en tout cas de la fabriquer, grâce à Pasteur-Mérieux-Connaught et aux efforts de l'Agence nationale de la recherche contre le sida (ANRS). Sur les trithérapies, en revanche, nous n'avons pas une molécule en préparation ! C'est la conséquence d'une vieille politique qui n'encourageait pas l'innovation des laboratoires pharmaceutiques français. Nous sommes en train d'essayer de remonter la pente.
Q - Comment évolue l'épidémie en France ?
— Le nombre de morts diminue fortement, et le nombre de personnes hospitalisées aussi. Nous avons favorisé la mise à disposition des anti-rétroviraux en ville. J'ai aussi instauré un traitement prophylactique immédiat de quatre semaines en cas de prise de risque, qui est disponible aux urgences hospitalières. Ce traitement était jusqu'à présent réservé au personnel médical en cas de blessure. J'ai pensé qu'il fallait traiter tout le monde. Avec Martine Aubry, j'ai aussi tenté de redonner une dimension sociale à l'hôpital par le biais de consultations plus souples. Car ce sont majoritairement des exclus qui entrent dans la maladie sans se savoir séropositifs. Cette population-là, avant de se poser la question du sida ou de la maladie en général, se demande où elle va dormir, manger. On retrouve le même problème que dans le tiers monde.
L'HUMANITE : 2 juillet 1998
Q - Vous venez d'annoncer ce projet de « Fonds de solidarité thérapeutique internationale ». Quel est son degré d'avancement exact ?
Il a avancé politiquement mais pas économiquement. Depuis Abidjan, il a fallu travailler beaucoup, rencontrer les institutions internationales comme la Banque mondiale, la Commission européenne, la Conseil européen ou le G8 (les sept pays les plus industrialisés plus la Russie, NDLR). Sans compter les contacts que nous avons engagés avec les ministres de nombreux Etats. Notre but est de les convaincre, un par un, de l'intérêt de cette initiative. Sont d'ores et déjà acquises des participations de principe. Il reste maintenant à passer à l'acte.
Q - N'y a-t-il pas un risque que les sommes récoltées pour l'accès aux soins des malades par ce Fonds soient prises sur d'autres budgets nationaux ou internationaux, dont ceux liés à la prévention contre le SIDA ?
Soyons clairs. En aucun cas nous ne voulons enlever de l'argent qui aurait été budgété précédemment pour la prévention ou la recherche sur un vaccin. C'est par des moyens nouveaux, supplémentaires, que ce fonds sera abondé. Peut-être est-ce justement là que se trouve la difficulté. L'idée de ce projet est assez simple : on ne peut pas réserver les traitements aux agents les plus riches qui, à travers le monde, auraient les moyens de ses payer les thérapies antirétrovirales et laisser les pauvres s'embourber dans cette pandémie.
Q - Ce fonds améliorera-t-il vraiment le vécu des 30,6 millions de personnes affectées par le SIDA à travers le monde, dont une écrasante majorité se trouve dans les pays pauvres ?
Prendre en charge ces 30,6 millions de personnes à la fois serait gigantesque et sans précédent en termes financiers. Surtout quand on connaît le manque d'infrastructures dans certains pays pauvres.
Q - Justement. Ce fonds prendra-t-il acte de ce manque d'infrastructures ou cherchera-t-il, au contraire, à en créer là où il n'y en a pas ?
Dans un premier temps non, car on n'a pas assez d'argent. Il est illusoire de penser qu'on pourrait les créer partout ex nihilo. En revanche, je suis persuadé que, dès que nous aurons commencé, les structures s'agrandiront en s'améliorant. Moi, je ne refuse pas qu'un jour un dispensaire de brousse puisse prendre en charge des malades s'il y a le personnel, le sérieux et le suivi nécessaire. Pour le moment, on en est malheureusement très loin. Il ne faut pas avoir les yeux plus grands que le ventre. Il s'agit, au contraire, d'agir progressivement. En attendant, qu'allons-nous faire ? La France et quelques-uns de ses partenaires financeront de petits projets pour montrer l'exemple. Nous commencerons donc par des programmes destinés à réduire la transmission horizontale mère-enfant. Une dizaine de petits projets sont déjà prévus dans des petites structures capables de prendre en charge les malades. Cela concernera des pays massivement touchés par le SIDA comme la Côte-d'Ivoire, l'Ouganda, le Vietnam ou le Cambodge.
Q - Demander une participation des Etats, certes. Et les industries pharmaceutiques ?
Dans nos travaux de préparation, il y a déjà des représentants de grands laboratoires, notamment français. Ils ont accepté le principe, qui reste à concrétiser, d'une réduction du prix des médicaments antirétroviraux pour qu'ils soient rendus plus accessibles dans les pays pauvres. « Réduire l'écart », thème de cette conférence, est une tâche immense. Ce projet de fonds de solidarité, je l'espère, y participera.
LE NOUVELLE OBSERVATEUR : 9 juillet 1998
Les nouveaux traitements ont fait leurs preuves. Il reste à en faire bénéficier — et c'est l'initiative qu'a prise la France — les pays déshérités, notamment l'Afrique, où le mal étend ses ravages
Les malades, désormais, ne sont plus des patients, ils refusent d'attendre passivement le bon docteur, le vrai remède. Ils s'occupent d'eux et des autres : ils ont inventé l'ingérence thérapeutique. Ils bâtissent, autour du sida, comme Foucault l'avait anticipé, « une morale moderne à partir d'une histoire politique des corps ». Sida, dans cette perspective militante, est devenu aussi le nom d'une espérance.
A Genève se tenait la 12e conférence mondiale sur l'épidémie à VIH. Rude rencontre des usagers, des malades, des associations et de l'industrie pharmaceutique à la fois. Curieuse foire d'empoigne où l'on brise les habitudes, où certains médecins sont tolérés et d'autres admis. A la porte d'une salle de conférence, on croise deux volontaires d'une association de malades et un militant homosexuel engagés dans une discussion avec l'un des ténors de la recherche scientifique internationale. Une jeune femme ivoirienne parmi les premières à avoir révélé sa séropositivité dans son pays les a rejoints avec deux dirigeants de l'industrie pharmaceutique, vêtus de gris comme il se doit. Ajoutons-y le vice-ministre chinois de la Santé, un usager de drogue latino-américain, l'un des patrons de la Banque mondiale et plus de 13 000 personnes venues du monde entier. Cette conférence a été un évènement sociologique : le révélateur d'une autre façon d'être malade.
Les intervenants ont fourni des données prometteuses sur de nouvelles molécules, des analogues nucléosidiques venant diversifier l'arsenal thérapeutique disponible, avec un avantage majeur : celui de rendre les traitements moins contraignants, plus faciles à suivre et probablement moins onéreux, une pilule pouvant en remplacer dix. Demain on frappera le virus avec quatre ou cinq produits à intervalles irréguliers, même si l'on pense que le VIH aura du mal à disparaître du corps. Autre bonne nouvelle : la prévention est efficace, comme le prouve l'évolution de l'épidémie en Thaïlande.
On dispose désormais de traitements qui ont fait la preuve de leur efficacité, en prolongeant la vie des personnes atteintes et en permettant de réduire la transmission du virus de la mère à l'enfant. Ces traitements constituent un véritable tournant dans l'histoire de l'épidémie : désormais le sida n'est plus vécu comme une maladie inéluctablement fatale et déjà, dans beaucoup de pays occidentaux, les chiffres indiquent des baisses significatives de la mortalité. En France, elle a été réduite de moitié.
C'est pourquoi j'avais proposé à la communauté internationale, en décembre dernier à Abidjan, avec l'accord du Premier ministre et aux côtés du président de la République, de lancer une grande initiative de solidarité thérapeutique qui permette aux pays du Sud de bénéficier de ces traitements, en sachant évidemment que cela ne pourrait concerner tout le monde tout de suite. Nous n'acceptons pas que la mort soit réservée aux pauvres — 30 millions de personnes séropositives dans le tiers-monde, près de 40 millions en l'an 2000 — et les médicaments aux riches.
J'ai expliqué, à Genève, au nom de la France, les démarches de mobilisation de l'ensemble de nos partenaires, l'Union européenne, le G8, et le travail technique intense que nous avions développé depuis six mois. La communauté internationale doit s'engager massivement et financer cette démarche. Mais déjà nous devons commencer sans attendre. Dès cet été, nous traiterons les femmes enceintes séropositives : 50 dollars et quatre semaines pour prévenir la mort d'un enfant ! Le gouvernement français a décidé de fournir les premiers moyens qui permettent de mettre en oeuvre des programmes démonstratifs. Les Belges ainsi que les différentes directions concernées de la Commission européenne se sont engagés à nos côtés. Tout comme nos partenaires d'Onusida. On traitera donc la femme enceinte dans les pays pauvres, faisant oeuvre de prévention. Mais on traitera aussi la femme après la grossesse et l'enfant, bien sûr, s'il est séropositif. Nous refusons la tradition du sacrifice de la femme si l'enfant est sauvé.
C'est la première initiative de mise à disposition effective des nouvelles ressources thérapeutiques dans plusieurs pays. Des projets seront financés par la France, avec la Belgique et l'Europe. Les premiers seront menés dès cette année dans quatre pays d'Afrique au sud du Sahara — la Côte d'Ivoire, l'Afrique du Sud, l'Ouganda et le Congo-Brazzaville —, au Maroc et deux pays d'Asie, le Vietnam et le Cambodge. Nous poursuivons les discussions avec d'autres pays comme le Sénégal ou l'Inde par exemple. Et nous commencerons symboliquement par Soweto, en Afrique du Sud. Il en fut toujours ainsi dans l'histoire des épidémies, des découvertes. Au début les médicaments nouveaux furent réservés a un petit nombre. Puis le progrès, la justice, le marché gagnèrent les pays déshérités. C'est ce mouvement, inéluctable, que nous voulons, que nous devons accélérer.